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L’effondrement qui vient est une chance à saisir

S’il existe dorénavant un relatif consensus autour de l’idée même d’effondrement – ce qu’il désigne, ce à quoi il fait référence – la pertinence de l’inquiétude qui l’entoure est trop peu débattue. Qui plus est, si le concept d’effondrement semble avoir fait son chemin – tous les ans, dans le journal de référence Le Soir, en Belgique, les lecteurs ont la possibilité de choisir le nouveau mot de l’année ; en 2018, c’est « collapsologie » qui a été sélectionné – il reste discuté par des profils identiques, avec le risque, à terme, qu’il ne devienne un mot vidé de toute substance et surtout, qu’il ne désigne qu’un des aspects de son objet.

 

Empire romain, empire Zhou... Nombre d’effondrements ont eu lieu dans l’Histoire

 

Nous pensons qu’il ne faut pas avoir peur de dire calmement que l’effondrement qui vient est une solution, et pas un problème. Ou plutôt, qu’il est possible de faire d’un problème une solution, pour peu que l’on s’en donne les moyens.

 

Nombre d’effondrements ont eu lieu dans l’Histoire. L’effondrement de l’Empire romain est l’exemple qui revient le plus régulièrement, mais un nombre important d’autres empires ont aussi connu les joies d’un effondrement rapide. L’empire Zhou, au troisième siècle avant notre ère, la civilisation Harappéenne de la vallée de l’Indus qui a disparu vers 1750 avant notre ère après seulement 700 ans d’existence, l’ancien empire d’Égypte, la civilisation Mycénienne ou encore celle des Mayas… L’idée même d’effondrement a de tout temps revêtu des symboliques très fortes : qu’on songe ici à l’Atlantide, cette île gigantesque évoquée par Platon dans deux de ses Dialogues, le Timée et le Critias. L’effondrement de cette île a accouché d’une abondante littérature, aussi bien scientifique qu’ésotérique : signe que les Hommes ont toujours été curieux de cette notion.

 

Les causes de l’effondrement ont été discutées aussi bien dans L’effondrement des sociétés complexes [1] de Joseph A. Tainter, que par Jared Diamond dans son livre Effondrement [2], ou encore, plus près de nous, dans Comment tout peut s’effondrer [3] de Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Ces causes peuvent être multiples : disparition d’une ressource vitale, catastrophe naturelle, invasion militaire, etc. Par ailleurs, la raison qui semble prendre le pas sur toutes les autres est d’ordre énergétique.

 

L’effondrement de la société industrielle ne marquera pas la fin du monde, mais la fin d’une certaine idée du monde

 

Les sociétés humaines – à plus forte raison, les sociétés industrielles modernes – comme tous les systèmes vivants, ne fonctionnent que grâce à un flux continu d’énergie. Or, plus ces sociétés se complexifient et plus les individus fonctionnent en réseaux, plus la quantité d’informations à traiter devient importante : l’augmentation du flux continu d’énergie est de fait exponentiel. Lorsqu’au Paléolithique supérieur (-35 à -10 000 ans environ), Homo sapiens n’avait qu’à maîtriser la fabrication du harpon et de la sagaie pour subvenir à ses besoin élémentaires (les proies fournissant aussi bien la viande que l’huile nécessaire à l’éclairage ou encore les peaux nécessaires à la vêture), l’Homme de 2019 est enchevêtré dans un réseau d’une incroyable complexité : il lui est nécessaire d’avoir un emploi afin de gagner de l’argent, cet argent lui étant indispensable pour acheter une cuisse de poulet sous vide, le poulet ayant été élevé, préparé et conditionné par un nombre conséquent de tiers… Ainsi, plus une société se complexifie, plus la part individuelle d’énergie prélevée va croissante, afin de soutenir la strate supérieure, et ainsi de suite jusqu’à l’institution (le sommet de la pyramide, vulgairement) même. Lorsqu’une de ces parts vient à manquer, tout l’équilibre structurel qui se trouve menacé, et la société s’effondre.

Les civilisations qui se sont effondrées ont toujours été remplacées par d’autres. Pourtant, il existe bien une différence majeure entre hier et aujourd’hui : notre civilisation est désormais mondiale. On trouve des distributeurs automatiques de billets aussi bien en Italie qu’en Chine. La majorité des habitants de l’État de Washington sont salariés, tout comme ceux de Russie. L’électricité est partout présente, parce que partout nécessaire. Ainsi, la pertinence de l’idée même d’effondrement doit être questionnée : si dans l’Histoire, une civilisation s’effondrant ne manquait pas de donner lieu à la naissance d’une autre civilisation, pour la première fois dans l’histoire humaine, une culture s’est rendue mondiale, s’étendant partout sur la planète. Tel un cancer, serait-on tenté d’ajouter. Il n’est pas question de dire que l’effondrement de la société industrielle marquera la fin du monde, mais bien plutôt qu’elle sera la fin d’une certaine idée du monde. Ce faisant, nous serions bien avisés de nous interroger quant à la possibilité de faire de cette fin d’un monde une occasion unique de créer de nouvelles formes d’organisation, et de questionner nos rapports au monde.

 

Profitons-en pour questionner nos représentations de ce qu’est le vivant et notre place au sein de celui-ci

 

L’idée d’effondrement est une idée humaine, et comme la majorité des idées humaines, c’est une idée qui en dit tout autant sur son objet que sur celui qui l’exprime. En l’occurrence, il s’agit là d’une idée biocentrée. 98 % des forêts primaires ont été rasées. Peut-on parler là d’effondrement ? Un nombre colossal d’espèces ont été décimées. Peut-on parler là d’effondrement ? 99 % des zones humides natives ont été détruites. Peut-on parler là d’effondrement ? On ne le voit que trop bien, l’effondrement de notre société industrielle n’est pas nécessairement l’effondrement de toute société. L’effondrement de notre société industrielle ne désigne jamais que… l’effondrement de notre société industrielle. Encore faut-il se convaincre au préalable que les fourmis font société au même titre que les êtres humains. Encore faut-il se convaincre que les forêts amazonienne aussi bien que canadienne font société. Ce que semblent confirmer les études les plus récentes, et ce qui est de plus de plus discuté…

 

L’effondrement ne pourra pas être évité. Il faut faire le deuil de cette idée et se convaincre avec Raoul Vaneigem que l’espoir, en cette matière, est « la laisse de la soumission ». Puisque l’effondrement arrive, profitons de cette occasion pour questionner nos rapports au monde, nos représentations de ce qu’est le vivant et notre place au sein de celui-ci. Et si, en acceptant de voir mourir notre société bâtie sur l’exploitation de l’ensemble du vivant, nous commencions à questionner l’idée même d’anthropocentrisme qui en fut à l’origine ? Si nous choisissions délibérément de changer la focale afin de cesser de modifier le paradigme et plutôt d’en changer définitivement ?

Source : Reporterre

 

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