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L’exigence de justice est le ciment du mouvement climatique mondial

COP24 — Pendant trois semaines, Reporterre devient « le quotidien du climat ». Tous les jours, à partir du 26 novembre, une enquête ou un reportage sur ce phénomène qui commence à bouleverser la vie de l’humanité et définit son avenir. Tous nos articles sont à retrouver ici !


Après près de vingt ans de bataille, de pétitions, de blocages, de marches, et de lobbying, les peuples Awajún et Wampis d’Amazonie péruvienne ont enfin remporté une victoire. Le 20 août dernier, la cour d’appel de Lima a ordonné la suspension des activités pétrolières menées par les compagnies françaises Maurel & Prom et Perenco dans la jungle, au motif que « le droit à la consultation préalable, libre et informée » n’avait pas été respecté. Un petit pavé dans la grande mare de l’or noir amazonien. D’après un rapport du Secours catholique et du CCFD-Terre solidaire en 2012, 80 % de la forêt péruvienne était en concession au profit de l’industrie pétrolière. « Cette situation a généré de fortes mobilisations des communautés locales, précise Sara Lickel, du Secours catholique. Les luttes se sont développées, parfois avec des situations de violence. » En mai 2015, l’ONG dénombrait 143 conflits socioenvironnementaux, et au moins 9 assassinats de défenseurs de l’environnement.

« Sur la dernière décennie, on a assisté à une explosion des projets miniers et pétroliers, dit Juliette Renaud, des Amis de la Terre. Ces projets sont de plus en plus grands, avec des effets de plus importants sur le plan social comme environnemental, des accaparements de terres et des violations des droits humains ». Et ce dans les pays du Sud comme dans ceux du Nord. « Des mines de charbon se développent en Afrique du Sud, en Indonésie, mais aussi en Australie ou en Allemagne », précise-t-elle.

Une recrudescence qui s’explique par des logiques spéculatives : « Avec la flambée des prix des matières premières, de nombreux projets se sont développés suivant un pur calcul financier », explique-t-elle. Sans compter que, les ressources se faisant plus rares, moins accessibles, il faut aller les chercher plus loin, avec des techniques de plus en plus invasives : gaz de schiste, sables bitumineux, gaz de couche. « Les taux de concentration des métaux ou du charbon sont beaucoup plus faibles, il faut donc extraire énormément pour obtenir un peu de matériau, cela pousse au gigantisme », conclut Juliette Renaud.

« Les batailles climatiques ne sont pas, au départ, vécues comme des luttes écologistes »

« C’est une fuite en avant, dit Jean-Baptiste Cousin, du CCFD-Terre solidaire. Les acteurs privés, souvent appuyés par les gouvernements, investissent massivement dans de grands projets d’infrastructure en lien avec l’énergie, que ce soient des plateformes pétrolières, des mines ou des barrages. L’environnement est complètement sacrifié sur l’autel du développement économique. » Outre l’industrie des énergies fossiles, nombre de communautés voient leur territoire accaparé, déboisé et recouvert de soja, pour le bétail, ou de cultures destinées aux agrocarburants.

Face à ces agressions tous azimuts, « les batailles climatiques ne sont pas, au départ, vécues comme des luttes écologistes, mais comme une défense des terres, des conditions de vie, observe Juliette Renaud. C’est dans un deuxième temps que vient la politisation des communautés locales, qui voient la dimension globale de ce qu’ils vivent ». Locale, la résistance s’élargit souvent d’abord au pays, à travers le soutien d’organisations nationales, qui peuvent ensuite faire le lien avec l’échelon international.

De la Patagonie à l’Alaska, du cap de Bonne-Espérance au delta du Nil, des steppes d’Asie centrale aux îles d’Asie du Sud et jusque sur notre Vieux Continent, les territoires en lutte se comptent ainsi par centaines. Il y a ceux devenus des symboles, comme la forêt de Hambach, en Allemagne, ou Standing Rock, aux États-Unis. Mais « toute la planète est concernée, note Sara Shaw, de Friends of Earth International. On trouve des mines de charbon en Indonésie ou en Afrique du Sud ; du gaz de schiste en Colombie, en Argentine ; des plateformes pétrolières en Algérie, au Nigeria, en Amazonie ; du gaz offshore en Mozambique… sans oublier les luttes contre la déforestation en Asie et en Amérique latine. »

Déforestation illégale au Brésil.

Côté répertoire d’actions, on retrouve bien souvent les mêmes outils : formation juridique et politique des communautés locales, blocages, manifestations, négociations auprès des gouvernements, médiatisation internationale, actions juridiques. Avec des victoires climatiques, que Sara Shaw égraine : « En Norvège, un moratoire de quatre ans sur l’extraction du pétrole à Lofoten, des interdictions d’exploitation de gaz de schiste en Irlande, en France, en Écosse, des plateformes offshore retardées au Togo, l’annulation de la centrale à charbon de Thabametsi, en Afrique du Sud. »

À cela s’ajoutent les combats juridiques, de plus en plus nombreux. « Des villes, des citoyens, des associations se sont lancées dans des poursuites contre de grandes entreprises, pétrolières ou charbonnières, au nom du préjudice climatique, explique Marie Toussaint, de Notre Affaire à tous. Souvent, on demande réparation en proportion des pollutions causées. » En janvier, la ville de New York a attaqué cinq compagnies pétrolières. L’an dernier, un paysan péruvien a demandé à l’entreprise allemande RWE de payer les dégâts causés par le changement climatique dans sa région natale des Andes.

 « La criminalisation des défenseurs de l’environnement atteint des niveaux jamais vus »

Si aucune de ces plaintes n’a pour le moment abouti, une autre dynamique judiciaire porte ses fruits : celle visant directement les États. « La plupart du temps, ce sont des plaintes pour inaction climatique, détaille Marie Toussaint. On demande aux gouvernements de rehausser leurs objectifs, ou de mettre en œuvre des politiques pour les atteindre. Les États ont une obligation d’agir, on leur demande de faire au maximum de leurs capacités. » En octobre dernier, la justice néerlandaise a ainsi sommé le pouvoir exécutif de lutter davantage contre le changement climatique. Outre-Atlantique, fin janvier 2018, un groupe de jeunes Colombiens, dont l’un n’a que sept ans, a déposé une plainte contre leur gouvernement pour réclamer la protection de leur droit à un environnement sain.

« La bataille juridique va de pair avec les luttes sur le terrain, note Marie Toussaint. Plus les gens seront mobilisés, plus les juges prendront des décisions qui iront dans le sens de l’écologie. Et plus nous parviendrons à créer du droit par le bas, en faisant des jurisprudences, plus les gouvernements et les entreprises seront contraints de respecter leurs engagements climatiques. »

Si les combats vont crescendo, les victoires ne sont pour autant pas proportionnellement nombreuses. Bien au contraire. « La criminalisation des défenseurs de l’environnement atteint des niveaux jamais vu », dénonce Juliette Renaud. Selon l’ONG Global Witness, 207 militants écologiques ont été tués dans le monde en 2017, soit près de quatre personnes par semaine. Dans le livre Les Héros de l’environnement, publié dans la collection Seuil-Reporterre, la journaliste Élisabeth Schneiter explique que « les assassinats ne sont pas non plus la seule technique utilisée contre les défenseurs de l’environnement. Il y a aussi les intimidations diverses, les menaces de mort, les arrestations et emprisonnements arbitraires, les diffamations… Et, de plus en plus aujourd’hui, les “poursuites baillons” ».

Une répression qui n’épargne aucun continent, même si le Brésil reste le pays le plus meurtrier du monde pour les défenseurs de l’environnement, avec 46 activistes assassinés en 2017. « Le contexte mondial n’est pas du tout favorable au mouvement climatique, souligne Jean-Baptiste Cousin. On a partout un recul de l’État de droit au nom de l’affirmation d’un nouveau modèle d’État autoritaire, sur l’exemple chinois. » La dynamique des années 2000, portée par les Forums sociaux mondiaux et l’essor des gauches latino-américaines a fait long feu, constate-t-il : « Ce substrat positif n’existe plus, les mouvements sociaux ne sont plus proactifs. Aujourd’hui, on pare les coups : comment protéger ceux qui se battent, les entourer, les exfiltrer si besoin. »

Pas question pour autant de baisser les bras. « Il s’agit de s’adapter aux contextes politiques et répressifs de chaque pays, précise Nicolas Haeringer, de 350.org. Dans les régions où c’est difficile, on a beaucoup travaillé autour de la gradation visuelle et artistique, avec des actions utilisant de la peinture, des chants, des performances. Aux Philippines, en septembre dernier, les activistes ont mené une manifestation virtuelle en projetant des visages de personnes qui ne pouvaient pas défiler. »

La violence accrue encourage également des actions transnationales et requiert des solidarités renforcées entre luttes. Des réseaux se constituent, entre des communautés bataillant contre la même compagnie : Chevron, Repsol… La compagnie pétrolière Shell, dont les activités polluent le delta du fleuve Niger, au Nigeria, est poursuivie aux Pays-Bas, là où se situe le siège de la firme. Des liens se créent, comme lorsque les « guerriers du Pacifique », les Pacific Climate Warriors, se sont rendus à Hambach, en Allemagne. Ou quand les activistes de Standing Rock sont venus visiter la Zad de Notre-Dame-des-Landes. Retours d’expériences, partage de connaissances. « On voit aussi naître des démarches au niveau régional, observe Jean-Baptiste Cousin. En Afrique de l’Ouest, des ONG, des mouvements paysans se sont regroupés pour créer la Convergence globale des luttes pour l’eau, la terre et les semences. » Chaque année, ils forment une caravane qui parcourt cinq à six pays à la rencontre des batailles locales, « afin d’échanger et d’articuler les actions ».

« Ce qui nous unit, c’est cette idée d’injustice climatique »

Les COP - les conférences des Nations unies sur le changement climatique - sont devenues des rendez-vous incontournables où se manifeste ce mouvement climatique mondial. Il y a aussi des journées d’action internationales, comme Rise for Climate le 8 septembre, ainsi que des marches comme celles qui auront lieu ce samedi 8 décembre.

Autre outil à disposition des mouvements, les campagnes de désinvestissement. « L’idée nous est venue en discutant avec des militants sud-africains, car le désinvestissement a été un moyen efficace de lutte sous l’apartheid », raconte Nicolas Haeringer. Le principe est simple : faire pression sur les institutions, publiques ou privées, pour qu’elles ne financent plus de projets climaticides. Les compagnies d’assurances, les banques, les fonds sont particulièrement visés. « On peut tous peser, retirer notre consentement, dire qu’on ne veut pas que notre argent serve à détruire l’environnement, développe l’activiste. En agissant collectivement, cela peut avoir des effets importants, car les industries extractives ont besoin d’énormément de fonds pour fonctionner. » Plus de mille institutions auraient désinvesti leurs actifs depuis le début des campagnes de 350.org. En France, l’ONG cible la Caisse des dépôts et consignations, qui gère l’épargne de millions de citoyens. Une grande campagne visant la Société générale, mise en cause pour son financement des gaz de schiste en Amérique du Nord, a été lancée, avec une action nationale prévue le 14 décembre prochain.

À proximité du Village mondial des alternatives, à Montreuil (Seine-Saint-Denis) pendant la COP21, en décembre 2015.

Pour Nicolas Haeringer, le mouvement climatique mondial existe bel et bien, « structuré autour de luttes très locales, qui s’agrègent et se dotent d’un cadre d’analyse commun, celui de la justice climatique ». « Ce qui nous unit, outre le fait qu’on se bat bien souvent contre les mêmes multinationales, c’est cette idée d’injustice climatique, la reconnaissance d’une forme de dette climatique, et d’une responsabilité différenciée selon les pays et les acteurs, détaille-t-il. Il y a aussi la conviction partagée que les réponses sont là, entre les mains des communautés, et non pas dans des fausses solutions techniques, comme la géo-ingénierie, ou financières, comme les compensations carbone et biodiversité. » Un rapport de l’Alliance Clara (pour Climate Land Ambition and Rights Alliance) montre ainsi qu’« une des manières les plus efficaces d’agir contre le changement climatique est de reconnaître et de garantir les droits fonciers des communautés rurales et les droits des peuples autochtones ». Gérés par les communautés, les écosystèmes sont bien mieux protégés de la destruction que lorsqu’ils sont entre les mains d’autorités publiques ou de propriétaires privés.

« En plus de résister aux projets fossiles, on essaye de plus en plus de construire des alternatives localement, et de prendre soin, de réparer, de développer la résilience des territoires », poursuit Nicolas Haeringer. Car « la nouveauté, c’est aussi que le changement climatique se fait de plus en plus sentir, ajoute Jean-Baptiste Cousin. Il frappe les communautés, et bouleverse les équilibres et les pratiques. Au Nicaragua, les communautés paysannes se rendent compte qu’elles ne pourront bientôt plus cultiver du café comme elles le font depuis des années. » Il ne s’agit plus seulement de se défendre contre des multinationales, estime-t-il : «  La bataille du climat, c’est désormais bien souvent celle de l’adaptation. »

 

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