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La guerre sans fin au Yémen

Le Yémen, pays de 28 millions d’habitants, est au bord de l’anéantissement. L’Arabie Saoudite impose aux Yéménites un blocus maritime, terrestre et des bombardements incessants. Malgré le troisième budget militaire au monde, elle est incapable de mener une guerre de reconquête terrestre. Selon l’ONU et les services de renseignements militaires américains, 22 millions de Yéménites ont  besoin d’aide humanitaire en urgence et 7 millions sont au bord de la famine. Pour couronner le tout, une épidémie de choléra s’est développée et ravage le pays. On estime à un million le nombre de malades. Un enfant Yéménite meurt toutes les dix minutes de la famine ou de la maladie.

A ce bilan déjà catastrophique s’ajoute la multiplication des crimes de guerre dont se rend coupable le régime Saoudien, pourtant allié des occidentaux. L’ONU estime que depuis 2015, les frappes de la coalition arabe ont détruit au moins 70 hôpitaux et que 600 établissements de santé ont cessé de fonctionner en raison de dommages ou de l’absence de fournitures liés au blocus. La coalition n’hésite pas non plus à cibler des écoles et même des bus scolaires. Le 9 août 2018, un bombardement saoudien sur un bus transportant des enfants a fait une cinquantaine de morts et autant de blessés. Toutes les victimes avaient moins de 15 ans et la plupart d’entre eux moins de 10 ans. Depuis le début du conflit, au moins 1 500 écoles ont été détruites, la plupart par la coalition menée par l’Arabie Saoudite.

 

Une nation victime de l’impérialisme

L’impérialisme, et notamment l’impérialisme saoudien, n’est pas un phénomène nouveau au Yémen. Quand s’ouvre le XXème siècle, le Yémen n’existe pas encore et son peuple vit sous la domination de deux puissances impériales. Le nord du pays fait partie de l’Empire Ottoman et le sud de l’Empire Britannique. C’est le nord qui obtient le premier son indépendance grâce à la chute de l’Empire Ottoman en 1918. Le Royaume mutawakkilite du Yémen est fondé la même année par Yahya Muhammad Hamid ed-Din, un imam zaydite. Seul un tiers des yéménites appartient à cette branche de l’islam chiite, le reste étant sunnite. Dès sa fondation, le Yémen du nord subit la violence de son voisin saoudien qui annexe par la force le nord du pays, pourtant peuplé de chiites. Aujourd’hui encore cette région est occupée par les Saoudiens et revendiquée par les nationalistes yéménites. Puis entre 1962 et 1970, le pays est ravagé par une guerre civile qui conduit à la mort d’entre 100 000 et 200 000 yéménites. Même si ses acteurs sont locaux et royalistes chiites contre républicains sunnites, elle est surtout une guerre par procuration entre deux puissances rivales : l’Arabie Saoudite qui soutient les royalistes et l’Egypte qui soutient les républicains [1]. La République arabe du Yémen est proclamée en 1970 et dirigée par le Congrès général du peuple, un parti unique nationaliste arabe et sunnite.

« L’Arabie Saoudite a eu une grande influence sur l’histoire du Yémen. Elle n’a pas hésité à changer de camp en fonction de ses intérêts en soutenant ses ennemis d’hier »

 

cc by Gareth Williams

De son côté le Yémen du sud obtient son indépendance grâce à une révolte menée par différents groupes indépendantistes à partir de 1963. En 1967 est proclamée la République démocratique populaire du Yémen dirigée par le Parti Socialiste du Yémen, de type communiste, marxiste-léniniste et pro-soviétique. Le sud voulant étendre sa révolution socialiste dans le nord, les deux Yémens finissent par s’affronter en 1972. Les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite soutiennent le nord et l’URSS le sud. Heureusement ce conflit est de courte durée et de faible intensité et les deux pays s’unissent en 1990 au sein de la République du Yémen actuelle. Mais petit à petit les nordistes du Congrès général du peuple  écartent du pouvoir les sudistes du Parti socialiste. Soutenus par l’Arabie Saoudite, ils décident alors de proclamer une nouvelle République démocratique du Yémen et déclenchent une nouvelle guerre civile en 1994. Les nordistes, soutenus par les Etats-Unis, écrasent la rébellion, dissolvent le Parti socialiste et le Congrès général du peuple prend le pouvoir.

L’Arabie Saoudite a eu une grande influence sur l’histoire du Yémen. Elle n’a pas hésité à changer de camp en fonction de ses intérêts en soutenant ses ennemis d’hier, en armant les royalistes zaydites contre les républicains puis les républicains contre les sudistes et enfin les séparatistes sudistes.

 

De la présidence Saleh au déclenchement de la guerre civile 

Le Yémen entre dans le XXIème siècle à la fois unifié et profondément divisé. Ali Abdallah Saleh, ancien président du Yémen du Nord et fondateur du Congrès général du peuple, préside le Yémen depuis la réunification en s’appuyant sur le parti unique qu’il dirige et sur l’ancienne élite sunnite du Yémen du Nord. Il mène une politique qui combine autoritarisme, libéralisme économique, islamisme (l’athéisme et le christianisme sont violemment réprimés [2]) et atlantisme (la base aérienne Al-Anad, plus grande base du pays, est cédée aux Etats-Unis). Mais de larges franges de la populations sont délaissées par le gouvernement; les tensions montent. Les chiites zaydites du nord du pays, marginalisés politiquement, économiquement et religieusement depuis la chute de la monarchie, réclament l’autonomie.

« Avec la multiplication des conflits aux périphéries du Yémen, il ne manquait plus qu’une étincelle en son centre pour que tout explose : le Printemps arabe »

En 2004 le groupe Ansar Allah, plus connu sous le nom de Houthis, du nom de ses fondateurs, lance une insurrection dans le nord du pays avec une rhétorique combinant islamisme chiite, dénonciation de l’impérialisme américain et du “sionisme”. La marginalisation économique et politique touche aussi le sud du pays délaissé par un pouvoir composé quasi exclusivement de nordistes. Pour y répondre le Mouvement du sud, créé par d’anciens cadres sudistes [3], lance une insurrection en 2007 dans le but de récréer un Yémen du sud indépendant. La fin des années 1990 voit le développement de mouvements islamistes qui bénéficient du mécontentement croissant des classes populaires Yéménites. Deux groupes émergent : le Congrès yéménite pour la réforme, aussi appelé Al-Islah, lié aux Frères Musulmans, et surtout al-Qaïda dans la Péninsule Arabique qui lance une insurrection islamistes sunnite dès la fin des années 1990.

Avec la multiplication des conflits aux périphéries du Yémen, il ne manquait plus qu’une étincelle en son centre pour que tout explose : le Printemps

arabe. A partir de janvier 2011, le peuple Yéménite descend dans la rue pour exiger la démocratie et le départ de Saleh. Au terme de cet immense

 

Manifestation à Sanaà en 2013.  cc by William Brody

mouvement de contestation de plus d’un an, Saleh finit par démissionner et laisse la place à son vice-président Abdrabbo Mansour Hadi, originaire du sud et considéré comme un homme de consensus.

Les choses auraient pu s’arrêter là mais Saleh n’est pas près à abandonner le pouvoir. Il s’allie avec ses anciens ennemis Houthis et, à l’aide des forces gouvernementales restées fidèle à Saleh les Houthis, prend la capitale du Yémen, Sanaa, en janvier 2015. Il proclame la constitution d’un nouveau gouvernement, le Comité révolutionnaire, regroupant Houthis et les partisans de l’ancien président Saleh. Le président Hadi quant à lui s’enfuit à Aden, ancienne capitale du Sud-Yémen, et s’allie aux séparatistes sudistes et aux Frères Musulmans. Al-Qaida, rejoint ensuite par l’Etat Islamique, en profite pour s’emparer de territoires à l’est du pays et déclare la guerre à l’ensemble des autres belligérants du conflit. La guerre civile yéménite vient de commencer.

 

L’évolution du conflit : enlisement et guerre de puissances

Comme souvent dans l’histoire Yéménite, ce qui commence comme un conflit local finit par attirer l’attention des puissances régionales. La guerre civile yéménite devient alors le lieu d’affrontement entre trois puissances régionales : l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis et l’Iran. Prenant prétexte d’une percée des forces Houthis qui avait atteint Aden, l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis et leurs alliés interviennent dans le conflit aux côtés des forces fidèles au président Hadi et parviennent à faire reculer les Houthis. Ces derniers se rapprochent de plus en plus de l’Iran et du Hezbollah. Si l’Arabie Saoudite accuse les Houthis d’être à la solde de l’Iran depuis le début du conflit, la réalité est plus complexe.

Les Houthis n’appartiennent pas à la même branche du chiisme que les Iraniens, les Irakiens ou le Hezbollah libanais. Sur bien des points, le chiisme zaydite yéménite ressemble plus au sunnisme qu’au chiisme duodécimain des iraniens. Au début des années 2000, ces derniers soutenaient plutôt les séparatistes sudistes qui, en tant qu’anciens alliés de l’URSS, partageaient leur anti-américanisme. Mais avec l’intervention saoudienne les choses ont changé et les Houthis se sont fortement rapprochés de l’Iran et du Hezbollah, s’alignant de plus en plus sur eux tant idéologiquement que visuellement. Le mouvement se met à faire référence au Velayat-e faqih, idéologie officielle de la République islamique d’Iran et de ses alliés, et le logo des Houthis change pour s’inspirer de celui du Hezbollah. Même les interventions vidéos de leur leader Abdul-Malik al-Houthi se calquent sur celles d’Hassan Nasrallah, leader du Hezbolah. L’intervention de l’Iran reste cependant très limitée car elle se contentait d’envoyer des armes et des conseillers aux Houthis.

« Au nom d’un alignement aveugle sur l’Arabie Saoudite et d’une diabolisation de l’Iran, nos gouvernements ont cautionné un régime criminel qui n’a pas hésité à imposer un blocus à un peuple entier »

Avec l’enlisement du conflit, des tensions apparaissent au sein de chaque camp à partir de 2017. A Aden, la rupture entre l’Arabie Saoudite et le Qatar au niveau international conduit à une répression des Frères Musulmans d’Al-Islah, proches du Qatar. Mais surtout l’alliance fragile entre Hadi et les séparatistes sudistes vole en éclat avec le limogeage par Hadi de plusieurs cadres sudistes. En représailles, les sudistes créent une nouvelle autorité, le Conseil de transition du Sud, avec pour but l’indépendance du Sud-Yémen et chassent les forces fidèles à Hadi d’Aden. Si l’Arabie Saoudite maintient son soutien à Hadi, les Emirats Arabes Unis choisissent, eux, de soutenir les séparatistes sudistes. Pendant ce temps à Sanaa, l’alliance entre les Houthis et Saleh se fissure, ce dernier étant favorable à la recherche d’un compromis avec l’Arabie Saoudite. Un conflit armé éclate alors au coeur de la capitale et l’ancien président Saleh meurt le 4 décembre 2017. Ses partisans menés par son neveu Tarek Saleh s’allient à Hadi et aux sudistes et prennent les armes contre les Houthis, même si cette nouvelle alliance entre les ennemis d’hier semble très fragile.

En décembre 2018, un cessez le feu est instauré et des négociations entre les différents camps débute. L’avenir nous dira si le calvaire du peuple yéménite va enfin prendre fin. Mais quoiqu’il arrive, nous ne devons pas oublier l’attitude des gouvernements et des médias occidentaux au cours de ce conflit. Au nom d’un alignement aveugle sur l’Arabie Saoudite et d’une diabolisation de l’Iran, nos gouvernements ont cautionné un régime criminel qui n’a pas hésité à imposer un blocus à un peuple entier, tout comme ils refusent de condamner le non moins criminel gouvernement turc. Quant à nos médias, d’habitude si prolixes à dénoncer les actes des alliés de l’Iran, ils ont brillé par leur silence. Les hôpitaux du Yémen semblent moins les intéresser que les hôpitaux d’Alep. Ce conflit doit aussi nous pousser à nous interroger sur nos alliance géopolitiques dans la régions. La Turquie, l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis sont-ils réellement des alliés fiables et acceptables ? L’agonie du peuple Yéménite semble nous donner des éléments de réponse.

 

Article réalisé par Raphaël Sandro.

 

[1] 70 000 soldats égyptiens furent envoyés pour appuyer quelques 3 000 rebelles républicains yéménites dans ce qui fut plus une invasion étrangère qu’une réelle révolution.

[2] L’apostasie, c’est à dire le fait pour un musulman de quitter sa religion, est punie de mort et la charia, la loi islamique, est la base de la loi yéménite.

[3] Bien que dirigé par d’anciens cadres marxistes et utilisant les symboles de l’ancien Yémen du sud communiste, le mouvement séparatiste sudistes n’a pas d’idéologie claire et regroupe, selon les mots de Jean-Philippe Rémy reporter pour Le Monde; “des marxistes convaincus, des salafistes

Source : Reconstruire

 

 

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