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Des chiffres pour appréhender l'anti-Mélenchonisme de la presse

Connivence, solidarité de classe, soumission à la logique de marché et aux actionnaires : nombreuses sont les raisons qui, comme l’a montré Serge Halimi dans Les nouveaux chiens de garde [1], poussent les médias dominants et leur cohorte d’experts et éditocrates à se comporter en défenseurs de l’ordre social établi et de la contre-culture néolibérale. Il a aussi été démontré, grâce à La fabrication du consentement [2] de Chomsky et Herman ou L’opinion, ça se travaille [3] de Serge Halimi et Dominique Vidal, comment le système médiatique agit docilement au service des impérialismes nationaux, et en France d’une stratégie alignée sur celle de l’Otan.

Manifestement, ces idées sont à contre-courant de celles que porte Jean-Luc Mélenchon depuis des années. Quand en 1999, il s’oppose aux frappes de l’OTAN en ex-Yougoslavie, la presse les soutient largement en reprenant sans discernement la communication de l’organisation militaire [3] dont il prône aujourd’hui la sortie. Quand, en 2005, il est en première ligne de l’opposition au projet de traité constitutionnel européen, les médias mènent une campagne caricaturale pour le « oui » [4]. Quand il participe à tous les mouvements sociaux d’envergure des dernières années, la presse les dénigre activement. Dans ce cadre médiatique déjà naturellement défavorable à Jean-Luc Mélenchon, il est illusoire d’espérer qu’il puisse y bénéficier d’un traitement tout à fait honnête. Il est intéressant de constater que ce n’est effectivement pas le cas, sur la base d’analyses quantitatives conformes aux résultats indépendants de Thomas Guénolé.

La base de données europresse, qui regroupe 3500 titres de presse, est capable d’estimer la tonalité de chacun de leurs articles parmi trois options : positive, neutre, ou négative. Cette méthode, qui repose sur la comptabilisation des mots à connotation positive ou négative, possède certes des limites - en particulier, elle est incapable de déceler les sarcasmes -, mais sur de grands échantillons d’article, elle reproduit assez fidèlement les résultats obtenus par des analystes. Observant ainsi la tonalité moyenne, mois par mois, des articles mentionnant plusieurs personnalités politiques, on peut estimer la teneur globale de leur traitement médiatique. Extrayant les données pour la période de janvier 2012 à aujourd’hui, on obtient les résultats suivants :

Figure 1: Fraction d’articles à tonalité négative selon europresse pour
chacune de ces personnalités politiques sur la période du 1er janvier 2012 à
aujourd’hui.

Les personnalités politiques sur ce graphe peuvent être classées en deux catégories. La première est celle de ceux qui jouissent d’une certaine bienveillance médiatique, avec une tonalité négative moyenne aux environ de 30 %. Il n’est pas surprenant de voir que le taux le plus faible (26 % seulement) est atteint, parmi cette liste, pour Alain Juppé. En 1995, l’excellent documentaire de Pierre Carles, Juppé, forcément..., exposait la campagne médiatique qui l’avait soutenu lors des municipales à Bordeaux. Cette année là, l’appui des médias au « plan Juppé » et leur mobilisation contre le mouvement social qui le combattait avait suscité la création de l’association de critique des médias Acrimed. Onze ans plus tard, à grand renfort de unes et sondages, il nous était vendu, en vue des primaires de la droite et du centre, comme le meilleur « rempart » contre le Front National [5].

En face, la seconde catégorie qui apparaît est celle des « cibles » du système médiatique, dans laquelle on retrouve Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan ainsi que... Jean-Luc Mélenchon.

Reductio ad Lepenum

On peut être surpris de constater que Jean-Luc Mélenchon est aussi repoussant (46 % de contenu négatif), pour la presse, que l’extrême droite. Pourtant, une des méthodes récurrentes de dénigrement de Mélenchon est, très précisément, l’assimilation fallacieuse à l’extrême droite. Pendant la période du 1er février au 22 avril 2017 de la campagne présidentielle, 17 % des articles à son sujet faisaient aussi référence à Marine Le Pen. Pour Benoit Hamon, qui était pourtant jugé suffisamment proche du candidat de la France Insoumise pour que soit envisagée une candidature commune, ce chiffre n’atteint même pas les 4 %. Durant cette même période, seuls 8 % des articles sur Nicolas Dupont-Aignan mentionnaient également la candidate du Front National, bien qu’il la ralliera après le premier tour. On peut ainsi lire que Mélenchon et Le Pen sont « jumeaux », « mariés », « en couple », « unis », « en tandem », « main dans la main ».

Cette rhétorique absurde est particulièrement fréquente dans Le Monde, dont on se souvient de la une illustrée d’un dessin de Plantu intitulé « L’ascension des néopopulismes » représentant les deux, côte-à-côte, lisant le même discours, et arborant un brassard rouge inspiré de celui des SS. Le « journal de référence », ne s’est d’ailleurs pas retenu, pendant la campagne présidentielle, de publier des textes tels que « Le Pen, Mélenchon : un même danger pour l’Europe » ou encore « Les programmes de Le Pen et Mélenchon pourraient nuire gravement à la science ». Et le même journal, qui en général ne se gêne pas pour rassembler l’extrême droite xénophobe du Front National et la gauche écosocialiste de la France Insoumise derrière l’étiquette confuse des « populismes », de critiquer, très sérieusement, l’appellation alt-left pour désigner les progressistes aux États-Unis car elle fait écho à l’alt-right néofasciste : « En mettant sur le même plan suprémacistes néonazis, militants antiracistes et défenseurs des droits civiques, Donald Trump reprend à son compte une vieille stratégie d’extrême droite. [...] Sa mention par les tenants de l’alt-right rentre dans une logique de ”fausse équivalence”, une stratégie consistant à mettre en scène des comparaisons, sans tenir compte du contexte politique ou des faits historiques ».

Lepénisme médiatique contre Mélenchon-bashing

On regrette que les éclairs de lucidité du Monde soient d’horizon si limité. Car la paille américaine de l’équivalence alt-left/alt-right conduit au même effet justement dénoncé que la poutre française de l’assimilation Mélenchon/Le Pen : la dédiabolisation de l’extrême droite. Et cette dédiabolisation, les médias en ont bien souvent été l’instrument. « Grâce à Marine Le Pen, le côté macho et patriarcal du parti d’extrême droite appartient désormais au passé », décrète Europe 1. « La rébellion ne se niche plus dans le vote rouge mais bleu marine » affirme Le Monde.

À l’inverse, Mélenchon fait l’objet d’un processus de diabolisation médiatique, par la construction d’un personnage tyrannique et colérique reposant en partie sur des choix iconographiques particuliers (couleurs sombres, visage ombragé) et le recours à des photographies peu avantageuses. En étudiant 1985 photographies de personnalités politiques utilisées en illustrations d’articles du Monde avec un algorithme de reconnaissance d’émotion par apprentissage automatique [6] (figure suivante), on observe ainsi que Mélenchon semble exprimer de la colère dans un tiers des images. Ce taux est inférieur à 10 % dans le cas de Marine Le Pen.

Figure 2: Émotions liées à 1985 photographies illustrant les articles au sujet de chacune de ces personnalités politiques sur le site du Monde, depuis le 1er janvier 2012. L’identification des émotions est réalisée par un algorithme d’apprentissage automatique.

Cette dédiabolisation de Marine Le Pen, parallèle au dénigrement de figures alter-systèmeprogressistes comme Mélenchon, n’est pas le seul moteur médiatique de l’extrême droite. Il faut aussi ajouter la large diffusion des thèmes du Front National par la médiatisation croissante des « faits-divers qui font diversion » , et des unes racoleuses sur l’immigration ou l’islam à tel point que les français estiment en moyenne à 30 % la population musulmane en France alors qu’elle est en réalité d’à peine 8 % [7]. De tels dysfonctionnements du système d’information nous conduisent à déplorer, malgré la forme d’hostilité manifestement de façade de la presse quantifiée plus haut, la réalité du lepénisme médiatique. Et quand il faut vraiment choisir entre « les extrêmes » , pour certains le choix est vite fait. Il faut se souvenir des jubilations de la presse lorsque Mélenchon perdit à Hénin-Beaumont en 2012 face à Marine Le Pen.

« Vous êtes au tapis, vous êtes KO » s’exclamait BFMTV , pendant que d’autres se félicitaient de le voir « dézingué » , « rhabillé pour l’hiver » (Europe 1), et « étrillé » après avoir « pris une douche » en se faisant « sortir » par cette « rouste » (Libération). Après tout, pour Yves Thréard du Figaro, « Mélenchon est le pire des xénophobes » . Et toutes ces petites voix médiatiques de résonner comme un écho de « plutôt Hitler que le Front Populaire ». La dépravation de la presse sous la collaboration, déjà, avait motivé les ordonnances - avortées - de 1944 pour la liberté de la presse, elles-mêmes inspirées du programme du Conseil National de la Résistance.

Que faire ? D’abord, remettre la question des médias dans le débat politique, même si cela implique d’assumer pleinement la conflictualité avec un système dysfonctionnel, plutôt que de le cautionner avec l’espoir d’en obtenir l’assentiment. Ensuite, bien sûr, il nous faut contourner les médias dominants, que ce soit en soutenant la presse alternative, ou en investissant les autres lieux du débat public - y compris la rue qui déplaît tant à certains. À ce titre, une initiative ambitieuse comme Le Média est salutaire. Elle semble d’ailleurs répondre à une véritable demande, puisqu’elle a collecté plus d’un million d’euros depuis le lancement de sa campagne, le 11 octobre.

 

Source : Marianne

Lucas Gautheron

Étudiant à l'ENS de Cachan et militant de la France Insoumise.

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