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Olivier Delorme : « L’UE est une construction fondamentalement anti-démocratique »

Olivier Delorme est à la fois historien et écrivain. Ses domaines de compétence vont du génocide arménien à la Grèce – sur laquelle il a écrit une œuvre monumentale en trois tomes « La Grèce et les Balkans ». Si son travail évolue à la lisière entre la littérature et l’histoire la plus érudite, c’est pour un livre engagé et volontiers polémique que nous avons décidé de l’interroger. En effet, Olivier Delorme est farouchement opposé à l’Union européenne et c’est dans cette optique qu’il publie en 2016, « 30 bonnes raisons pour sortir de l’Europe » (éditions H&O), véritable réponse aux lieux communs qui circulent autour de cette institution anti-démocratique et néolibérale. Voici la seconde partie de notre entretien. 

Le Comptoir : L’influence incroyable des lobbys sur la politique européenne ne participe-t-elle pas aussi du déni de démocratie au niveau européen ?

23376087_10214352121975055_1399199142483839564_nOlivier Delorme : Elle en est un des symptômes les plus alarmants. C’est le cas à la Commission européenne, où les règles de déontologie sont d’une remarquable élasticité. Hier commissaire, demain membre du conseil d’administration d’une grande entreprise dont quelques mois plus tôt on “régulait” le secteur. On n’en finirait pas de citer des exemples : j’y consacre un chapitre de mon livre. Sortie de fonction à la Commission, où elle a traité la réglementation d’Uber, en octobre 2014, la Néerlandaise Neelie Kroes entre au Comité de conseil en politique publique d’Uber en mai 2015 ; la Danoise Coonie Hedegaard, commissaire à l’Action pour le climat, intègre, elle, le Comité international de durabilité de Volkswagen au moment où cette entreprise est convaincue de fraude massive aux émissions de CO2 ; le Slovène Janez Potočnik, commissaire à la Science et à la Recherche (2004-2010) puis à l’Environnement (2010-2014), qui n’a cessé de jouer la montre pour empêcher l’interdiction des pesticides tueurs d’abeilles, devient président du Forum pour le futur de l’agriculture, financé par le géant suisse de la chimie Syngenta… qui produit le pesticide Cruiser incriminé dans la mort des abeilles. Sans même parler du cas emblématique Barroso/ Goldman Sachs.

L’actuelle Commission a même érigé le conflit d’intérêt en une espèce de règle ! On a confié l’Énergie et le Climat au fondateur et principal actionnaire de deux sociétés pétrolières espagnoles ; l’Environnement, les Affaires maritimes et la Pêche à l’actionnaire principal du plus gros bétonneur de côtes maltais ; avant le Brexit, la Stabilisation financière, les Services financiers et l’Union des marchés de capitaux étaient revenus au dirigeant britannique d’un cabinet de lobbying dont les clients se nomment la banque HSBC et la société de transaction financière SWIFT.

La situation est tout aussi scandaleuse au prétendu parlement où les fédérations patronales ont table ouverte, fournissent aux élus des textes qui, copiés-collés, sont soumis au vote et le plus souvent adoptés grâce à la connivence des groupes conservateur (Parti populaire européen), social-démocrate et libéral.

Mais le mélange des genres règne aussi chez les hauts fonctionnaires qui passent avec une grande facilité, et tolérance de la part de l’UE, au service d’entreprises qu’ils conseillent ensuite sur la manière de faire valoir leurs intérêts dans les méandres de ladite UE. Sans compter que les lobbys patronaux, déguisés en organismes scientifiques industriels de droit belge, fournissent la plupart des experts auxquels l’administration européenne a recours pour l’élaboration de ses textes. Bref, c’est dans une endogamie permanente et généralisée que vivent la Commission, son administration, les parlementaires, les lobbys et leurs experts.

« Il y a là un véritable bouillon de culture, hors sol, où s’épanouissent d’autant plus librement la connivence et la collusion que le citoyen est loin et tout contrôle réel absent. »

Il serait absurde de prétendre que le pantouflage et le lobbying n’existent pas au niveau national, mais ce que la proximité entre élus et électeurs limite au niveau national ne connaît plus aucun frein dans la promiscuité entre eurocrates – députés, commissaires, fonctionnaires – et ceux qui, demain, leur offriront une lucrative fin de carrière ou un recyclage s’ils ne sont pas réélus. Sur quelques kilomètres carrés de quartiers chic bruxellois, on voisine, on copine, on met ses enfants dans les mêmes écoles, on déjeune dans les mêmes restaurants… Il y a là un véritable bouillon de culture, hors sol, où s’épanouissent d’autant plus librement la connivence et la collusion que le citoyen est loin et tout contrôle réel absent.

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Martiros Sarian

Critiquer l’Union européenne : n’est-ce pas un leurre, alors que le Conseil, c’est-à-dire les États, a un rôle primordial – et renforcé ? L’UE n’est-elle pas avant tout l’émanation des État-nations ?

Comme vous le savez, les exécutifs dans les différents États membres (sauf le Danemark qui en 1992 s’est privé des immenses avantages de l’euro, grâce à quoi il est un des pays économiquement les plus prospères de l’UE) ont systématiquement choisi, dès lors que les résultats des référendums qu’ils avaient organisés sur des questions européennes n’étaient pas conformes à ceux que “l’Europe” attendait, soit de faire revoter le peuple sous la menace (Irlande, 2001 et 2008), soit de violer les résultats (France et Pays-Bas en 2005, Grèce en 2015), au risque de discréditer un peu plus une démocratie déjà vidée de l’essentiel de son contenu sur les sujets essentiels par les traités européens. Et on ne sait pas encore si le vote des Britanniques de 2016 sera respecté ou non.

En effet, les traités de Rome reconnaissent aux exécutifs nationaux une capacité de blocage : c’était la concession nécessaire pour qu’ils ne connaissent pas le même sort que celui de la CED (Communauté européenne de défense). Et ce fut la raison pour laquelle de Gaulle, en 1958, décida de ne pas sortir du traité de CEE (Communauté économique européenne), tout en laissant dépérir celui de l’Euratom, dans la mesure où il considérait que l’atome relève de la seule souveraineté nationale. En outre, lors de la crise de la chaise vide (1965-1966), il montra qu’on pouvait contraindre la Commission à renoncer à ses prétentions insanes.

Mais pour que, à travers le Conseil, les exécutifs nationaux fassent valoir les intérêts dont ils ont la charge, encore faut-il qu’ils ne fassent pas prévaloir l’idéologie, celle dont l’Europe est à la fois le paravent et le moteur. Certains le font : la Cour constitutionnelle allemande a constamment réaffirmé que le Bundestag était le seul représentant légitime du peuple allemand et qu’il devait donc discuter – en amont ! – des positions du gouvernement dans les négociations européennes. En pleine crise dite grecque, la chancelière interrompit ainsi plusieurs fois les pourparlers afin d’aller demander l’autorisation de son Parlement sur les solutions envisagées.

Mais de fait la complexité et l’opacité voulues des procédures de décision à l’intérieur de l’UE – afin de permettre, en application de la méthode Monnet, les micro coups d’État techniques dont les opinions ne peuvent percevoir la portée – visent un seul but : soustraire les décisions prises au niveau européen à la souveraineté populaire. En outre, le pouvoir d’initiative de la Commission, organe technocratique – malgré la réforme purement cosmétique ayant institué une procédure carnavalesque d’investiture censée combler le “déficit démocratique” des institutions –, lui permet bel et bien de prédéterminer les décisions du Conseil par ses positions idéologiques comme par sa capacité à retarder, déformer ou bloquer les décisions qui n’y sont pas conformes – on l’a vu récemment, une énième fois, à propos des perturbateurs endocriniens.

« En réalité, la Cour s’est imposée comme un législateur à part entière, qui crée du droit en dehors de tout contrôle démocratique, ses décisions s’imposant aux États sous peine de sanction. »

J’ajoute que la jurisprudence construite de manière aberrante par la Cour de justice de l’UE (institution peu connue qui joue un rôle particulièrement néfaste auquel je consacre un chapitre de mon livre), dès lors qu’elle s’arrogea, en 1979, sans que personne, ni les exécutifs nationaux ni les traités, ne le lui ait conféré, le droit exorbitant d’interpréter ces traités en fonction des buts que la Cour leur fixe, enferme les pouvoirs exécutifs nationaux dans un carcan de plus en plus contraignant. En réalité, la Cour s’est imposée comme un législateur à part entière, qui crée du droit en dehors de tout contrôle démocratique, ses décisions s’imposant aux États sous peine de sanction.

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Martiros Sarian

Aujourd’hui, chaque gouvernement se trouve donc obligé de respecter un “acquis communautaire” (directives, règlements, jurisprudence de la Cour) qu’on peut estimer à un total de 36 000 normes représentant plus de 100 000 pages (mais c’est le Code du travail qu’il faut alléger !) que les Parlements nationaux, transformés en chambre d’enregistrement d’Ancien Régime, doivent transcrire dans leur droit national.

Hors de l’UE, lorsqu’une nouvelle majorité arrive au pouvoir, elle peut abroger ou modifier des dispositions adoptées par l’ancienne. Mais dans l’UE cette faculté n’existe plus. Une nouvelle majorité arrivant au pouvoir n’importe où dans l’Union doit appliquer, sous peine de sanction, ce que tous les gouvernements issus des majorités précédentes ont accepté de laisser inscrire dans le droit européen – ce que j’appelle dans mon livre “l’effet cliquet”. Et engager une négociation pour les modifier débouche généralement sur un trompe l’œil, comme on l’a vu récemment avec la prétendue révision de la directive “travailleurs détachés”, les États bénéficiaires du statu quo s’opposant logiquement à sa transformation réelle. Ainsi, dans le carcan de l’UE, les alternances politiques ont-elles progressivement perdu toute signification.

Il s’agit là, d’ailleurs, de la raison fondamentale, au-delà des raisons contingentes, pour laquelle le peuple britannique, qui a créé le plus vieux parlement au monde, la plus vieille démocratie représentative et dont le patriotisme est avant tout parlementaire, a décidé de sortir de l’UE. Parce que l’UE est une construction fondamentalement et intrinsèquement anti-démocratique. Et qui ne peut être réformée (dans le sens que certains prétendent souhaiter), simplement parce que, dès l’origine, elle a été conçue exactement pour servir à quoi elle sert : dessaisir les peuples de la maîtrise de leur destin.

Seriez-vous davantage favorable à une Union européenne où le Parlement européen aurait droit d’initiative législative et fonctionnerait comme n’importe quel parlement national ?

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Cela, comme l’Europe sociale, relève du vœu pieux. Un Parlement, avec un p majuscule, ne peut être que l’expression d’un peuple qui a conscience de former une nation. Or, comme je l’ai déjà dit, il n’y a, à mes yeux, ni peuple ni nation européens. Quand on paye ses impôts à Paris, à Bordeaux ou à Toulouse, on ne se soucie pas de la part qui ira en Lozère, en Corse ou en Haute-Saône, parce que les Français forment un peuple et que la France est une nation ; mais les Allemands, les Néerlandais, les Finlandais, les Autrichiens, les Slovaques, etc., refusent que leurs impôts servent à remédier aux déséquilibres que provoque l’euro en Grèce, en Italie, en Espagne, au Portugal, etc. Le refus de ces transferts est même si violent qu’il a provoqué des réactions et manifestations intra-européennes de type raciste : il y a peu, dans un stade de Thessalonique, on a vu par exemple des supporters allemands sortir des billets de cinquante euros pour les agiter au nez des supporters grecs. En outre, il est simplement absurde de vouloir nous faire croire qu’un peuple européen pourrait naître de la concurrence libre et non faussée, d’une monnaie, de contraintes budgétaires, d’objectifs de déficit, de politiques punitives, du démantèlement de toutes les protections sociales et, au final, de l’injonction faite à tout Européen de devenir un bon Allemand.

On voit bien comment la Yougoslavie ou l’URSS n’ont pas survécu à la disparition de la contrainte, combien restent fragiles les États espagnol, italien ou belge. Alors prétendre faire un “homme européen” (comme les totalitarismes d’autrefois voulaient créer un “homme nouveau”) à partir d’un Finlandais et d’un Grec, d’un Irlandais et d’un Hongrois, que tout ce monde-là va se reconnaître dans un Parlement, qui serait plus représentatif et démocratique parce qu’il serait élu de telle ou telle manière ou parce qu’il aurait tel pouvoir en plus, est une illusion. Ce qui pose problème, ce n’est pas telle ou telle institution, tel ou tel mécanisme, ce sont les fondements même de cette prétendue “construction européenne” qui n’est qu’une “déconstruction” de la démocratie représentative et de l’État social, résultats des luttes des deux derniers siècles au moins, conquis dans le cadre national – parce que c’est dans le cadre national (et seulement dans ce cadre à mon avis) que peuvent se faire les mobilisations, la coagulation des volontés qui permettent ces conquêtes.

Le parlement européen, sans majuscule (car, ainsi que je le montre dans mon livre, il n’a rien d’un vrai Parlement), n’est qu’un ectoplasme, où tout se règle non par le combat politique, mais par le marchandage, la combine et le renvoi d’ascenseur entre trois groupes. Et c’est bien la raison pour laquelle les citoyens des États membres de l’UE qui, malgré le passeport, ne sont pas des citoyens européens, sont moins nombreux, à chaque scrutin, à voter pour cette assemblée sans légitimité.

Cela dit, vu la situation politique en Italie, en Pologne, en Hongrie, en Finlande, en République tchèque, en Autriche, en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Suède, au Danemark – voire en France ou en Allemagne avec la percée de l’AFD –, et vu la montée, partout, de la défiance à l’égard de l’UE, la configuration du prochain parlement risque d’être singulière : que se passerait-il si les groupes qui dominent cette assemblée depuis 1979 y perdaient la majorité ?

En parlant d’évolution favorable, vous consacrez une bonne partie de votre ouvrage au mythe de l’Europe sociale. Pourquoi serait-ce irréaliste d’imaginer une Union européenne qui viserait à répartir les richesses à un niveau plus large que la nation ?

Je commence mon chapitre sur l’impossibilité d’une Europe sociale par cette citation : « Vous savez aussi combien est illusoire la libre circulation des travailleurs, si vous ne leur assurez pas, à l’heure qu’il est, des droits élémentaires à la sécurité sociale valables dans n’importe quel pays ». Elle pourrait être écrite aujourd’hui ; elle est extraite d’un discours du 16 novembre 1954 prononcé par André Renard, secrétaire général adjoint de la Fédération générale des travailleurs de Belgique et président du Comité consultatif censé représenter la société auprès de la Haute-Autorité de la CECA.

« Dès l’origine, la construction européenne s’est faite autour de la concurrence. »

Pourquoi voulez-vous que ce qui n’est pas advenu en soixante-quatre ans advienne demain, alors que la gauche s’effondre ou disparaît presque partout en Europe, justement du fait que le carcan européen l’a privée de toute capacité à “changer les choses” puis, logiquement, de toute crédibilité face aux électeurs ? On peut aussi souhaiter qu’il pousse des dents aux poules ou des plumes aux serpents !

Dès l’origine, la “construction européenne” s’est faite autour de la concurrence. Pas de la coopération ni du progrès social. Et les traités successifs n’ont fait que la renforcer comme élément sur lequel repose tout l’édifice.

Encore le traité de Rome ne parle-t-il que de concurrence non faussée. Mais l’Acte unique de 1986 la transforme en concurrence non faussée… et libre. Ce qui dans un système de libre échange où les capitaux, les marchandises et les travailleurs doivent circuler librement, aboutit à faire du prétendu “coût du travail” la seule variable d’ajustement. Dans un pareil système, le capital va logiquement se placer là où le travail coûte le moins (délocalisations), ou bien il fait venir des travailleurs qui coûtent moins (travailleurs détachés) et entrent en concurrence avec des travailleurs protégés et mieux payés. La conséquence en est – afin de “restaurer la compétitivité” – une course sans fin au moins-disant salarial et social, à la flexibilité et à la destruction des “rigidités” (protections sociales et droit du travail) jusqu’à voir reparaître sous d’autres noms (auto-entreprise, uberisation) le travail à la tâche. Tandis que les services publics rebaptisés “services d’intérêt général” ou “services d’intérêt économique général” doivent eux aussi s’ouvrir à la concurrence d’opérateurs privés ou être privatisés – les protections sociales spécifiques à ces services devant au passage être sacrifiées sur l’autel de la concurrence. Et une fois encore, les réalités couvertes par cette novlangue – la liquidation de deux siècles de conquêtes sociales dans le cadre national – sont sanctuarisées par les traités et par la jurisprudence de la Cour, nonobstant des appareils syndicaux que le système s’agrège en leur délivrant des financements ainsi que de généreuses prébendes dans des instances décoratives.

Enfin, toute virtualité d’Europe sociale, aussi évanescente fût-elle, a disparu avec l’euro et l’élargissement des années 1990. L’élargissement, parce que les travailleurs des anciens États d’Europe sous hégémonie soviétique ont des salaires minimums et médians huit à neuf fois inférieurs à ceux d’Europe de l’Ouest. L’euro, parce que cette monnaie violemment dysfonctionnelle est surévaluée pour la plus grande partie des États et sous-évaluée pour l’Allemagne et quelques autres États, ce qui la conduit à donner des avantages compétitifs de plus en plus exorbitants aux pays les plus forts, donc à les enrichir toujours plus, tout en étouffant les pays les plus faibles qui, ne pouvant plus agir sur le taux de change de leur monnaie, se voient contraints de diminuer les salaires et de vaporiser tout droit social, avec comme conséquence la disparition programmée des classes moyennes, dont on sait qu’historiquement leur développement a permis l’enracinement de la démocratie.

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Martiros Sarian

Au stade terminal, comme on parle du cancer, vous avez la Grèce où les salaires et les pensions ont baissé de 40 à 50 % en dix ans, où les autres prestations sociales ont été réduites plus encore quand elles n’ont pas disparu, où l’imposition des plus pauvres a explosé, où le droit social a été à ce point “flexibilisé” que d’innombrables salariés ne sont plus payés qu’un mois sur deux, trois ou cinq selon le seul bon vouloir des patrons, où la petite propriété est spoliée par les banques et l’État, et où le politique a perdu toute crédibilité – ce qui ouvre la voie aux pires aventures.

Comment, autrement qu’en rêve, penser que vingt-huit ou vingt-sept gouvernements et parlements pourraient s’entendre pour renverser l’élément central de soixante ans de “construction européenne” – la concurrence, la libre circulation des travailleurs et des capitaux – et inverser la logique de destruction de l’État social qui en découle ? Il s’agit là d’une chimère, et ceux qui y croient ou feignent d’y croire sont soit de dangereux naïfs soit des illusionnistes cyniques.

La présidentielle de 2017 a été l’occasion de voir les failles – régulièrement moquées – du discours un peu bancal de sortie de l’UE par Asselineau, qui ne propose pas grand-chose de plus qu’une telle sortie… Or, il est inconcevable pour un militant de gauche de ne défendre qu’une sortie sans l’adosser à un projet politique plus global et radical – sinon on tombe dans le souverainisme de droite à l’anglaise, et l’on risque de voir simplement le libéralisme économique relocalisé au niveau national. Concrètement, à quoi doit servir la sortie de l’UE selon vous ?

Permettez-moi d’abord de vous dire que je suis en désaccord avec votre analyse du Brexit, et ceci n’est pas accessoire. C’est au contraire déterminant pour répondre à votre question. D’abord parce que 37 % des électeurs du Labour ont voté Leave et parce que le Leave a fait ses meilleurs scores dans les bastions travaillistes à électorat populaire. C’est donc l’aile gauche du Labour, sans laquelle le Brexit n’aurait pas gagné, qui a voté Leave, alors que son aile droite, blairiste, votait massivement Remain. D’ailleurs, Jeremy Corbyn, qui porte le désir de la base d’une regauchisation du parti contre l’establishment travailliste pro-européen, n’a fait qu’une très molle campagne pour le “Remain” et vu ses positions passées, comme ses réactions au scrutin, on peut même penser que, s’il n’avait pas craint de briser le parti, il aurait pu faire campagne pour le “Leave”.

Remarquez aussi que Teresa May, qui arrive au pouvoir à la suite du Brexit, marque sa volonté de rompre avec le thatcherisme, prononce devant les siens des mots comme « Il est temps de rappeler le bien que l’État peut faire. L’État est là pour apporter ce que les individus et le marché ne peuvent pas faire » ou bien « Il s’agit de bâtir un pays, non pour une poignée de privilégiés, mais pour chacun d’entre nous ». Son gouvernement publie un livre vert qui présente une stratégie très interventionniste de l’État dans la reconquête économique, notamment pour les zones désindustrialisées – ce qui constitue une rupture idéologique de taille avec le thatchero-blairisme comme avec la doxa européiste. Je ne crois donc pas que le Brexit puisse être qualifié “de droite”.

Ensuite, si vous observez le résultat des élections législatives que provoque Teresa May un peu moins d’un an après le référendum sur le Brexit, que constatez-vous ? D’abord que, contrairement à ce qui se passe partout en Europe, la participation électorale augmente au Royaume-Uni pour se rapprocher des niveaux des années 1980-1990, au moment où les électeurs britanniques ont eu à trancher des choix politiques forts, avant que l’appartenance à l’UE n’indifférencie les politiques conservatrice et travailliste.

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Martiros Sarian

Mais vous observez aussi que, contrairement à ce qui se passe également partout en Europe, les deux principaux partis sortent renforcés du scrutin : les conservateurs obtiennent  3,3 millions de voix et 5,6 % de plus qu’en 2015 ; les travaillistes gagnent 3,5 millions et 9,6 % : le Brexit produit donc à la fois une remobilisation et une repolarisation de l’électorat, alors que, dans l’UE, les partis conservateurs classiques et socio-démocrates voient leur électorat s’éroder jusqu’à devoir de plus en plus souvent gouverner ensemble – qu’il s’agisse de grandes coalitions à l’allemande (jusqu’à quatre partis aux Pays-Bas depuis 2017) ou de “partis champignons” à la mode En Marche.

Pourquoi ? parce que dans l’UE l’alternance est devenue formelle et dépourvue de contenu, dans la mesure où l’UE surdétermine les politiques économique, budgétaire, monétaire, commerciale, sociale, le droit du travail, le niveau des salaires, le démantèlement des services publics, etc. Ce qu’a exprimé Juncker au lendemain des élections grecques de janvier 2015 : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». C’est-à-dire : il n’y a plus de choix démocratique du tout. Dès lors pourquoi voter “à gauche”, puisque la gauche mène la même politique que la droite, nonobstant quelques aménagements cosmétiques ? Et pourquoi voter tout court ?

Les Grecs, transformés en animaux de laboratoire, en font l’amère expérience depuis que le gouvernement de gauche dite radicale a trahi les résultats du référendum qu’il avait lui-même convoqué, pour conduire une politique semblable ou pire que celle des gouvernements socio-démocrates et de droite auxquels il a succédé. On en verra les désastreuses conséquences politiques lors du prochain scrutin législatif, au plus tard en septembre 2019. En termes de participation : dans un pays où elle a longtemps été égale ou supérieure à 80 %, où elle a chuté après l’intégration européenne, jusqu’à 56,6 % en septembre 2015, elle pourrait descendre sous les 50 %. En termes de discrédit des forces traditionnelles : les sondages indiquent que le désaveu de Syriza ne profiterait que très médiocrement à la droite dite classique, qui semble stagner dans les plus basses eaux électorales de son histoire.

Aussi, à mes yeux, la double leçon des exemples britannique et grec est-elle la suivante : en indifférenciant des forces politiques contraintes de mener la même politique, le carcan européen décrédibilise le politique et tue la démocratie ; la sortie de ce carcan revivifie au contraire le débat politique en recréant du clivage sur le fond et en permettant de nouveau l’affrontement sur des projets vraiment différents, non sur l’élégance, la bonne mine ou l’âge du capitaine.

« Il faudra bien créer les conditions d’un rassemblement majoritaire groupant, dans l’arc démocratique, des gens de gauche et de droite qui ne sont pas d’accord sur l’après mais qui jugent indispensable qu’il y ait un après. »

Dans ces conditions, la sortie de l’UE ne peut être ni de droite ni de gauche. Elle est juste nécessaire pour pouvoir refaire de la politique. On ne saurait attendre d’elle qu’elle prédétermine les choix qu’il reviendra, ensuite, aux électeurs de trancher, entre projets concurrents. Elle est seulement indispensable pour rouvrir le champ des possibles. Car si l’on ne peut être certain que les politiques suivies après la sortie seront “de gauche”, on l’est en revanche que, sans la sortie, elles seront de plus en plus “à droite”. Et pour que la sortie devienne possible, il faudra bien créer les conditions d’un rassemblement majoritaire groupant, dans l’arc démocratique, des gens de gauche et de droite qui ne sont pas d’accord sur l’après mais qui jugent indispensable qu’il y ait un après – comme cela s’est passé au Royaume-Uni.

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Martiros Sarian

Cela dit, je pense aujourd’hui que la dissolution de l’UE n’interviendra plus de manière apaisée, négociée, régulière, comme il serait souhaitable. À cause de l’absence de courage de toutes les forces politiques constituées, de leur refus d’expliquer clairement pourquoi il faut sortir de cette impasse, de leur obstination à cultiver l’ambiguïté et les artifices (Plan A – Plan B, désobéissance aux traités…) traduisant soit l’illusion tragique qu’on peut changer quoi que ce soit à cet édifice, soit la volonté de cacher qu’on ne fera rien. C’est notamment vrai pour les gauches qui restent fascinées par ce boa européen qui les digère : en refusant de porter un projet de rupture cohérent, elles font logiquement le lit, dans l’électorat populaire, de droites alternatives (Orban, la Lega, l’AFD…) qui répondent, avec d’autres points forts que le social, à sa demande de protection nationale. La seconde raison, c’est l’incapacité des groupes souverainistes de différentes orientations à coaguler dans une espèce de nouveau Conseil national de la Résistance susceptible de mener l’indispensable bataille d’opinion. Si Asselineau a eu le mérite de poser, pour la première fois clairement dans un scrutin national en France, la question de la sortie, il l’a posée dans des termes trop juridiques pour être audible, alors qu’il faudrait la poser dans des termes résolument politiques.

Au point où nous en sommes, ce sont donc à mon avis les tares de l’euro et de l’UE qui les feront s’effondrer sur eux-mêmes de façon inopinée, à la manière de l’Union soviétique. Probablement cela se produira-t-il à la faveur d’un “accident industriel” dont nous ne pouvons prévoir ni la nature ni le moment. Qu’il s’agisse d’une inévitable nouvelle crise financière internationale, d’une baisse rapide et massive du dollar provoquant l’explosion en vol de la zone euro par l’étouffement de 90 % des économies de la zone qui n’ont pas des fondamentaux comparables à ceux de l’Allemagne, de la multiplication d’événements électoraux tels que ceux qu’ont connus la Hongrie, la Pologne, l’Autriche, l’Italie, conduisant à un blocage plus ou moins complet de la Commission et du parlement, ou bien…

Mais ce jour-là, les citoyens des vingt-sept États de l’UE réaliseront à quel point ils ont été bernés durant des décennies par l’oligarchie, comme par les gauches qui auront refusé de saisir à bras-le-corps la question européenne. Quelles seront alors les conséquences de leur inconséquence actuelle ?

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