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Gérard Noiriel : une histoire populaire de la France


En avant-propos, Gérard Noiriel rappelle la référence que constitue l’
Histoire populaire des Etats-Unis d’Howard Zinn, « Le but de ce grand historien américain était de proposer une « histoire par en bas » faisant une vraie place à ceux dont les manuels ne parlaient pas ou peu : les Amérindiens, les esclaves, les femmes, les syndicalistes ouvriers, les objecteurs de conscience hostiles à la guerre du Viêt Nam, etc. ».

L’auteur souligne, entre autres, la crise du mouvement ouvrier, l’affaiblissement des luttes sociales au « profit des conflits identitaires ». Que l’on partage ou non cette opinion – je ne suis guère adepte de la notion d’identité -, la phrase suivante n’en reste pas moins problématique.

« Le projet d’écrire une histoire populaire du point de vue des vaincus a été accaparé par les porte-parole des minorités (religieuses, raciales, sexuelles) pour alimenter des histoires féministes, multiculturalistes ou postcoloniales, qui ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires » Outre le fait qu’il est étrange de parler des femmes comme d’une minorité, de couper les luttes anticolonialistes des mobilisations populaires, c’est surtout faire l’impasse sur les divisions objectives des « classes populaires », traversées par des conflits de sexe, de « race », de qualification, d’origine, de génération, etc. Il s’agit bien de tensions et de contradictions, d’intérêts partiellement divergeant – de relation de pouvoir et de domination – au sein même des « classes populaires ». Et un des reproches que l’on pourrait faire aux organisations du mouvement ouvrier, c’est justement d’avoir été aveugles à ces tensions, en faisant croire que l’ouvrier était mâle, blanc et professionnel, et en laissant « dans l’ombre des formes oubliées du malheur social » pour utiliser une expression de l’auteur.

Gérard Noiriel parle aussi de « perspective relationnelle », d’enjeu de luttes dans la définition de « populaire », de résistances, d’articulation entre le passé et le présent… Il indique avoir privilégié « les questions qui sont au centre de notre actualité, comme les transformations du travail, les migrations, la protection sociale, la crise des partis politiques, le déclin du mouvement ouvrier, la montée des revendications identitaires. Ces dernières ayant poussé au paroxysme les polémiques mémorielles, j’ai abordé ces enjeux dans plusieurs chapitres du livre, en montrant ce qui différenciait l’histoire et la mémoire ». Je reviendrais en conclusion sur sa définition, que je juge très réductrice, de la « classe ouvrière » et une forme d’expulsion, de la question sociale, des luttes pour l’égalité portées par les féministes, les anticolonialistes, les antiracistes, etc.

« L’ambition ultime de cette Histoire populaire de la France est d’aider les lecteurs, non seulement à penser par eux-mêmes, mais à se rendre étrangers à eux-mêmes, car c’est le meilleur moyen de ne pas se laisser enfermer dans les logiques identitaires ».

Je ne voudrais pas faire croire que les divergences politiques sur certains sujets avec l’auteur, réduisent l’intérêt de cet immense récit. Gérard Noiriel réussit à présenter « sous une forme simple » de nombreuses questions qui restent complexes à appréhender. Son regard au présent, situé comme il l’écrit lui même, est orienté vers les couches de population, les plus nombreuses et les plus invisibilisées des constructions historiques institutionnelles. Il s’agit bien d’une histoire populaire, de choix assumés, et, d’un formidable outil pour réfléchir à notre monde et à nos futurs.

Sommaire :

 Avant-propos

1. Pourquoi Jeanne d’Arc, malgré tout ?

2. Dire sa souffrance au nom de Dieu

3. Dans l’ombre de Jupiter

4. Codes noirs

5. Liberté, quand tu nous tiens…

6. L’invention de la citoyenneté

7. Chapeau bas devant la casquette

8. Les usines à la campagne !

9. La nationalisation de la société française

10. « Le devoir de la race »

11. La guerre plutôt que la révolution

12. Classe contre classe

13. Le peuple « indésirable »

14. Le droit d’avoir des droits

15. « On a raison de se révolter »

16. La dernière nuit des prolétaires

Conclusion. De quel avenir Emmanuel Macron est-il le nom ?

 

Donner à comprendre sans juger est au cœur du travail de l’historien·e. Que celle-ci ou celui-ci fasse le choix d’un récit abordable par toustes, dans une langue usuelle me semble plus qu’important. L’historien·ne est aussi un·e citoyen·ne, qu’iel assume aussi un ou des points de vue engagés – donc politiques -, contre une soi-disante neutralité scientifique, permet de mieux saisir son regard sur les événements étudiés, pour autant qu’iel exprime clairement ses choix. Gérard Noiriel, me semble-t-il, assume pleinement ses orientations. Il reste donc possible et nécessaire de les discuter. Ce que j’ai fait sur certains points en introduction et que je reprendrai en fin de cette note.

Ces remarques critiques, forcément trop longues en regard de la présentation de l’ouvrage doivent bien évidement être comprises comme une incitation à s’approprier les développements de Gérard Noiriel.

 

Quelques éléments choisis subjectivement, accompagnés ou non de remarques critiques.

Les repères mémoriels, la différence entre commencement et origine, nos ancêtres les migrant·es, les grandes civilisations du bassin oriental de la Méditerranée, le piège de la domination coloniale fixée dans le langage, la domination de l’histoire par « ceux qui détenaient le pouvoir d’écrire et d’interpréter le monde au moyen de l’écriture », l’invention de la continuité généalogique, la longue période de la pénétration des tribus germaniques dans l’espace gallo-romain, le caractère sacré des princes, les formes spécifiques de la domination exercée par les puissants à l’époque médiévale, le sentiment d’appartenance de l’élite, le temps long de l’esclavage, les trois ordres et la légitimation du système de domination, le droit de propriété et le pouvoir de commandement et de taxation, la militarisation de l’espace, les progrès de l’agriculture, les chartes de franchises, l’autonomisation des pouvoirs urbains, la croissance démographique et ses conséquences, les guerres de conquête et les alliances matrimoniales, les croisades contre les hérétiques, le développement des échanges monétaires, les progrès de la culture écrite, la redéfinition du lien vassalique, l’hérédité des charges, la construction de l’Etat capétien, la crise de subsistance, la masse énorme de migrant·es que « la guerre, les épidémies et la faim avaient chassés des campagnes », les représentations de la pauvreté, « la pauvreté cesse d’être perçue comme une affliction individuelle », les formes embryonnaires des forces de l’ordre et la création de l’armée de métier, la naissance de l’impôt royal « qui fabriqua le peuple français en tant que communauté d’individus assujettis à l’Etat », l’agitation contre les nouvelles taxes – notamment la gabelle -, les marchands-fabricants et les innovations techniques, les révoltes en Flandre et « la piétaille avait triomphé d’une armée de chevaliers commandée par le monarque le plus puissant de l’époque ! », la première municipalité de Paris, Jeanne d’Arc et le mythe, l’accession des membres de la bourgeoisie à des fonctions publiques, l’hétérogénéité des espaces économiques, le concept de « frontières » et son inexistence en certains temps historiques, l’église catholique comme rouage de l’Etat, le rire carnavalesque, la dépendance collective sous le double effet du monopole de l’impôt et de la force publique, la crainte des classe populaires…

Dans le premier chapitre l’auteur parle de laïcisation, je pense que le terme le plus approprié est sécularisation.

 

Je souligne le titre choisit pour la seconde partie, « Dire sa souffrance au nom de Dieu », le soulèvement en Alsace au printemps 1525, la redécouverte de l’imprimerie, la publication des quatre-vingt-quinze thèses de Martin Luther, la querelle religieuse et son appropriation populaire pour combattre l’exploitation, les théoriciens de la dissidence, les « Turcs » et la prise de Constantinople, l’identité chrétienne hostile aux « musulmans », la répression des dissidences par l’Etat central en France, le faible développement des communications, l’identité civile et l’appareil ecclésiastique, les châteaux sans vocation militaire, l’augmentation de la population et le morcellement des propriétés, les révoltes paysannes du XVIe siècle et les féroces répressions, la politisation de la question religieuse, la Compagnie de Jésus, le parti huguenot, « Le consistoire imposa en effet une discipline de fer et un rigorisme moral qui n’avait rien à envier aux pires pratiques de l’Inquisition, encourageant la délation et les humiliations de celles et ceux qui ne voulait pas marcher droit », la soumission au pouvoir royal et la fin des atrocités de la « guerre civile », l’Edit de Nantes et une situation de tolérance unique en Europe (j’ajoute, limitée cependant aux seules familles religieuses chrétiennes), l’« intellectualisation » et la « moralisation » des pratiques religieuses, « Le rire carnavalesque fut étouffé dans un bain de sang »…

Le titre de cette note, est inspiré d’une phrase de l’auteur tiré de ce second chapitre.

 

Le temps de Louis XIV, l’« ombre de Jupiter », Richelieu et Colbert, la révolution militaire, l’augmentation des impôts, la transformation des pays d’états en pays d’élection, les révoltes contre le tour de vis fiscal, la Fronde « dernière tentative des aristocrates pour échapper à la souveraineté de l’Etat royal », le parlement anglais et l’exécution du roi, la monarchie administrative et Colbert, l’homogénéisation des règles de droit, la centralisation des informations, la conscription, la taxe sur les étrangers et la naturalisation, la politique mercantiliste et la multiplication des corporations, les ventes d’offices et de droits (c’est à mes yeux, une forme de « privatisation » des fonctions pouvant être démocratiquement et collectivement assumées), la société de cour, la notion de « civilisation », la symbolique empruntée à l’Antiquité, le remplacement des références mythologiques par « une allégorie réelle : la représentation du roi sous ses propres traits », l’idée d’une relation directe entre le monarque et « ses » sujets, la surexploitation des classes populaires, les assemblées fiscales et l’exclusion des femmes, la volonté de mettre au travail les vagabonds valides, la confusion entre mise au travail et répression, l’arsenal des galères et les galériens – des condamnés de droit commun et « des vagabonds, homosexuels, tsiganes, juifs, protestants, déserteurs » -, la guerre sans merci contre les « protestants », les camisards, l’Angleterre comme « terre pionnière pour le régime parlementaire »…

Personnellement je trouve très discutable la phrase « pour séduire le peuple, il faut le tromper par les apparences » qui ne fournit aucune explication. Il conviendrait de montrer pourquoi des apparences peuvent se muer en éléments crédibles à un moment particulier. Il serait par ailleurs utile de réfléchir aux possibles détruits par la centralisation colbertienne et aux effets à longs termes y compris au sein du mouvement ouvrier, bien fasciné par les procès d’assimilation par la « norme ».

 

Je ne partage pas toutes les analyses sur les « Codes noirs » développées au chapitre IV. Si l’auteur souligne la question de l’esclavage colonial, le rôle fondamental de la « découverte du nouveau monde » (voir à ce sujet, le récent livre d’Alain Bihr : 1415 – 1763. Le premier âge du capitalisme. T1 : L’expansion européennedes-elements-cles-du-devenir-monde-du-capitalisme/ ), la colonisation brutale de la Caraïbe, le travail servile sous forme d’« engagement », le « paradigme sucrier », la traite négrière atlantique et le travail de plantation, le processus de déshumanisation, l’esclavage domestique, la concentration de terres, la christianisation forcée, la place de la couleur de la peau, les manies classificatoires, les résistances collectives, etc… ses explications sur le racisme, la non-dénonciation de l’esclavage ou le « code noir » ne me satisfont pas (voir par exemple à ce sujet, Ce qu’écrivaient deux capucins en… 1681Prologue à la 13édition de l’ouvrage de Louis Sala-Molins : Le Code Noir ou le calvaire de Canaance-quecrivaient-deux-capucins-en-1681/)

 

Liberté. L’affaiblissement des liens directs et interpersonnels, l’introduction du papier-monnaie, la force de travail dans l’économie domestique, un véritable service postal, les migrations temporaires, l’« identification à distance des sujets du royaume », les nouvelles relations de pouvoir, la massification du service militaire, l’individuation, (qui n’est pas la même chose que l’individualisation), la répression du vagabondage et ses effets sur les fractions inférieures des classes populaires, le service domestique, la sociabilité populaire, la vie de quartier, « Le modèle social de la république urbaine protégeait les communautés en défendant une conception des libertés refusant la dissolution des liens de solidarité locale sous les coups du libéralisme », la frontière poreuse entre les vagabonds (y avait-il des femmes vagabondes ?) et les travailleurs, un nouvel « espace public », le repli de la religion comme « affaire privée », celles et ceux qui savaient lire, les différenciations des « histoires nationales » en Europe, les « philosophes des Lumières », l’apologie de la « liberté », les processus contradictoires de l’émancipation des classes populaires, les « mouches » policières, les documents d’identité, l’« indiscipline ouvrière », la « guerre des farines », la circulation des marchandises, les variations du prix des grains…

 

L’invention de la citoyenneté. Le moment révolutionnaire, les cahiers de doléances, l’exemption des privilégiés, l’utilisation des possibilités nouvelles de « faire entendre » sa voix, la convocation de l’« Assemblée », le vote par ordre, les élus du tiers état, le « consentement à l’impôt » et la condamnation des impôts indirects, la nuit du 4 août 1789 et la fin des privilèges, la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (et j’ajoute, l’oubli des femmes, des esclaves et des enfants…), l’agitation populaire et le mouvement d’émancipation collective, un conception de la citoyenneté (j’ajoute exclusive et non universelle), la catégorie abstraite du citoyen, la conscription obligatoire et la transformation des « garçons en hommes, de même que le mariage transformait les filles en femmes », la différentiation entre citoyens « actifs » et « passifs », le temps libre et l’indépendance économique des seuls propriétaires, les élections et les postes à pouvoir (justice, fonctionnaire, municipalité, etc.), l’autonomie, la « Grande Peur », la loi Le Chapelier ou les droits collectifs, le droit de résistance à l’oppression, les « nous citoyennes » pour dénoncer la domination masculine, l’égalitarisme partageux, la sacralisation du peuple souverain, les droits sociaux, l’invention de la « terreur », les rébellions « fédéralistes », les Enragés (je ne partage pas la présentation très « idéologique » de l’auteur), la loi des suspects, les esclaves et les colonies, la puis les républiques, la symbolique révolutionnaire, la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne »…

Je souligne le passage sur les efforts de discrédit de la révolution française, entre autres, par la troisième république qui construisit « une matrice mémorielle à la fois événementielle et centrée sur la violence populaire ». Il me semble important de revenir sur cette révolution, ses contradictions, ses apports et ses limites, loin des légendes écrites. Il y a tant à dire sur les contradictions de ceux – révolutionnaires – qui prônèrent l’égalité et la liberté et… l’exclusion des femmes par exemple.

J’aurais aimé que l’auteur traite des limites « spatiales » de la citoyenneté, de la frontière construite entre « espace public » et « espace conjugal », de la démocratie qui n’entre pas ni dans le domicile ni dans la chambre à coucher…

 

« Chapeau bas devant la casquette » (qui minime cependant l’activité des femmes), le coup d’Etat du 18 Brumaire, les retours en arrière et la persistance d’éléments issus de la période révolutionnaire, le code civil (mais dans l’oubli de la mise en incapacité des femmes), le droit du sol (mais en coexistence au fantasmatique droit du sang), 1830 et les « Trois glorieuses », les rentiers et les propriétaires, les canuts, le prolétariat (un terme qui me semble toujours d’actualité contre les réductions sociologiques en catégories non relationnelles), les pathologies et la biologie, les clichés (terme que je préfère à stéréotypes), les journaux, les espaces de sociabilité populaire, le rôle des femmes (qui ne se limite pas, comme l’écrit l’auteur à l’économie familiale et à la gestion de l’entreprise ; mais de manière générale, les aspects contradictoires de la famille sur la vie des femmes sont gommés au profit d’une sorte de valorisation unilatérale de la « famille populaire »), les irruptions de la parole ouvrière, la question des nationalités, 1848 et le « printemps des travailleurs », le Comité central des ouvriers de la Seine, les clivages entre « démocratie directe » et « délégation de pouvoir », les hostilités envers les travailleurs étrangers…

 

Les usines à la campagne. Napoléon III, les paysans (et j’ajoute les paysannes dont le travail ne devrait pas être sous-estimé), un régime autoritaire, les mondes ruraux et les mondes urbains, la pluri-activité, le développement industriel, la figure naissante du prolétaire et l’oubli des travailleurs et travailleuses de la terre, les relations de pouvoir et le « modèle domestique », le malthusianisme et le contrôle de la sexualité des femmes, le procès d’individuation et son caractère genré (les hommes refusent le droit de vote des femmes au nom d’une possible dissolution de la famille comme « atome élémentaire ») le tournant « libéral » des années 1860, le secteur artisanal et le développement de la grande industrie, le système de marchandage… 

 

La Commune, la citoyenneté en arme, le prolétariat et la mémoire ouvrière, les politiques d’intégration développées par l’Etat, l’unification nationale sous l’égide d’une partie de la bourgeoisie, la démocratisation de la culture écrite, la création des écoles primaires, l’enseignement de l’histoire comme roman national, la « fait-diversion de l’actualité », la presse de masse et les journaux militants, le développement des moyens de communication, l’exode rural, la question sociale et sa réduction en « protection nationale », les accidents de travail, les immigrations et les conditions « pour devenir français », l’assimilation comme négation de l’égalité…

 

Le chapitre X est intitulé « Le devoir de la race ». La colonisation, de l’expédition d’Egypte à la conquête de l’Algérie, l’invention de la « race » et la responsabilité de scientifiques dont des biologistes, la politique de la terre brulée, les sabreurs sous la bénédiction des goupillons, la « pacification » comme élément de ce que nous nommons aujourd’hui crime contre l’humanité, Jules Ferry, l’Etat colonial comme unité institutionnelle en métropole et dans les colonies, une certaine conception des « droits de l’homme » confondant « le masculin, le national et l’universel », la fabrication des « indigènes » et de celles et ceux qui ne le seraient pas, les rhétoriques républicaines et le travail forcé, le régime de l’indigénat, les résistances toujours sous-estimées voire niées des populations contre assujettissement, les normes arbitraires imposées et les découpages des populations en fonction des relations de pouvoir…

Je ne partage l’idée que les émancipations passent nécessairement par la construction d’« Etat-nation. » Outre la remise en cause fondamentale et nécessaire des découpages artificiels créés par les puissances coloniales, la forme historique de l’Etat-nation ne me semble pas être aujourd’hui un passage obligé émancipateur. L’idée de « destin du peuple français » me parait plus que discutable.

 

Il m’a semblé important de souligner particulièrement ces premiers chapitres. La lecture du livre confirme l’apport d’une orientation assumée de l’histoire populaire, à rebrousse-poils des histoires officielles et institutionnelles.

Je laisse à chacun·e le plaisir de découvrir les temps du XXème siècle, de la première guerre mondiale aux luttes sociales et leurs épisodes révolutionnaires, de la crise économique de la fin des années 20 au Front populaire, « Finalement, la principale leçon que l’on peut tirer du Front populaire, c’est que des revendications sociales que les experts, les gouvernants et les patrons jugeaient « utopiques », « irréalistes », voire « suicidaires » devinrent légitimes dès que les dominés réussirent à construire un rapport de force qui leur était favorable », de la colonisation aux luttes anti-coloniales, du chauvinisme choisi par les organisations majoritaires du mouvement ouvrier (PCF et SFIO) contre l’internationalisme et l’émancipation des peuples, de l’Etat français déportant les populations juives à sa négation dans les reconstructions « historiques » de l’après seconde guerre mondiale, de la « Libération » au temps « du droit d’avoir des droits » (les droits des êtres humains et non la réduction masculiniste française des « droits de l’homme »), de la Guerre d’Algérie à l’anticolonialisme concret – pendant que d’autres votaient les « pouvoirs spéciaux » -, des années 60 au refus de la guerre au Vietnam et au soutien au FLN, des bouleversements socio-économiques à 1968, de l’irruption du « petit écran » aux dimensions consuméristes, des mobilisations autonomes de la jeunesse à celles des féministes…

Il y aurait beaucoup remarques, plus ou moins importantes à faire suivant les sujets. Je n’en ferais qu’une. Sauf à avoir une vision réductrice, masculine, ouvriériste et natio-centrée du prolétariat, les restructurations socio-économiques et les défaites politiques ne font pas « la dernière nuit du prolétariat » au profit d’une extension de ce que certain·es nomment les classes moyennes… Discutons plutôt des formes politiques que peuvent prendre les luttes pour l’émancipation, sans céder à des catégorisations niant les contradictions d’un système mondialisé d’exploitation et de dominations…

Les questions sociales, appréhendées de manière militante, ont trop longtemps été réduites, découpées, hiérarchisées. Découpage entre luttes syndicales et politiques, entre luttes « ouvrières » et luttes d’autres des salarié·es, entre luttes dans le secteur industriel et luttes locales citoyennes, entre défense de l’emploi et préservation de l’environnement, etc. Sans oublier l’insistance sur les dimensions nationales au mépris des interactions internationalistes – dont les effets délétères, se poursuivent au sein même des couches populaires – et sans oublier, non plus, le colonialisme et l’impérialisme français, l’aveuglement aux divisions et hiérarchies sexuées et/ou de racisation.

Pour le dire autrement la focalisation sur un seul des rapports sociaux, en l’occurence celui de classe, dans l’oubli des autres rapports sociaux et de l’imbrication permanente de ceux-ci, a profondément divisé et divise encore de manière autrement plus prégnante les « classes populaires » que les affirmations d’auto-défense, qu’elles soient qualifiées d’« identitaires » ou de luttes pour des droits collectifs des groupes stigmatisés… Et pour le dire avce insistance, l’histoire des femmes ne peut être traitée dans une série de paragraphes – comme en « complément » de celle des hommes, elle doit innerver l’ensemble des analyses.

La « classe ouvrière » ne s’est jamais réduite aux « ouvriers » d’industrie dans l’oubli presque généralisé des « ouvrières et des employées ». La définition sociologique des classes est, à mes yeux, inadéquate pour rendre compte des rapports sociaux et des rapports de production (en particulier l’utilisation des seules catégories socio-professionnelles, du niveau de salaire ou d’études, de la propriété de l’habitation – ce qui est bien différent de la propriété de biens de productions, ou la fantasmatique notion de « classes moyennes » aux frontières sans cesse étirées). Il s’agit d’un facteur de dépolitisation qui empêche de saisir les particularités et les évolutions des différents groupes au sein même de celles et ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre, du prolétariat.

 

Reste une question, que je pose maintenant à toustes les auteurs et autrices, pourquoi ne pas utiliser une écriture plus inclusive ? – le point médian, l’accord de proximité, les historien·es, les habitant·es, les acteurs et les actrices, les militant·es, les ouvrier·es, les employé·es, pour rendre visibles les unes et les autres, les iels et toustes.

Comme dans ma note sur le récent ouvrage d’Alain Bihr, j’indique pour les lectrices et les lecteurs qui pourraient être effrayé·es par la taille de l’ouvrage, la grande lisibilité de l’ensemble, le choix d’une langue commune, la clarté des analyses et des expositions.

Une somme qui permet d’appréhender des spécificités temporelles dans ce territoire aujourd’hui nommé France. Un formidable récit historique et politique, l’analyse des résistances et des espérances, une passionnante exposition guidée par un regard tourné vers l’égalité et l’émancipation.

Gérard Noiriel : Une histoire populaire de la France

De la guerre de Cent Ans à nos jours

Editions Agone, Marseille 2018, 832 pages, 28 euros

Didier Epsztajn

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