Face à Bruxelles, le pari de l’insoumission

 

LUnion européenne n’est pas un super-État dont la volonté, inexorable, s’imposerait aux États membres. Elle n’est pas non plus un État fédéral, détenteur d’une souveraineté européenne. En réalité, elle est une organisation internationale : son existence est fondée sur des traités, au même titre que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), par exemple. De fait, ses membres conservent leur souveraineté ; ils n’obéissent à ses règles que parce qu’ils y ont consenti en adoptant ses traités.

Désobéir est légal. Cela s’appelle une option de retrait. Par ce mécanisme, un État peut décider souverainement qu’il se soustrait à une partie des règles de l’Union européenne. Il peut négocier une option d’emblée — ainsi, lorsque les accords de Schengen devinrent partie intégrante des règles de l’Union à la suite du traité d’Amsterdam, le Royaume-Uni et l’Irlande obtinrent de ne pas les appliquer. Il peut aussi la négocier après coup : le Royaume-Uni avait par exemple obtenu de ne pas être justiciable de la charte sociale européenne en 1989 (il l’acceptera quelques années plus tard). Cette option de retrait peut également être décidée par un État membre sans négociation. En 2003, la Suède organisa un référendum national sur l’euro ; le « non » ayant récolté 56 % des voix, elle annonça à la Commission européenne qu’elle n’adopterait pas cette monnaie, ce qui constitue une option de retrait sans négociation. La riposte de la Commission fut foudroyante : elle en prit acte.

Une autre forme — plus brutale — de désobéissance consiste à ne pas respecter une règle de l’Union européenne et à compter sur son propre statut de grande puissance pour échapper à toute sanction. C’est ce que fait l’Allemagne, qui, à force de dumping fiscal et social, a affiché un excédent courant trop important — 7,7 % du produit intérieur brut (PIB) en 2014 au lieu des 6 % autorisés (1) ; elle devrait logiquement être sanctionnée au titre du règlement européen no 1176/2011.

En outre, on pourrait concevoir l’élaboration d’un autre traité. Après celui de Maastricht, en 1992, ont été conclus ceux d’Amsterdam (1997), de Nice (2001) et de Lisbonne (2007), ainsi que le pacte budgétaire (2012). Autrement dit, l’adoption d’un nouveau traité, présumée impossible, a eu lieu tous les cinq ans, en moyenne.

Une nouvelle forme de construction européenne peut parfaitement naître à tout moment, car l’Union européenne n’a jamais eu le monopole de l’Europe. Plusieurs organisations se superposent et se juxtaposent, sans coïncidence exacte de leurs périmètres. Outre l’Union, on peut citer la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) ou l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Plusieurs organisations peuvent même coexister, comme c’est déjà le cas avec l’Union européenne et le Conseil de l’Europe.

Un processus de négociation fondé sur un rapport de forces et sur des jeux d’alliances

Le Brexit ne prouve l’impossibilité de négocier ni une grande option de retrait ni l’adoption d’un nouveau traité pour toute l’Union. En effet, il n’y a eu aucune négociation avant la décision des Britanniques, prise par référendum (52 %), de quitter unilatéralement cette organisation internationale.

Les traités actuels, et tous les précédents, ne peuvent être modifiés qu’à l’unanimité des États membres ou ne prévoient pas de procédure de révision. Mais il est faux d’en déduire l’impossibilité de réformer l’Union. L’expérience le prouve : au lieu d’utiliser la procédure de révision à l’unanimité, les États membres ont contourné cette difficulté en empilant les traités.

Notre stratégie d’insoumission est une stratégie diplomatique, avec pour vis-à-vis les gouvernements des autres États membres, qui seront nos interlocuteurs principaux. Potentiellement, tous seront tantôt des alliés, tantôt des adversaires. En d’autres termes, nous engagerons un processus de négociation fondé simultanément sur un rapport de forces et sur des jeux d’alliances évolutifs. Nos interlocuteurs ne seront pas des statues de sel, muettes, et le résultat final sera le fruit de nos interactions. Cette stratégie doit donc, pour couvrir les cas de figure prévisibles, prendre la forme d’un scénario à tiroirs.

Son application commencera le jour où La France insoumise ou, le cas échéant, une force politique plus large prendra le pouvoir par les urnes. Le nouveau gouvernement proposera alors aux autres États membres d’adopter, en remplacement des traités actuels, un traité refondateur de l’Union européenne (2). Cette proposition inclura les transformations écologiques et sociales que nous jugeons indispensables. La transition écologique de notre système économique et énergétique doit être planifiée et rendue obligatoire. La politique agricole commune doit passer de l’agriculture productiviste à l’agriculture paysanne écologiquement responsable, fondée sur un système de quotas. Il faut instaurer un protectionnisme solidaire européen, c’est-à-dire proposer aux autres puissances économiques de nouveaux traités de commerce équitable et taxer les importations en fonction des conditions économiques, sociales et écologiques de production et d’acheminement.

Il faut abolir la contrainte de l’austérité budgétaire et mettre sur les rails l’harmonisation fiscale et sociale par le haut dans toute l’Union. La politique de privatisation forcée des services publics pour les transformer en marchés oligopolistiques doit cesser, et les États membres doivent pouvoir renationaliser ceux qui ont déjà été touchés. Il faut un moratoire sur le remboursement des dettes publiques, afin d’en faire évaluer la part de « dette odieuse » par des audits citoyens. L’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE) vis-à-vis des gouvernements doit être abolie ; ses priorités de politique monétaire doivent devenir le plein-emploi, la transition écologique et le rachat des dettes des États membres. Enfin, la taxation des transactions financières (taxe Tobin) et la séparation stricte entre banques d’affaires et de dépôt doivent être instaurées pour discipliner le système financier.

Selon la mesure considérée, nous pourrons nous satisfaire de l’inscrire dans un nouveau traité européen comme objectif à atteindre à moyen terme, ou faire au contraire de son application immédiate une condition sine qua non. Bien évidemment, le principe même d’une négociation implique que nous n’obtenions pas nécessairement satisfaction sur tout. Quoi qu’il en soit, il appartiendra au peuple français d’approuver ou pas le fruit de la négociation, en se prononçant par référendum.

Dans l’attente du résultat de la négociation, la France désobéira à toutes les règles qui empêchent l’application de notre programme de gouvernement, « L’avenir en commun ». Ce sera donc une option de retrait unilatéral et provisoire. Trois issues deviennent ensuite possibles.

La première : l’adoption d’un traité refondateur de l’Union européenne par ses États membres.

La deuxième : un accord pour que la France et tous les pays favorables à sa proposition initiale procèdent à une option de retrait collective. Ces pays se soustrairont ainsi à toutes les règles de l’Union empêchant la mise en œuvre de leur projet politique. Par définition, la liste de ces pays ne peut être dressée aujourd’hui, car elle dépendra des choix exprimés par les gouvernements du moment.

La troisième issue conduit à une porte close : c’est le blocage de la négociation avec « nos partenaires européens ». Les guillemets s’imposent, car, en l’état actuel du rapport de forces géopolitique dans l’Union, l’expression « nos partenaires européens » s’apparente à une périphrase pour désigner le gouvernement de l’Allemagne, seule puissance en mesure de bloquer une négociation ouverte par la France. Berlin, et non Paris, prendrait alors la responsabilité d’enclencher l’engrenage conduisant la France et ses alliés à sortir des traités pour fonder ensemble une nouvelle construction européenne appliquant le projet politique précité — élargie, le cas échéant, à des pays européens non membres de l’Union européenne ou à une partie de la rive sud de la Méditerranée.

Ces trois scénarios n’ont pas des chances égales de se produire. La première issue est improbable au vu de la ligne antisociale et antiécologique de la plupart des gouvernements des États membres de l’Union européenne. Elle n’est cependant pas impossible : l’exemple du général Charles de Gaulle en 1965 (qui débouchera sur le « compromis de Luxembourg ») tend à montrer qu’un État membre peut obtenir de nouvelles règles par la désobéissance (la « politique de la chaise vide ») (3).

Pour obtenir un accord satisfaisant, il faut avoir une solution « hors table »

La deuxième issue est très probable, car, dès les origines de l’Union européenne, les fortes divergences de projets politiques se sont déjà résolues au moyen de l’option de retrait. Récemment encore, le Portugal a obtenu sans coup férir d’appliquer une politique économique et sociale contraire à l’austérité « recommandée ». La troisième issue, enfin, est hautement improbable dès lors que le compromis raisonnable d’une grande option de retrait est possible.

Il est toutefois indispensable que La France insoumise prévoie ce qu’elle ferait dans ce troisième cas. Deux grandes raisons à cela. D’une part, à plusieurs reprises et récemment encore, l’Allemagne a provoqué des convulsions très graves en Europe par l’expression de sa volonté de puissance. Ce fut par exemple le cas lors de sa marche forcée à la réunification, au risque de provoquer de fortes tensions avec la Russie, inquiète à l’idée que l’OTAN s’étende à un ancien membre du pacte de Varsovie, voire à plusieurs. L’extrémisme austéritaire allemand a aussi joué un rôle moteur dans la catastrophe humanitaire grecque. Il faut donc être préparé au cas où, une fois de plus, Berlin plongerait le continent dans une crise politique.

D’autre part, dans toute négociation, obtenir un accord satisfaisant nécessite d’avoir une « solution hors table », c’est-à-dire une issue unilatérale au blocage de la négociation ; et, surtout, d’être réellement prêt à la mettre en œuvre le cas échéant. Ne pas prévoir un tel scénario, c’est montrer d’emblée à ses interlocuteurs qu’il leur suffit d’aller au blocage pour que vous n’ayez plus d’autre choix que la capitulation. La reculade du premier ministre grec Alexis Tsipras en 2015 vaut avertissement à cet égard. Symétriquement, c’est parce que la détermination à sortir des traités européens en cas de blocage est bien réelle et, surtout, assumée d’emblée comme telle que la probabilité d’obtenir une vaste option de retrait devient extrêmement forte.

Thomas Guénolé

Politiste, coresponsable de l’école de formation politique de La France insoumise.

Source : Le Monde Diplo

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