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Pierre Charbonnier : « L’écologie, c’est réinventer l’idée de progrès social »


Se balader dans les rayons « écologie » des librairies ou des bibliothèques nous place face à la diversité éminemment contradictoire de ce mouvement. N’est-ce pas la porte ouverte à toutes les porosités et les confusions politiques possibles ?

Sous le projet très général consistant à préserver la nature et sa capacité à soutenir une existence collective qui ne soit ni trop précaire ni trop dangereuse, on trouve en effet beaucoup de choses différentes. Mais il faut dire que la politisation des alertes environnementales est très tardive, si on la compare par exemple au mouvement socialiste, c’est-à-dire à l’idée qu’il faut se protéger en tant que société contre les effets de l’économie de marché. Lui a eu quasiment deux siècles pour se structurer, pour identifier ses ennemis et apprendre de ses défaites. Si on lit les textes du premier socialisme du XIXe siècle, le moins que l’on puisse dire, c’est que c’était confus aussi ! À côté du tronc commun du socialisme qu’est la défense des travailleurs, on trouve toutes sortes de réflexions sur l’ordre du cosmos, l’homme du futur, les promesses de la science — et la boussole idéologique s’affolait souvent (d’ailleurs, cela recommence) lorsqu’il était question de la nation, de la place des femmes dans la société ou de l’attitude à adopter à l’égard de certaines minorités, notamment les Juifs… On pourrait dire que l’écologie, comme le socialisme en 1830, se trouve encore dans sa phase infantile, qu’elle a besoin de se structurer idéologiquement et intellectuellement — et cela en dépit des efforts des générations antérieures. Quand les alertes écologiques commencent à préoccuper les gens dans les années 1960-1970, on voit de tout.

« L’écologie, comme le socialisme en 1830, se trouve encore dans sa phase infantile, elle a besoin de se structurer idéologiquement et intellectuellement. »

Par exemple, le néo-malthusianisme1 que l’on trouve dans l’idée de « population bomb » pose légitimement la question démographique, mais il véhicule parfois des visions eugénistes, voire racistes2. Cette remarque vaut aussi pour Garrett Hardin, dont on a récemment republié La Tragédie des biens communs sans mentionner cet aspect de sa pensée, pourtant central ! En France, la référence à Jacques Ellul illustre bien cette confusion : derrière la dénonciation de l’autonomie de la technique, il y a un imaginaire social réactionnaire, où l’effondrement des sociétés traditionnelles et religieuses est dépeint comme l’origine de la catastrophe. On aboutit donc à une écologie qui promeut l’ancestralité du bon usage de la terre, en dépit du progrès socio-politique que représente la protection de l’autonomie individuelle et des groupes les plus fragiles. Mais on a aussi une écologie libérale. Elle cherche à reconstituer la suprématie du marché dans la régulation des externalités, c’est-à-dire des pollutions et des risques. Il y a aussi une écologie libertaire, qui aspire, comme chez Bookchin, à refaire émerger les initiatives communautaires locales. On pourrait encore mentionner bien des courants… Cette prolifération tous azimuts de l’idéal écologique tient sans doute au pouvoir et aux sortilèges de l’idée moderne de nature.

Comment cela ?

L’invoquer comme norme de l’action collective, cela peut prendre des formes parfaitement délirantes. Comme ces « bio-nazis » en Allemagne3. C’est fou, mais d’une certaine manière cohérent ! On comprend très bien comment quelqu’un qui se revendique de l’héritage fasciste peut considérer que bloquer les migrants à la frontière et consommer des légumes issus de circuits courts, c’est cohérent. De la même manière qu’en France, les « bioconservateurs », comme ils s’appellent, sont aussi des militants contre le Mariage pour tous — l’idée que la famille est une entité naturelle se mêle à l’idée qu’il faut manger sain, bio, protéger les espèces naturelles, etc.

© J Henry Fair

Quelle serait alors l’issue, le moteur d’une forme de clarification ?

Nous défaire de ces sortilèges de l’idée de nature. Et rattacher la genèse des affects écologistes à l’histoire des mouvements sociaux. Des groupes sociaux se disent : « Il y a dans le monde tel qu’il fonctionne, dans les rapports technologiques, scientifiques, institutionnels, de marché, des pathologies telles qu’elles nous obligent à repenser les formes de notre émancipation, de notre liberté. » C’est ce que les socialistes ont fait au XIXe siècle, essentiellement en référence à la révolution industrielle. Et c’est ce qu’on a à faire de nouveau, sous une nouvelle forme : réinventer l’idée de progrès social non pas sur le socle de l’abondance matérielle, comme cela était le cas dans le passé, mais à partir d’un nouveau partenariat avec la Terre et le territoire, avec les médiations techniques. Pour un écologiste cohérent, le changement climatique, les grandes transformations écologiques et leur enchâssement dans des structures économiques et politiques va nous obliger à nous redemander à quoi on tient, à redéfinir ce pour quoi on est prêts à se battre. Et de ce débat va aboutir, je l’espère, une clarification de l’écologie politique.

Nous avions titré notre entretien avec l’historien des sciences et des techniques Jean-Baptiste Fressoz « Désintellectualiser la critique est fondamental pour avancer ». Comment pensez-vous « l’intellectualité » des politiques de la nature avec les outils de la philosophie et les sciences sociales ?

« Il faut enseigner les humanités environnementales aux étudiants, voire aux lycéens. »

Ce que voulait dire Jean-Baptiste Fressoz, quand on lit bien l’entretien, ce n’est pas qu’il faut couper le micro aux intellectuels — dont il fait partie —, mais qu’il ne faut pas creuser l’écart entre des débats sur des controverses techniques, scientifiques, et des gigantomachies conceptuelles sur l’« Anthropocène », le « Développement », la « Nature », les « Valeurs », etc. Et j’y souscris. Il ne faut pas s’inventer des chimères théoriques, qui ne peuvent que retarder la critique. D’ailleurs, une partie du rôle des intellectuels consiste à défaire des concepts mal taillés et couramment utilisés, comme celui de « Nature ». Mais contrairement à Fressoz, j’insisterais sur la complémentarité qu’il y a entre le travail des intellectuels, et même des philosophes, et celui des acteurs de terrain.

Quel exemple donneriez-vous ?

Le débat énergétique. Il y a des gens qui connaissent très bien les détails des coûts de production de l’énergie selon les technologies employées et les conditions du marché. Ils réfléchissent à la durée de vie des technologies, mesurent les risques et font des propositions concrètes — comme l’association négaWatt. Et puis il y a des gens comme moi, ou des gens qui font de l’histoire environnementale, qui s’intéressent aux mêmes types de problèmes, mais qui établissent des rapports plus généraux entre ces données et la construction d’un État technocratique, les dispositifs de sécurité, l’économie politique. On peut alors dire : si vous voulez un autre horizon social, voire moral, il faut aussi toucher à l’édifice technopolitique. Si un contact se crée entre de bons connaisseurs des technologies ou des dispositifs de régulation environnementale, des collectifs de riverains, et des gens qui ont un regard distancié sur la construction politique de ces appareils, je pense que tout le monde en profite. Mettre en relation des institutions, des normes, des machines, des idéaux politiques, c’est un savoir-faire intellectuel très important aujourd’hui, et d’ailleurs il faut enseigner les humanités environnementales aux étudiants, voire aux lycéens.

© J Henry Fair

L’autre aspect des choses, c’est que les mouvements écologistes sont d’eux-mêmes prompts à l’intellectualisation. Regardez l’influence qu’exercent les cosmologies non-modernes dans la formulation de la pensée écologique aujourd’hui : la Pachamama, le Buen Vivir, ou d’autres expressions similaires, sont empruntées à des contextes culturels différents du nôtre non pas pour éclairer des débats techniques, mais pour réorienter la conception que l’on a de nous-mêmes et du monde. On ne peut pas dire qu’une faction d’anthropologues surpuissants a imposé ces idées ! Elles résonnent avec des aspirations très ambitieuses qui sont portées par toutes sortes de gens, et qui ont une dimension intellectuelle indéniable. L’écologie affecte l’« idéation collective », c’est-à-dire la capacité à exprimer un écart entre l’expérience vécue et l’expérience souhaitée. Quand cet écart se creuse, l’idéation prend des formes plus abstraites — évidemment, la philosophie a son rôle à jouer dans ce processus. Les militants pour la justice climatique ont un magnifique slogan, beaucoup repris depuis : « Nous sommes la nature qui se défend. » On dirait du Hegel ! Il me semble que c’est important de relever quand une société exprime des velléités intellectuelles : nous, « les intellectuels », ne sommes pas propriétaires des idées. Mais s’il y a bien un enjeu historique qui rend à la philosophie sa prise sur le réel et sur le collectif, c’est l’écologie.

La décroissance — volontiers qualifiée de « mots-obus » par ses partisans — est-elle à vos yeux un concept opérant ?

« Il faut insister sur un point : le changement climatique n’est pas la fin de la politique, de la coexistence réglée, de la recherche de la paix, mais la condition d’un nouveau genre de politique qui ne se réduit pas à la survie. »

La décroissance est un terme intéressant. Il vient d’une réflexion de l’économie hétérodoxe nourrie par la théorie des systèmes et l’écologie fonctionnelle, dans les années 1970. Il a ensuite basculé dans le champ militant pour qualifier un sous-groupe de l’écologie politique attaché à la critique du développement économique comme objectif politique cardinal. Comme ailleurs, on trouve de tout dans la décroissance. Il y a des mouvances très conservatrices, d’autres non — même si le programme d’une décroissance progressiste reste à ses balbutiements4. Mais c’est également devenu un programme de recherche en économie, en sciences sociales, en philosophie. Un programme de recherche dont je fais partie. À partir du moment où l’on considère que le projet moderne est lié à celui de l’accumulation matérielle, de richesses, puis plus tard, au XXe siècle, à la mise au point de métriques économiques qui permettent de mesurer cette croissance et d’en faire une référence pour l’action publique, on peut se donner pour objectif de démonter la « boite noire » qu’est la croissance, de rentrer dans la machine. Si on dénaturalise la croissance, c’est-à-dire si on rompt avec l’évidence qu’elle constitue dans le cadre de la gouvernance actuelle, on va peut-être essayer de s’en passer. Mais ça, à la limite, c’est secondaire — et c’est pour cela que beaucoup de chercheurs parlent de « post-croissance » (post-growth). L’essentiel est de montrer comment nous sommes devenus tributaires des objectifs de croissance et comment des dispositifs de mesure sont devenus des instruments de gouvernement, c’est-à-dire comment des moyens sont devenus des fins. De ce point de vue, c’est sans doute un des programmes intellectuel et politique les plus importants du monde contemporain. En philosophie, je crois que l’on n’a encore à peu près rien fait pour expliquer en quoi la structuration de la pensée politique moderne est liée à l’idée de croissance — j’avoue que j’aimerais bien éclairer un peu ce problème, qui me semble massif… Est-ce que notre idée de liberté est dépendante de celle de croissance ou de progrès matériel ? Et si elle l’est, comment sauver l’idée de liberté dans un monde où la croissance est impossible ? On peut neutraliser la dimension polémique du terme décroissance (tous ces débats un peu fumeux sur l’abandon de la modernité) pour travailler sereinement sur ce qu’a été la croissance, et comment la dénaturaliser.

Des théories sur l’effondrement à court ou moyen-terme de notre civilisation, dite « thermo-industrielle », se développent sous le nom de collapsologie : comment les appréhendez-vous ?

Je me sens moins à l’aise avec l’heuristique de la catastrophe que l’on rencontre dans les thématiques de l’effondrement — même si je reconnais le statut de lanceurs d’alerte de leurs promoteurs. J’ai le sentiment qu’il y a deux composantes dans la collapsologie. D’un côté l’idée factuelle d’une non-linéarité des phénomènes géo-écologiques : des événements catastrophiques peuvent se produire de façon subite, par franchissement de seuils, et donc sous forme discontinue dans le temps. À cela, il faut se préparer. Mais l’autre composante est de nature religieuse ou eschatologique, comme c’était déjà le cas du catastrophisme. Cela pourrait avoir l’effet inverse à celui recherché. Je ne serais pas surpris que cela puisse avoir une dimension dépolitisante : plus on insiste sur l’effondrement, et donc sur l’horizon d’un monde dont les règles ne sont plus du tout les mêmes, plus on risque d’avoir des gens qui vont se dire « Puisque c’est comme ça, autant continuer comme on a toujours vécu ». Invoquer la fin du monde dans une société sécularisée, c’est toujours s’exposer au risque que la majorité préfère affronter la mort plutôt que le changement de mode de vie. Or il faut insister sur un point : le changement climatique n’est pas la fin de la politique, de la coexistence réglée, de la recherche de la paix, mais simplement la condition d’un nouveau genre de politique qui ne se réduit pas à la survie. La thématique de l’effondrement alimente aussi, au grand dam de ses défenseurs pacifistes, un discours survivaliste qui s’accommode très bien d’un retour à la « guerre de tous contre tous ». Il ne faudrait pas que l’alpha et l’oméga de l’écologie politique s’apparente à un manuel de camping en conditions hostiles !

© J Henry Fair

Dans certains de vos travaux, vous faite part d’un rendez-vous manqué entre le socialisme (originel) et l’écologie (« la question de la nature »). Serait-ce lié à la dimension productiviste du socialisme ?

C’est aujourd’hui un énorme débat. Mais disons les choses simplement : la première erreur consisterait à dire que le socialisme n’a rien à voir avec l’écologie parce que c’est une doctrine productiviste — et dans une certaine mesure, c’est vrai, mais ça ne revient pas à une disqualification de principe. La deuxième erreur, c’est l’inverse, ce serait de dire que l’on ne s’en était pas rendu compte, mais que depuis toujours les socialistes étaient écolos ! Et même si on travaille à rendre crédible l’alternative rouge-verte, comme c’est d’une certaine manière mon cas, je ne pense pas qu’on puisse le faire en tordant l’Histoire à ce point là. Ni Marx, ni aucun des penseurs socialistes importants n’ont mis au centre de leur considération le parallèle entre la préservation de la société et la préservation du milieu dont elle vit. D’ailleurs, le mythe fondateur du socialisme est en quelque sorte le même que celui des libéraux : celui d’une transformation fonctionnelle de la Terre au bénéfice de l’humanité pour apporter l’émancipation collective. On trouve un certain nombre de principes limitant l’exploration productive du monde, chez les uns et les autres, car il faut faire bon usage de la Terre, et surtout en faire un usage qui soit durable dans le temps, mais le paradigme central reste celui de l’extraction des moyens matériels permettant de réaliser la nature perfectible de l’Homme et de la société.

« Le bouleversement que nous connaissons exige que l’on repose à nouveau frais la question des libertés collectives, la question du droit, la question de l’égalité. »

On peut noter que pour les socialistes, l’idée essentielle consiste à tirer les conséquences de l’énoncé suivant : « Regardons comment sont faites les grandes infrastructures technologiques, scientifiques, productives, et voyons si elles sont vraiment à même de mettre en ordre la société de façon satisfaisante, sans trop de pathologies ; voyons si elles répondent aux idéaux d’égalité et de liberté issus des révolutions du XVIIIe siècle. » Contrairement aux libéraux, ils concluent que ça ne marche pas : les technologies et le marché, cela produit plus d’encombrement, de désordre, de pauvreté — paradoxalement, alors que les moyens matériels sont démultipliés — qu’auparavant. C’est ce qu’ils disent tous, Fourier, Considérant, Blanc, puis Proudhon, et même Saint-Simon avant, que j’aime beaucoup. Ce qu’ont donc fait les socialistes, c’est développer une sorte de réflexivité technologique (ce que Marx appellera plus tard le « matérialisme »), qui consiste à regarder comment le monde est fait pour essayer d’en tirer des conclusions sur la manière d’instituer la liberté. Comment réinventer la liberté à l’ère de la production de masse et du chemin de fer. C’est une très grande leçon pour les écolos.

En quoi ?

Qu’est-ce qu’on essaie de faire, nous ? Il s’agit de la même chose : réinventer la liberté dans un temps où les modalités de notre emprise sur le monde sont à nouveau en train de changer radicalement. Le bouleversement que nous connaissons exige que l’on repose à nouveau frais la question des libertés collectives, la question du droit, la question de l’égalité. Ce que nous apprennent les socialistes, ce n’est pas que la nature a de la valeur — on s’en fiche, et d’ailleurs on n’a pas besoin de lire des livres pour le savoir —, mais c’est qu’il y a un lien profond entre la réflexivité politique, collective, et la connaissance que l’on peut avoir des formes d’appropriation, de transformation du monde matériel.

© J Henry Fair

Qui, aujourd’hui, formule les choses de cette manière ?

Très peu de gens arrivent à dire ça. Il y a essentiellement deux camps qui tiennent ce type de discours, qui, en un sens très général, tentent de lier l’horizon politique à un mode de relation au monde, aux ressources, à l’habitat, au territoire. D’un côté on a les techno-futuristes de la Silicon Valley, qui sont timidement relayés par les libéraux. Ils nous proposent de lâcher la bride encore un peu plus à l’innovation, au sacro-saint « numérique » et à l’investissement dans l’espoir de faire de la croissance verte, voire de reconstituer des territoires habitables après la catastrophe5. C’est de la pure science-fiction, mais c’est cohérent : si on laisse les rênes aux industriels, il va nous falloir une autre planète toute neuve. Le secret, la formule magique des tenants de ces idées, c’est le concept de découplage : cela veut dire qu’on fait de la croissance, autrement dit du profit, sans avoir à tirer sur les stocks de ressources et sans perturber les cycles écologiques. La courbe du PIB et celle des émissions de gaz divergent par magie. Or on sait que ça n’est pas possible car les facteurs matériels de développement ne sont pas indéfiniment substituables. Mais cela alimente l’idée que l’on peut faire de l’écologie sans rien changer au cadre technologique et idéologique dans lequel on baigne.

« Si on laisse les rênes aux industriels, il va nous falloir une autre planète toute neuve. »

Et puis il y a l’autre discours, bien moins visible, qui est celui de la sobriété démocratique, et qui consiste en de grandes réformes infrastructurelles sur l’énergie, l’usage des sols, les systèmes agraires, la réorganisation des villes et des transports, qui permettraient de redonner aux gens une prise sur le territoire. Ce projet réinvente la liberté après la croissance sous la forme d’une réorganisation des forces sociales dans l’espace, à l’écoute des caractéristiques du milieu. On ne pourra pas redevenir de vrais démocrates sans cette étape, et cela n’a rien d’utopique — c’est même le contraire. Nous sommes submergés par des problèmes politiques infantiles et stériles : comment se protéger contre l’autre, par des frontières, des identités, des douanes ? Comme l’ont montré des travaux récents6, d’ailleurs, les promoteurs du néolibéralisme étaient depuis le début parfaitement à l’aise avec le double discours consistant à « libérer les marchés » tout en maintenant les structures identitaires de la politique traditionnelle, mais aussi les pires instruments de la raison d’État pour limiter les revendications démocratiques.

Mais quid de l’écosocialisme ?

Lorsqu’on essaie de faire de la place à une vraie transition écologique, il faut constamment naviguer dans cette triangulation : d’un côté les aspirations futuristes qui oblitèrent le monde comme réalité finie et fragile, de l’autre les réactions identitaires qui jouent avec le désir immature d’appartenir à un « nous » bien distinct d’un « vous ». Et puis, au milieu, la position de la sobriété démocratique. C’est une manière d’hériter du socialisme qui est complexe, qui ne se limite pas à ce que certains appellent en effet l’écosocialisme, dont je ne vois pas la réalité tangible au-delà du mot… De plus, comment voulez-vous mobiliser des multitudes sur un tel nom ? Si cela désigne une convergence entre la sensibilité pour la justice économique et une sensibilité pour la justice écologique, d’accord. Mais, à mon sens, le projet est entièrement à construire : on ne peut pas faire comme s’il était bien formé simplement en lui donnant un nom de baptême.

© J Henry Fair

Des publications récentes présentent un Marx comme penseur ou précurseur de l’écologie. S’agit-il d’une relecture trop forcée, une de celles que vous évoquiez tout à l’heure, ou est-il un auteur véritablement important pour l’écologie politique ?

Il y a toujours eu une tentation d’adapter Marx au présent. Quand le mur de Berlin est tombé, faisant apparaître la question du développement du Sud, on a dépeint Marx en théoricien des pays en développement ; quand les crises financières se sont multipliées, on a dépeint Marx en théoricien des crises financières ; maintenant, on le dépeint en proto-écologiste. C’est un auteur qui est si extraordinairement puissant que l’on est très vite tenté de le rendre contemporain — certaines fois pour le meilleur, d’autres fois, cela ne fonctionne tout simplement pas. Marx est un auteur intéressant pour penser l’écologie, non pas parce qu’il aurait donné des leçons déterminantes à ce sujet et qu’il y aurait un cœur vert sous l’enveloppe rouge, mais plutôt parce que les contradictions internes de la pensée de Marx — et par là je ne veux pas parler des contradictions dialectiques qu’il relève, mais ses contradictions à lui — sont pour une bonne partie des contradictions écologiques. Rappelons d’abord qu’au XIXe siècle, l’écologie ça ne veut pas dire grand-chose encore. Il y a bien une idée de durabilité des activités productives, comme vient de le montrer Paul Warde7, une idée de bon usage de la terre, promue d’ailleurs par les libéraux. Parallèlement, les premières notions de la science des systèmes vivants commencent à peine à se mettre en place : on est encore dans une nature mécanique, muette, pas encore dans la nature animée et active de l’écologie moderne. Lorsque Marx, à la fin de sa vie, s’intéresse à la chimie agricole de Liebig, c’est d’ailleurs moins pour souligner l’épuisement dramatique des sols provoqué par l’agriculture industrielle que pour accompagner le mouvement consistant à compenser par la science les défauts de la restitution organique.

« Marx ne peut pas admettre qu’un mouvement de protection légitime des rapports à la terre est une composante du cahier des charges socialistes. »

Mais le plus intéressant, c’est l’attitude de Marx à l’égard de la question agraire. C’est là que ses contradictions se manifestent. On sait que les premiers textes de Marx, en 1842, portent sur le « Vol de bois », c’est-à-dire sur le conflit entre la petite paysannerie, qui allait glaner dans la forêt quelques moyens de subsistance (de chauffage, en l’occurrence), et les propriétaires terriens, qui voulaient mettre fin à ces pratiques en les criminalisant. À ce moment-là, Marx apporte son soutien à des pratiques qui ne sont pas inscrites dans le droit positif mais tiennent à la coutume, à l’officieux, et surtout qui ne sont pas orientées par un projet d’exploitation réglée du monde physique ayant pour fin la constitution d’une société modernisée. Bref, il fait de la paysannerie un groupe social dépositaire d’une tradition morale et juridique basée sur le commun — ce que Thompson va appeler des « économies morales » —, qui est importante pour résister au régime d’appropriation de la valeur propre au capitalisme. Plus tard, dans d’autres écrits, comme dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il dresse un portrait extrêmement violent de la paysannerie française. Il la dépeint comme un ensemble d’individualités engluées dans les archaïsmes sociaux, incapables de suivre le mouvement historique incarné par le socialisme républicain. Cette accusation tient au fait que les paysans étaient jugés responsables de l’arrivée au pouvoir de Louis Bonaparte après l’épisode révolutionnaire de 1848. Marx explique que les paysans vivent dans des cellules familiales isolées les unes des autres et sont dès lors incapables de développer la culture intellectuelle et politique nécessaire à la mobilisation politique — contrairement aux ouvriers.

Rappelez peut-être pourquoi au lecteur.

Parce qu’il ne sont même pas assez touchés par les échanges marchands capitalistes pour devenir des prolétaires de la terre. Alors c’est une terrible tension ! Est-ce que les paysans, par leur archaïsme, sont les dépositaires d’une tradition qui permet de résister à l’avènement du capitalisme en maintenant des communs, ou est-ce qu’ils sont un bastion conservateur parce qu’ils sont liés à leur terre et à leur terroir, parce qu’ils veulent un chef charismatique pour les protéger ? Il n’y a pas de résolution de ce problème chez Marx. C’est tout à fait révélateur : il ne semble pas avoir la capacité de lier l’évolution des rapports au territoire, via la propriété privée et les nouvelles techniques agricoles, avec le destin des sociétés modernes. Il ne peut pas admettre qu’un mouvement de protection légitime des rapports à la terre est une composante du cahier des charges socialistes. Cette tâche théorique, qu’il ouvre sans la refermer, Polanyi la reprendra en des termes qui me semblent plus efficaces.

© J Henry Fair

Il y a d’autres contradictions. Dans les Grundrisse (où Marx a laissé ce qu’il n’a pas osé mettre dans Le Capital), il y a un passage incroyable où il fait une sorte de préfiguration de la transformation de la terre que le capitalisme va provoquer. Il écrit que l’on va réussir à exploiter toutes les variétés du climat, toutes les espèces de plantes, d’animaux, de sols, et que la pellicule vivante qui entoure la planète va être complètement incorporée à un marché global sans limites. Il faut bien comprendre qu’il ne dit pas cela pour le déplorer ! C’est pour lui une simple question de tendance historique. Alors, même si on va très loin actuellement, dans ce processus, ça ne s’est jamais produit. Le capitalisme n’a jamais réussi à instaurer une sorte de pur marché autoproduit : il y a toujours des États, il y a toujours des guerres, des voix divergentes. Et puis surtout, comme Rosa Luxemburg l’a noté un peu plus tard, le prétendu « capitalisme » a toujours besoin de laisser subsister à côté de lui d’autres modes de production (l’esclavage, mais pas seulement) et d’autres rapports à la terre, ne serait-ce que pour se brancher sur eux et profiter de la valeur qu’ils dégagent. Le capitalisme, en ce sens, est plus un parasite des formes sociales de l’échange (du don, aurait dit Mauss) qu’une totalité historique englobante et omni-explicative, comme le pensent les marxistes orthodoxes. Mais Marx avait besoin de dire ça pour affirmer que le capitalisme allait s’auto-dépasser dans un régime d’abondance sans propriété. Parce que la révolution communiste n’est possible que dans l’abondance. Et ça c’est bien une contradiction écologique de Marx : est-ce que la nature et les rapports sociaux que l’on engage avec elle opposent une résistance à la logique du progrès et de l’abondance, ou est-ce qu’ils s’y plient docilement ? Je ne crois pas que la seconde option soit valide, historiquement et théoriquement. Donc plutôt que d’affirmer stérilement qu’il faut être marxiste même à l’âge du changement climatique et de la sixième extinction, essayons de voir comment un témoin aussi puissant que lui des transformations du XIXe siècle a pu enregistrer ou non ce qui se passait dans l’aménagement du monde.

Marx serait-il un auteur encombrant pour l’écologie politique ?

« Dire que l’on produit, c’est couper les liens que l’on entretient avec toute une gamme d’être vivants et non vivants, et couper les liens, c’est fragiliser les alliances. »

Marx en lui-même, non. Il faut se souvenir que le concept directeur qui organise sa pensée, c’est le concept de production. La seule manière légitime, productrice d’Histoire, de se rapporter à la nature, c’est de produire. C’est très connu, cette idée que l’Homme produit son histoire en produisant ses moyens de subsistance, et même, comme il dit dans Le Capital, en produisant le locus standi, la terre sur laquelle il s’établit. Marx a contracté avec Hegel une horreur de l’extériorité : il veut que tout passe au crible de la transformation humaine. Alors est-ce que cette conception des rapports au monde vivant est bien taillée pour faire face aux crises écologiques ? Je ne crois pas. Je ne comprends pas pourquoi il faudrait faire fi des apports épistémologiques et scientifiques contemporains pour faire de la place au penseur-symbole des révolutions. On a moins besoin de symbole que de rigueur.

Allons donc un cran plus loin : comment penser la production en termes écologiques ?

On parlait de décroissance : dans ce cadre, il s’agit de dire que la prétendue relation productive entre humains et non-humains doit être dénaturalisée. On essaie d’analyser autrement ce partenariat, de le décrire pour qu’apparaissent des interactions irréductibles à la métaphysique de la production. Quand on y pense, c’est absolument étrange de mettre deux moutons dans un enclos, et d’affirmer que les rejetons de ces deux moutons ont été « produits » par l’art agricole. Les mêmes moutons, dans leur prairie sauvage, font la même chose… mais on ne dit pas que c’est produit. De même pour les plantes cultivées. La métaphysique de la domestication, sur laquelle travaille mon ami Baptiste Morizot, irrigue encore la pensée industrielle des XIX et XXe siècles. Elle fait de l’Homme l’auteur exclusif de ce qui est par ailleurs un processus biologique dont les acteurs sont nombreux. On voit bien le côté théologique de l’opération. Maintenant, si on commence à s’intéresser à la pollinisation, par exemple, et si on remarque que les agrosystèmes actuels sont obligés de faire artificiellement ce que les abeilles et autres insectes pourraient faire d’eux-mêmes, on voit bien qu’il y a un souci8. Pour obtenir une récolte, il faut à minima la coproduire avec un ensemble d’autres acteurs non-humains, qui ne travaillent pas véritablement, mais qui sont incontournables dans le résultat final. Dire que l’on « produit », c’est couper les liens que l’on entretient avec toute une gamme d’être vivants et non vivants, et couper les liens, c’est fragiliser les alliances, pour reprendre encore les termes de Morizot. Je dis tout cela pour faire sentir ce que peut impliquer l’abandon du schème de la production et le recadrage du concept de valeur. On doit recomposer les relations au monde sous une forme totalement nouvelle, et l’économie politique s’en ressent nécessairement. Bruno Latour plaisantait un jour en disant qu’il faudrait réécrire Marx sans le concept de production. Évidemment, c’est un exercice de pensée un peu étrange, mais c’est quelque chose de cet ordre que l’on pourrait tenter.

© J Henry Fair

Certains chercheurs, comme Razmig Keucheyan lorsqu’il parle de « racisme environnemental », éclairent la catastrophe écologique à la lumière des classes sociales. Le changement climatique est à la fois global par sa dimension planétaire et différencié selon son revenu, sa couleur de peau…

On prend bien la mesure de la centralité des enjeux écologiques quand on découvre à quel point ils sont liés aux autres dimensions des inégalités modernes. C’est le cas des inégalités de race, qui depuis l’ère impériale et coloniale sont bien sûr enchâssées dans des rapports écologiques eux aussi inégaux. Regardez le scandale du chlordécone dans les Antilles : c’est un exemple dramatique très révélateur. On pourrait en dire autant des inégalités de sexe et de genre, et bien sûr des inégalités de classe. L’expression « racisme environnemental » se situe dans ce que les sciences sociales appellent l’intersectionnalité : c’est une façon de souligner le croisement entre plusieurs types de domination, ou d’injustice, et donc de fédérer les potentiels critiques et émancipateurs. Il va de soi que l’écologie a besoin de s’agréger à d’autres luttes, et ce n’est tout de même pas un hasard si le féminisme, le mouvement post-colonial et l’écologie ont des affinités profondes — il s’agit toujours de la même histoire.

« Ce n’est tout de même pas un hasard si le féminisme, le mouvement postcolonial et l’écologie ont des affinités profondes — il s’agit toujours de la même histoire. »

Sur un plan plus technique, je n’emploie pas moi-même ce type d’expression : le racisme environnemental, ce n’est rien d’autre que du racisme tout court, de la même manière que les inégalités environnementales ne sont rien d’autre que des inégalités tout court. Il n’y a pas à mon sens de concept d’injustice, ou de domination, qui soit spécifiquement calibré pour traiter les questions écologiques, et qui viendrait se ranger à côté d’autres régimes normatifs adaptés aux questions sociales « classiques ». Malheureusement, si l’on catégorise comme inégalités environnementales, par exemple, l’inégale exposition aux risques sanitaires (qui est manifeste !), on se condamne à faire coexister différents types de normes, et donc à les pluraliser et à les fragiliser. Alors qu’il ne s’agit au fond de rien d’autre que de l’accès de tous aux mêmes droits. Donc mon objection ne porte pas sur le contenu politique de cette expression, mais sur le genre de partages analytiques qu’elle suppose.

La question écologique est éminemment liée aux espaces, aux territoires. Le refrain bien connu « Penser global, agir local » est-il toujours pertinent ?

L’une des conséquences majeures, sur un plan à la fois intellectuel et politique, du nouveau régime climatique, est que cela bouleverse totalement nos repères spatiaux intuitifs, quotidiens. Le changement climatique, c’est un phénomène global : il n’y aucun point de la Terre qui ne soit pas concerné, et, en même temps, ça n’est pas le même phénomène selon les points auxquels on se place. C’est universel et différencié, global et néanmoins local — tout comme les réponses que l’on doit y apporter. Cela veut dire que la polarisation que l’on a l’habitude de faire entre le local et le global ne marche pas tellement bien, comme le note Latour dans son dernier livre, Où atterrir ?. Les attachements idéologiques et politiques qui sont focalisés de manière antagonique sur le global (qui serait proprement libéral, mondialisant) et sur le local (qui serait conservateur, identitaire), eux-aussi sont en train d’éclater.

© J Henry Fair

J’avais tenté de mettre en lumière ce phénomène en parlant « d’ubiquité des modernes ». Cela veut dire que nous, habitants des nations de la première industrialisation, riches, liées à d’anciennes colonies, nous ne sommes pas capables de dire où nous habitons. De fait, nous habitons sur deux types de territoires complètement divergents l’un par rapport à l’autre : un territoire juridico-politique, contenu dans des frontières nationales — ou, multinationales, avec l’Union européenne, mais ça ne change pas grand-chose — qui définit des possibilités et des interdictions pour les marchandises ainsi que pour les hommes. C’est un espace de référence juridique, mais aussi culturel. Et puis il y a un autre espace de référence qu’on oublie 99 % du temps, sauf quand on est écologiste en principe, c’est notre empreinte écologique : la quantité d’espace biophysique nécessaire pour entretenir notre forme de vie, pour reconstituer les ressources que l’on consomme et entretenir les cycles écologiques qui nous soutiennent (eau, air, etc.). Ce second espace, bien plus grand et bien moins officiel que l’espace politique et juridique de l’État-nation, est d’ailleurs assez étrange puisque, dans notre cas, il excède la surface totale du globe. L’ubiquité, c’est cela : une condition qui consiste à être à la fois dans l’espace défini par une juridiction nationale et dans un territoire géo-écologique découpé de façon totalement différente. Bien sûr, l’ubiquité ne fonctionne que si l’on occulte la réalité du second espace au profit du premier, le seul dont on puisse officiellement se réclamer. Car l’autre est rempli de sales histoires, de violences coloniales, d’expropriations, de pollutions, et surtout, c’est un espace qui s’est constitué de façon totalement extra-juridique ! Faire de l’écologie, c’est mettre fin à cette ubiquité. C’est se contraindre à donner un statut juridique au territoire en ce sens géo-écologique, c’est-à-dire à soumettre l’utilisation de l’espace à des règles politiques. C’est tout autre chose que la renaissance d’un Léviathan écologique, comme certains le craignent. Cela implique des éléments de justice à l’égard de l’Histoire, mais aussi à l’égard de l’avenir ; c’est terriblement compliqué. C’est aussi une réactivation du socialisme classique dans sa version internationaliste.

La distance entre les zones à fortes consommations énergétiques et l’extraction des matières premières est un thème que vous explorez dans vos travaux. Ne faudrait-il pas ramener les sites de production à proximité des zones consommatrices ?

« On vit sur un socle énergétique qui est en apparence extra-territorial, non pas parce que l’énergie apparaît par magie, mais parce que les infrastructures sont quasiment invisibles. »

On a un très bon exemple en France : le nucléaire. C’est fascinant parce que ce symbole des techno-sciences modernes tient à une croyance magique pour la plupart d’entre nous : avec l’atome, on peut en quelque sorte « faire quelque chose à partir de rien ». Il y a 58 réacteurs en France répartis sur 19 centrales en activité. Donc à moins d’habiter à côté d’une centrale, ce qui n’est pas le cas de la majorité d’entre nous, on ne voit pas les sites de production d’électricité. Pour le pétrole, c’est pareil, car il y en a très peu en Europe — ceux qui existent sont majoritairement offshore. On vit donc sur un socle énergétique qui est en apparence extra-territorial, non pas parce que l’énergie apparaît par magie, mais parce que les infrastructures sont quasiment invisibles. Pour quelques dizaines de milliers d’ingénieurs du nucléaire et de la pétrochimie, on a des millions de personnes qui se contentent d’appuyer sur l’interrupteur ou de tourner la clé de la voiture. C’est banal et pourtant extrêmement fascinant. On n’imagine pas la rupture que cela représente par rapport à des contextes sociaux plus anciens où l’approvisionnement énergétique est principalement humain, animal, photosynthétique (les plantes), où il est, en somme, omniprésent dans l’espace quotidien. C’est ce que les historiens de l’environnement appellent l’économie organique. On vit désormais dans des sociétés qui sont non seulement affranchies des limites inhérentes à ce régime organique, mais qui ont réussi à repousser très très loin des pôles de consommation et les sites de « production » d’énergie9.

Si on veut se diriger vers une transition énergétique avec des renouvelables — du solaire, de l’éolien, etc. —, cela veut dire concrètement qu’on va commencer à planter des éoliennes dans le jardin des gens, à nouveau à portée de vue. Et là, c’est inévitable, les gens râlent. Et on nous dit même que l’éolien est une menace environnementale. Alors outre qu’elles permettent de faire de l’énergie un peu moins dangereuse, avec des coûts de production désormais plus bas, je crois que la grande vertu des énergies renouvelables, c’est qu’elles re-territorialisent l’approvisionnement énergétique. Elles nous obligent à nous rendre compte que si nous voulons continuer à vivre comme ça, il faut d’une certaine manière que cela marque le territoire. Indirectement, on se rend compte aussi que si l’on a des paysages que l’on estime être « beaux », c’est en grande partie parce qu’ils n’ont pas à supporter la charge énergétique de notre mode de vie. Donc les gens râlent parce qu’ils ne se rendent pas compte que l’esthétique à laquelle ils sont attachés, c’est aussi celle d’un régime économique et énergétique basé sur le pétrole et l’atome. Les énergies renouvelables sont nécessaires parce qu’elles sont, justement, renouvelables, mais aussi parce qu’elles nous forcent à renouer autrement avec le territoire, et parce qu’elle invitent à la sobriété.

© J Henry Fair

Si l’on suit Frédéric Lordon dans Les Affects de la politique, « le franchissement des seuils critiques [amenant le corps social à opérer un geste de transformation] demeure une énigme ». Comment penser le seuil critique écologiste amenant à ce que la prise de conscience actuelle se généralise, se popularise et nous amène à ce geste ?

Je pourrais vous répondre en commentant la récente démission du gouvernement de Nicolas Hulot. Quoique l’on pense de sa bonne foi en tant que représentant de l’écologie, il a montré qu’à l’heure actuelle, la seule façon de faire avancer ce dossier consiste paradoxalement à témoigner de son impuissance. Derrière cette idée un peu rebattue de la « prise de conscience » qui serait progressive et inéluctable, il y a cette dure réalité : l’écologie politique ne brille que par son impuissance. Combien de temps encore il sera possible de ne pas se poser les vraies questions ? D’un point de vue sociologique, le fossé se creuse entre ceux, une minorité, qui ont intégré la question écologique dans leur appréhension ordinaire de « l’actualité », et qui en font une priorité, et d’autres, la majorité, qui restent attachée à la normalité, aux affaires courantes. Je ne suis pas certain qu’un tel écart ait jamais existé auparavant dans notre histoire politique, à un tel niveau d’enjeux. Pour quelqu’un qui n’a pas affaire à la dégradation des sols, à l’augmentation du coût des assurances catastrophe, et qui par ailleurs peut être légitimement préoccupé pour son emploi ou des choses assez immédiates, il n’y pas de raison pour que l’écologie ne devienne une priorité. Toute la question est donc de créer les conditions dans lesquelles l’impasse écologique est ressentie comme telle par une majorité — mais les obstacles à cela sont gigantesques. Si on facture à tout le monde le coût réel de l’énergie (qui prend en compte les réparations environnementales et qui déduit les subventions publiques), alors l’écologie devient d’un coup une préoccupation populaire ! Tout simplement parce que c’est hors budget pour beaucoup d’entre nous !

Il ne semble pas rester grand espoir, dit ainsi…

« En dépit de toute la méfiance que l’on peut avoir à l’égard des élites économiques, techniques, scientifiques, nous allons devoir compter sur elles. »

Ceux qui sont dépositaires d’un certain savoir, d’une certaine lucidité et réflexivité, sur ces sujets, ont aussi une grande responsabilité à l’égard de tous les autres. C’est une idée qui n’est pas très populaire à gauche — où la confiance accordée au « peuple » doit être maximale. Ceux-là doivent assumer cette responsabilité, non pas en parlant à la place de ce fameux peuple, mais en faisant en sorte que l’écologie devienne le problème de tous. Il faut bien assumer le rapport de forces idéologique, le susciter même, sans quoi nous n’avons pas la garantie que la majorité réagira à temps. Donc en dépit de toute la méfiance que l’on peut avoir à l’égard des « élites » économiques, techniques, scientifiques, nous allons devoir compter sur elles. Au XIXe siècle, on pouvait dire que tant que le régime de travail en usine n’avait pas touché suffisamment de gens pour que ce soit un problème d’ampleur, il n’y avait pas de raison qu’il soit politisé. Puis l’Histoire passe, et au bout d’un moment, la mobilisation des ouvriers et de leurs alliés a pu avoir des effets de redistribution, de consolidation du droit du travail, parce que le rapport de forces a changé. Ça devrait être la même chose pour l’écologie : les gens vont commencer à voir leurs arbres jaunir, leur climatisation tomber en panne et leur facture d’énergie augmenter, puis ils s’y mettront. Mais le problème avec ce scénario, c’est qu’on n’a pas le temps ! On va donc avoir besoin, bizarrement peut-être, des élites technocratiques. Il y a une donnée cruciale à prendre en compte : les phénomènes écologiques sont des phénomènes non-linéaires. Il est déjà tard pour réagir.

Je serais ravi de pouvoir vous dire que les expérimentations sociales telles que les ZAD ou les festivals solidaires feront le job, mais il me semble que c’est très incertain. Eux donnent le ton, sans doute, et je n’ai que de l’admiration pour cela. Mais il ne faut pas sous-estimer l’inertie de la classe moyenne avec ses maisons mal isolées et ses réflexes automobiles, toute cette population qui vit encore dans les Trente Glorieuses comme si cela allait durer indéfiniment. Cette masse silencieuse qui fait et défait les gouvernements écrase de tout son poids la créativité politique des militants, qui sont bien trop rares. Et quand il faut renégocier des traités commerciaux, inventer un nouveau droit de propriété limitée, imposer des règles de conduite à des industries extractives richissimes et bardées d’avocats, il faut envoyer des gens formés, des gens puissants ou à même d’entrer de façon crédible dans des rapports de forces. C’est la même chose pour généraliser l’agroécologie ou les énergies renouvelables : il nous faut des ingénieurs fiables indépendants des forces de marché.

© J Henry Fair

Aussi galvaudée que soit la formule — mais il est difficile, dans pareille discussion, de ne pas y recourir : « Que faire ? »

La philosophie en tant que telle n’a aucune leçon de ce genre à donner — d’ailleurs, il faut plutôt se méfier quand un philosophe commence à dire ce qu’il faut faire. Donc je ne peux répondre qu’en tant que citoyen informé. Il y a deux niveaux d’action. Le premier est assez immédiat, et consiste à créer les conditions d’un nouveau rapport de forces entre l’industrie extractive en général et les intérêts de la planète. Il faut soutenir les mouvements pour le désinvestissement, qui, au-delà de leur côté un peu austère et technique, voire bourgeois, touchent ces compagnies là où cela fait mal. Il faut aussi soutenir la constitution d’un droit environnemental sérieux, et par là j’entends non pas un droit des réparations qui interviennent après les accidents ou les catastrophes, mais un droit de propriété qui transforme en profondeur ce qu’il est licite de faire avec la terre et ce qu’elle contient.

« Ce n’est pas que l’écologie est un enjeu démocratique parmi d’autres — la démocratie elle-même tient à l’exigence écologique. »

Le second niveau relève plutôt de la culture démocratique en général. Comme de nombreuses personnes l’ont déjà noté, on vit une période marquée par les désirs sécessionnistes. La sécession des fameux 1 % exprime bien le phénomène inouï de captation des bénéfices de la croissance par une aristocratie financière qui fait les règles du jeu international sans jamais avoir à les subir. Ce séparatisme silencieux, qui en réalité n’a même pas besoin de murs physiques, se superpose à un séparatisme écologique : pour cette minorité, il y aura toujours une parcelle de terre où vivre confortablement — des canots de sauvetage si vous voulez. Si on veut d’un avenir qui ne ressemble ni à Mad Max, ni à un enfer néo-féodal, il faut s’opposer de toutes nos forces à ces tendances séparatistes. Pas simplement parce que ce serait injuste que seuls les plus riches s’en sortent, mais aussi et surtout parce que les plus riches ne peuvent s’en sortir qu’en condamnant les autres. Si l’écologie est un enjeu démocratique fondamental, c’est avant tout parce que ce qui se joue avec cette grande transformation à venir, c’est la redécouverte d’une terre, d’un territoire, qui soit capable de supporter l’existence collective sous sa forme égalitaire. Ce n’est pas que l’écologie est un enjeu démocratique parmi d’autres — la démocratie elle-même tient à l’exigence écologique.

Source : Ballast



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