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Bonheur obligatoire

D’inspiration foucaldienne, cet ouvrage entend porter l’estocade contre les « sciences du bonheur », bien vite devenues un dispositif de soft power et un outil de gouvernement des âmes et des corps au service de l’idéologie néolibérale. Le titre, qui rappelle la célèbre dystopie d’Huxley, donne le ton de l’ouvrage en soulignant « comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies ». L’essai – car c’en est un – expose rapidement l’objectif des auteurs : mettre en évidence la vanité et le danger des autoproclamées « sciences du bonheur ».

L’équation 50-40-10

Dans cette démarche, les auteurs n’en sont pas à leur coup d’essai. Eva Illouz est titulaire d’un Ph.D. de l’université de Pennsylvanie, où précisément est née la psychologie positive. Ses recherches sont centrées sur la sociologie des sentiments et elle s’est de longue date opposée à la psychologisation du social et aux nouvelles normes liées à l’avènement de l’homo psychologicus.

Après s’être intéressée aux dimensions sociologiques de l’amour ou encore à la fabrique du capitalisme émotionnel, elle se penche désormais sur les « apôtres » de la psychologie positive, afin de montrer que « le bonheur, tel qu’il est formulé aujourd’hui, n’est rien d’autre que l’esclave des valeurs imposées par la révolution culturelle néolibérale » (p. 17). Pour cette entreprise, elle a choisi de travailler avec Edgar Cabanas, également spécialiste critique de la psychologie positive, puisque ce docteur en psychologie de l’université de Madrid a travaillé sur les usages économiques, politiques et sociaux du bonheur.

La démonstration se déroule en cinq chapitres à la prose enlevée. Le premier retrace l’histoire des principales disciplines des « sciences du bonheur » – psychologie positive et économie du bonheur – en se focalisant essentiellement sur leurs deux prophètes, Martin Seligman et Richard Layard. Malgré leurs résultats « disparates, ambigus, peu concluants et même contradictoires » (p. 45), elles sont parvenues à prescrire l’idée que le bonheur est un bien mesurable et objectivable, par les fameuses enquêtes dites de « bien-être subjectif », si bien que « le bonheur s’est imposé comme une des principales boussoles économiques, politiques et morales de nos sociétés néolibérales. » (p. 64).

Le constat peut paraître abrupt dans le contexte français, tant les journaux télévisés, comme les politiques publiques, restent dominés par la croissance et son indicateur phare, le PIB. Mais il est vrai que les sondages de bien-être subjectif sont régulièrement mis en avant, présentés comme des vérités scientifiques révélées – ce qu’ils ne sont pas – et instrumentalisés pour justifier le monde tel qu’il est et refuser toutes velléités de subversion de l’ordre établi.

Le second chapitre s’attaque au contenu de ces disciplines, pour montrer comment l’homme heureux qu’elles proposent comme modèle correspond parfaitement à l’idéal néolibéral. Les théoriciens de la psychologie positive ont, en effet, proposé une « formule du bonheur » selon laquelle le bonheur de chacun dépendrait pour moitié des gènes, pour 40 % de facteurs psychologiques essentiellement liés au regard porté sur sa vie et pour seulement 10 % des « circonstances de vie et autres facteurs extérieurs » (p. 83).

En d’autres termes, chacun est responsable de son bonheur, qui n’est guère déterminé par le social. « Fort douteuse sur le plan scientifique » (p. 83), cette équation du bonheur semble provenir en droite ligne de l’idéologie néolibérale et invite perfidement à abandonner toute volonté de changement sociopolitique pour se retirer dans une « citadelle intérieure », afin de trouver en soi-même les clés du bien-être.

Responsable de son bonheur

Le troisième chapitre traite du travail. Les auteurs montrent de manière convaincante que la pseudo-prise en compte du bien-être des salariés n’est qu’une nouvelle forme, plus insidieuse, de domination. Ainsi les psychologues sont souvent utilisés pour faire admettre sans heurts les licenciements, accroître la productivité des salariés ou les recruter en scrutant « la positivité émanant de leur personne », plutôt que leurs compétences techniques (p. 128).

De même, les transformations organisationnelles liées à la fonction émergente de Chief Happiness Officer ne sont que cosmétiques, et les discours vantant l’autonomie et la flexibilité « incitent salariés et collaborateurs de l’entreprise à intérioriser le contrôle exercé sur eux par l’employeur » (p. 132), y compris chez les salariés occupant des fonctions subalternes peu valorisées. Les bénéfices sont immédiats pour l’entreprise et ses dirigeants, mais beaucoup moins évidents pour le salarié devenu responsable des contradictions organisationnelles et des tensions sociales.

Le chapitre suivant passe en revue les qualités du citoyen heureux selon les sciences du bonheur, pour détruire méthodiquement l’injonction à « gérer ses émotions ». Les sciences du bonheur construisent l’idéal d’un citoyen entrepreneur de lui-même, le « psytoyen » dont les qualités princeps sont « l’auto-management émotionnel, l’authenticité et l’épanouissement personnel » (p. 155).

Pour ces nouveaux moralistes qui dénient l’existence de processus psychiques inconscients, « les individus seraient tous pourvus d’un même mécanisme psychologique, ou muscle interne, qui leur permettrait de se gouverner totalement », si bien qu’ils conseillent d’ « acquérir et développer ces aptitudes au bon gouvernement de soi ». (p. 156).

Coupable d’être malheureux

Le chapitre final décrit les conséquences du sacre du bonheur dans l’univers normatif et souligne que les « chantres de la psychologie positive ne se sont pas contentés de décrire ce que devait être, à leurs yeux, le bonheur : ils ont surtout prescrit ce que devait être une bonne vie » (p. 224). Chemin faisant, ils ont classé les émotions en deux catégories étanches – les positives et les négatives – et ordonné d’éliminer les négatives.

Les auteurs de l’ouvrage montrent que c’est impossible (la psychologie positive aura du mal à mettre fin à la maladie et à la mort, pour ne prendre qu’un exemple), mais encore que ce n’est pas souhaitable, dans la mesure où les émotions négatives peuvent avoir des conséquences positives. Surtout, la construction de l’idéal de l’individu heureux aggrave la douleur de ceux qui souffrent, dans une sorte de double peine : non seulement ils souffrent, mais ils s’en sentent coupables.

En conclusion, les auteurs estiment que les sciences du bonheur ne nous donneront jamais les clés du bonheur, mais recèlent un vieux fonds de bon sens sous une parure scientifique particulièrement pernicieuse. Elles constituent bien un nouvel outil de gouvernement pour produire de l’obéissance. Le dossier à charge est bien construit et cohérent. L’ouvrage vient à point nommé pour donner le contrepoint d’un discours devenu dominant. Son succès en France s’explique sans doute aussi par les résistances que l’idéologie du bonheur y a rencontrées, plus fortes que dans d’autres espaces du monde occidental [1].

Un objectif révolutionnaire ?

Cependant, plusieurs points méritent d’être discutés. L’ouvrage rappelle que l’essai est à la science ce que la science-fiction est à l’innovation : tous deux ouvrent des programmes de recherche et l’écho reçu par ce livre pourrait avoir le mérite d’en lancer un. Pour le réaliser, il conviendrait de réaliser une étude plus approfondie de ces « apôtres des sciences du bonheur », que les auteurs assimilent tous un peu rapidement à des charlatans avides de profit ; par exemple en lançant une démarche prosopographique ou d’observation participante.

De même, l’analyse un peu rapide des méthodes et acquis de ces « 64 000 recherches » seraient peut-être à reprendre, afin d’établir un bilan plus nuancé. Certes, la psychologie positive peut souvent se résumer à une nouvelle méthode Coué, mais le propre de la psyché humaine est justement sa plasticité. Certaines capacités psychologiques méconnues méritent sans doute d’être exploitées, ce qui ne signifie pas renoncer à toute volonté de changement sociopolitique : que l’idéologie sous-jacente aux sciences du bonheur soit dans l’ensemble néolibérale ne signifie pas qu’il faille lui abandonner ce champ, bien au contraire.

Finalement, le point d’achoppement principal porte sur les valeurs devant orienter la recherche et l’action. L’excipit de l’ouvrage (« ce sont la justice et le savoir, non le bonheur, qui demeurent l’objectif moral révolutionnaire de nos vies ») révèle une option quasiment religieuse, qui a sans doute informé toute l’entreprise des auteurs.

Or cet ancien axiome paraît aujourd’hui susceptible d’être réinterrogé. Certes, la justice sociale doit évidemment prévaloir ; mais l’objectif du bonheur n’est pas exclusif de l’égalité, et certains juristes envisagent actuellement un horizon de justiciabilité du bonheur [2]. Dès lors, l’assimilation parfois un peu rapide de la recherche individuelle du bonheur à un idéal égoïste et injuste, ainsi que l’interdiction explicite de toute possibilité de savoir scientifique en la matière, nécessiterait sans doute des démonstrations plus amples.

Quant au savoir, postuler la connaissance comme fin en soi pose une question axiologique qui ne peut avoir de réponse que démocratique. Comme les auteurs nous invitent à juste titre à ne pas suivre les prescriptions d’autorité, et dans un souci d’équilibre, rappelons ces vers d’Anna de Noailles :

Retenez, du savoir, ce qu’il faut au bonheur ;
On est assez profond pour le jour où l’on meurt. [3]

Edgar Cabanas, Eva Illouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paris, Premier Parallèle, 2018, 270 p.

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