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Le « léninisme » anachronique de J.-L. M. et du PG

… alors qu’il constitue une partie du socle théorique sur lequel ils se fondent pour concevoir la construction d’une force politique. Ce soubassement théorique manquant, probablement ignoré par une partie de ses responsables, tire sa source de l’évolution dans les âges de la conception du « parti révolutionnaire » théorisé par Lénine dans « Que faire ? » en 1902.

J.-L.M. ne prétend pas créer une formation révolutionnaire mais « réformiste-radicale », ce ne sera donc pas un calque. Mais l’essentiel de ce qu’implique cette conception s’y retrouve.

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Dans « Que faire ? », Lénine tire les leçons de l’impasse du « populisme » du milieu du XIXe siècle et de l’action directe des narodniki jusqu’au début du XXe. Il stigmatise aussi le « trade-unionisme » (censé intervenir de façon trop strictement économique, syndical, selon lui, et insuffisamment politique) et le « spontanéisme ». Contre le régime autocratique de l’époque, il conclue à la nécessité de constituer un parti d’avant-garde, secret, centralisé, de combat, formé de révolutionnaires professionnels – parmi lesquels, les intellectuels « organiques », liés à la classe ouvrière par la voie de leur adhésion au « parti », censé la représenter. Tous sont triés sur le volet et l’ensemble, le « parti », a pour objectif de politiser et organiser la classe ouvrière, afin que de classe sociale « en soi » elle devienne une classe « pour soi », consciente de ses intérêts propres et par là capable de porter l’intérêt général de toute la société.

Il est certain que pour faire face aux forces centrifuges qui vont s’exacerber, sur un territoire en guerre grand comme trente-quatre fois la France et avec une population essentiellement paysanne de 147 millions d’habitants, une telle conception contribuera puissamment à la prise de pouvoir en 1918 par le parti bolchévique.

Mais cette conception d’une construction d’un parti fortement verticalisé porte le risque de dérives autoritaires et bureaucratiques. Rosa Luxembourg n’aura de cesse de le critiquer. Toute une littérature atteste la virulence des débats sur cette question dans le mouvement révolutionnaire international de l’époque. Léon Trotsky se reconnaîtra dans la branche menchévik (minoritaire) du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) pour partie précisément pour cette raison, avant de se rallier à Lénine au moment du basculement décisif de la révolution.

La vie intérieure du Parti communiste de Russie (qui prend la place du POSDR en 2018) demeurera cependant riche et intense, du fait de la dynamique de la révolution, de la recomposition des forces en cours et… en vertu du droit de tendances en son sein. Jusqu’à ce que cette conception verticale du parti finisse d’achever sa logique intrinsèque, constitutive de la dégénérescence de la révolution. La fin officielle du droit de tendances ou fractions est actée en 1921. Le parti bolchévique devient « guide », représentant à lui seul le peuple russe, à travers ses instances dirigeantes, et ainsi de suite jusqu’à son secrétaire général. Le « petit père des peuples » ayant droit de vie et de mort sur tous. La dictature du prolétariat (aussi transitoire qu'elle devait être) s’est transformée en dictature du parti unique avec à sa tête l’inamovible secrétaire général. Syndicats et associations lui seront soumis.

Ce modèle sera imposé partout par l’Internationale communiste (l’ֿ« œil de Moscou ») auquel n’échapperont malheureusement pas la quasi-totalité des révolutions de par le monde, notamment les révolutions coloniales. Les régimes actuels d’Algérie, de Syrie et d’ailleurs ne sont pas sortis de la cuisse de Jupiter. En France, il faut se rappeler le culte de la personnalité de Maurice Thorez et même, dans les années 1970, l’adulation de Georges Marchais, applaudi à tout rompre dans les manifestations lorsqu’il passait sur le trottoir. Ici, toute allusion à un personnage de l’actualité ne serait pas purement fortuite…

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Tandis que cette conception du parti révolutionnaire perdurera durant des décennies sur le mouvement ouvrier occidental, à coups de dénonciations, procès et exclusions en interne, et à l’extérieur de stigmatisation et de violence à l’encontre des autres formations du même camp, ceci jusqu’aux événements de Mai-68 qui marquèrent le début de la fin de la secte, le mouvement trotskyste n’échappera pas à cette dégénérescence, bien qu’il tentât de s’en préserver grâce à la permanence du droit de tendances.

C’était mal comprendre de quel bois est constitué l’héritage.

Le problème ne se situe plus seulement dans le régime intérieur. Il est dans les implications que suppose la prétention à incarner l’ « avant-garde ». Pire : plus les forces sont faibles, plus le « noyau » de militants-dirigeants préexistants se consacrent à rallier autour d’eux d’autres forces, par cercles concentriques, tout le monde devant finir par comprendre sa pertinence un jour ou l’autre. En France, Lutte ouvrière et le courant lambertiste (le POI, ex-PT-MPPT-OCI…) incarnent le mieux cette approche. Et pour peu que leurs opérations fonctionnent, ils y verront alors la justesse de leurs idées et de leur organisation et accentueront le trait. Du parti révolutionnaire de Lénine, on passe ainsi à la conception du « noyau ».

C’est la formation lambertiste en France qui poussera le plus loin cette tendance ; on sait ce que Jean-Luc Mélenchon doit à cette formation. Ne dénonce-t-il pas régulièrement dans le PG ou LFI les « innombrables infiltrations venimeuses dont le Parti a été l’objet »1 les amalgamant avec ceux qui réclament la démocratie interne ? Il sait de quoi il parle, il vient de là et il a côtoyé toute sa carrière politique durant les membres de l’OCI, « entristes » ou ralliés, au PS ou dans la franc-maçonnerie.

On verra ainsi nombre de structures sous l’égide du « lambertisme » se créer sous des étiquettes dans l’air du temps (dernières en date : la création d’un « Comité national de résistance et de reconquête » par le POI ou l’« Appel de militants ouvriers à une conférence ouvrière européenne » du POI-D), puis s’évaporer, chassées par une nouvelle actualité, tandis que ceux qui les avaient rejointes se voient entraîner vers le « noyau », qui n’était pourtant pas leur objectif. La manœuvre comme art de la politique, selon une conception qu’on retrouve dans le parcours de Jean-Luc Mélenchon. C’est ainsi qu’il faut comprendre le départ du Parti de gauche de nombre de ses fondateurs (du député ex-PS Marc Dolez au syndicaliste n° 1 de la FGTE-CFDT Claude Debons, en passant par le journaliste ex-PCF et fondateur de « Politis » Michel Naudy), qui avaient cru au mirage du « parti-creuset » du PG, lieu de rencontre entre des parcours militants différents, auquel J.-L. M. les conviait  ; ou la sortie récente de LFI des Socialistes insoumis, le courant autour de Liam Hoang-Ngoc 2.  Passons en silence le nombre important de courants politiques (de la gauche du MRC à la Gauche anticapitaliste venue du NPA) qui souhaitaient rejoindre l'attelage mais ont vu le piège…

Voilà pourquoi, aussi, il est difficile de ne pas voir la roublardise de J.-L.M. lorsque celui-ci s’exprime et agit, quand bien même LFI dénoncerait dans les dernières perquisitions une opération politique du pouvoir à l’encontre du « principal parti d’opposition » de gauche.

Légitimement préoccupés de créer une force qui jouerait un rôle dans la prise du pouvoir et après, les militants formés sur ce type de modèle voudront assez vite occuper LE rôle déterminant. Car à quoi bon sacrifier tant d’efforts et de temps si la récompense ne les conduit pas au firmament, s’ils n’ont pas la satisfaction d’en « être », d’appartenir à l’avant-garde, à… l’élite, et éventuellement d'occuper des postes de pouvoir réconfortants ? Bien sûr, une élite… alternative à celle des riches ! C’est ainsi que, par dérives successives, la fin justifie les moyens et explique pourquoi un jour on s’arrange avec des formations politiques « concurrentes » (le PCF n’a pas eu l’exclusivité des compromissions avec le PS et EE-LV) et qu’un autre jour on stigmatise les mêmes, ceci valant éventuellement pour des militants. Pourquoi on finit cyniques, froids et calculateurs, pourquoi on ne se cesse pas de se déguiser. Pourquoi on fait un jour preuve de sectarisme et pourquoi, l’autre jour, on est un pur opportuniste. Sectarisme et opportunisme, deux produits de cette conception de la construction du parti.

Tous les militants des années 1970 connaissent cette histoire, oubliée par la nouvelle génération de militants d’aujourd’hui.

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La concurrence entre toutes ces formations qui ont à cœur d’incarner l’avant-garde, la pointe ardente de la « révolution » conduira les unes et les autres, issus en général de la matrice du mouvement communiste historique (du Parti communiste aux marxistes-léninistes, des trotskystes de presque toutes les obédiences, etc.) à instrumentaliser les structures moins portées sur l’ « organisation » : syndicats étudiants et lycéens, mouvements autonomes de la jeunesse, des femmes, des homosexuels, des appelés, associations diverses et variées. Ou à en créer opportunément d'autres sur le dos du mouvement existant, comme il a été fait avec SOS-Racisme.

Durant des décennies, il faudra à la fois flatter les militants en leur attribuant une mission historique tout en les instruisant sur la manière de faire pour pénétrer les structures sociales à leur insu. L’entrisme « sui generis » d’autrefois, considéré comme une stratégie au long cours pour contrer l’hégémonie du réformisme sur le mouvement ouvrier, s’est transformé en simple entrisme, une tactique manœuvrière visant à « pêcher à la ligne » (capter) des militants d’autres structures. Il ne s’agit plus d’expérimenter en commun.

Or, et c’est là que réside l’un des problèmes, comment enrichir l’expérience militante, l’engagement pour un monde meilleur, si celle-ci tourne en rond autour de l’ « organisation », LE parti, LE mouvement, gazeux ou pas ? Comment insuffler au « programme » l’intelligence collective, nourrie par la proximité avec ses frères de lutte, si la participation à leurs côtés est entachée de ce « substitutisme » ? Dès 1903, Trotsky avait dénoncé cette déviation de l’idéal 3, aux conséquences dramatiques.

Ce tiraillement entre le désir de renouvellement et la poursuite de l’ancienne manière explique l’attitude erratique de J.-L. M. avec le Front de gauche hier, à maints égards trop contraignant pour la petite formation qu'il représentait, ses déclarations à l’emporte-pièce sur le « million de manifestants sur les Champs-Élysées », son ambiguïté, interprétée comme « récupératrice » par ses partenaires du mouvement social, lors des initiatives en soutien à la grève des cheminots et à la convergence des luttes.

Son désir de structurer une force qui « compte » selon le schéma ancien (mais cette fois avec le canon électoraliste du « réformisme-radical »), tout en l’adaptant à l’état réel des choses, explique son louvoiement entre les multiples formules non suivies de contenu véritable. « Parti de gauche », « adhésion au Parti communiste », ou « Front de gauche » qui dépasse les clivages anciens ? Ce sera la construction d’un Parti de gauche restreint, sans pluralisme interne. « Listes citoyennes », « M6R » ? Ce sera un mouvement « gazeux » (La France insoumise) grâce au spectacle des élections présidentielles, qui offre un suspens et conditionne la population sur un enjeu national aux dés assez pipés4. « Opposition de gauche », « front populaire », « unité populaire », « fédération du peuple » « éducation populaire » ? Ce sera la tentation hégémonique à gauche, appelée « convergence » (dans une langue fruitée : « Nous nous hasardons à converger », meeting de Pau, 8 nov. 2018) tandis que « l’espace politique » de LFI, censé fédérer ou « converger » les sensibilités politiques, n’a pas de réalité. « Plan A », « plan B » aux élections européennes prochaines ? Ce sera soudainement « un référendum anti-Macron », sans discussion avec personne. Quant au fameux plan B, au lieu d'être l'objet d'une élaboration collective avec tout ce que compte d'intelligence collective la gauche, il sera réduit à un ersatz de plan alternatif écrit presque en interne par le Parti de gauche.

Bref, il se dit que la construction de la LFI procéderait d'un marketing à l'américaine, qui séquence l'électorat par tranches. Il serait plus simple de parler de « coups » à la SOS-Racisme à l'ère du numérique.

Sur le plan organisationnel, la répartition des tâches se fera selon le même principe que le « noyau ». A savoir, le petit groupe autour de Jean-Luc Mélenchon issu largement du PRS, son courant initial dans le PS (interne-externe), chapeautant à la fois LFI et le PG, puis le PG comme structure un peu plus large, et enfin LFI comme armée de « petites mains », une organisation en cercles concentriques, avec la particularité par rapport à la tradition d'exclure tout courant interne.

J.-L. M. peut ensuite déclarer ce qu'il veut, comme « le but est non pas de créer une avant-garde révolutionnaire qui viendrait révéler au peuple ce qu’il doit faire. Nous ne sommes pas en train de construire un parti révolutionnaire. Même pas un parti, nous faisons un mouvement. Et chacun continuera à n’en faire qu’à sa tête là où il se trouve », cela n’a aucune signification. Le statut qu’il a pris dans cette structure lui permet de raconter la vie aux autres sans aucun contradicteur, dispensant ses nouvelles trouvailles sans contre-poids d’aucune sorte. Ségolène Royal et sa « démocratie participative » avait introduit cette procédure. Cela s’appelle le « télévangélisme », en lieu et place de l’ « éducation populaire ».

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On ne peut pas tout à fait comprendre la défiance de LFI et du PG à l’égard de la dissonance, à plus forte raison du pluralisme interne, sans saisir la genèse et la portée de cette conception de la construction d’une force politique. Elle est au cœur de ce qui condamne à terme ces formations parce qu’elle entre en contradiction avec la dialectique de la forme et du fond, des moyens et de la fin. Et parce qu’on cherchera vainement un « collectif » et une véritable stratégie de conquête du pouvoir.

Voilà pourquoi, déjà, des milliers de militants n’ont cessé de les quitter depuis la création en 2008 du Parti de gauche.

Puisse un jour, et rapidement !, les militants de La France insoumise le comprendre.

Il en va de la profondeur de champ du combat anticapitaliste.

Face à un chaos civilisationnel qui engendre un sauve-qui-peut favorisant les raccourcis autoritaires, il est possible de faire de la politique autrement. Il est possible de construire une grande force politique différemment.

 

1. Dans son billet du 11 juin 2018, Jean-Luc Mélenchon écrit :« (…) le relais de direction [du Parti de gauche] a été pris sans un jour d’interruption de l’action et de la clarté de l’animation. Sans une dispute, sans une victoire des innombrables infiltrations venimeuses dont le Parti a été l’objet» (https://melenchon.fr/2018/06/11/le-congres-du-pg-nous-interesse/).

2. « Dans sa conférence préliminaire au congrès du PG de juin 2018, il [Jean-Luc Mélenchon] fixait le cap en vue des prochaines échéances européennes, municipales, départementales et régionales : “Plus vite nous aurons repris le leadership à gauche, plus vite nous pourrons réemployer le mot gauche.” La stratégie populiste est donc mise en jachère au profit d’un retour à la rhétorique de l’unité, dérivée de la stratégie d’union de la gauche, dont usait jadis François Mitterrand pour réduire l’influence du Parti communiste. La technique est éprouvée. Utilisée par les socialistes avec les ministres communistes, puis écologistes, elle consiste à “acheter les partenaires par appartements”, pour les réduire ensuite à l’impuissance politique, tout en veillant à prévenir toute possibilité de collusion entre eux. On prendra soin pour cela de traiter bilatéralement avec chacun, voire d’opposer les uns aux autres, lors de “l’achat” du bien, au prix fixé par l’acquéreur.

Dans son patrimoine en voie de diversification, ce dernier aura évidemment intérêt à consolider le noyau dur de sa holding afin d’en conserver le contrôle. Ainsi, tandis que les premiers de la cordée européenne du tribun appartiennent à sa garde rapprochée, dix places ont été gelées par l’intendance pour les futurs débauchés de la vieille gauche, tandis que des commis s’activent déjà en cuisine pour les prochaines échéances locales…

Ce virage s’avère pour le moins risqué. Outre que l’influence de LFI reste émergente et qu’elle ne parvient pas à briser le plafond de verre de la crédibilité, le périmètre de ce qui reste de la gauche est désormais réduit. Ce retour de la “vieille politique”, agrémenté de la comédie du plan B, n’augure aucunement d’une rupture avec “l’ancien monde” » (Liem Hoang Ngoc, « La France insoumise et le “retour de la vieille politique” », 24 août 2018).

3. « Dans la politique interne du Parti ces méthodes conduisent l'organisation du Parti à se “substituer” au Parti, le Comité central à l'organisation du Parti, et finalement le dictateur à se substituer au Comité central ; d'autre part, cela amène les comités à fournir l' “orientation” et à la changer, pendant que “le peuple garde le silence” ; en politique “extérieure” ces méthodes se manifestent dans les tentatives pour faire pression sur les autres organisations sociales, en utilisant la force abstraite des intérêts de classe du prolétariat, et non la force réelle du prolétariat conscient de ses intérêts de classe », écrivait-il dans « Nos tâches politiques » (1904).

4. Songeons ne serait-ce qu’au dépassement du financement de campagne de N. Sarkozy à hauteur de plus de 22 millions d’euros aux Présidentielles de 2017.

Source : blog de médiapart

 

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