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«Paris brûle-t-il?» Le retour de l’Eglise par le symbolique

Lundi 15 avril 2019. A 20 h, le président Emmanuel Macron doit faire une importante déclaration à l’issue du « Grand Débat National ». Il doit « répondre aux Français » et annoncer les mesures qu’il a prises suite à cette vaste consultation, elle-même conçue comme une réponse au mouvement des « Gilets Jaunes ». Selon le Figaro du matin même, Macron « joue son quinquennat ». Une commentatrice politique à France Info assure qu’il ne doit « pas décevoir » et tenter de « changer de cadre » sans pour autant « changer de cap ».

Au lieu de la déclaration présidentielle s’affichent sur les écrans télévisuels les images de la cathédrale de Paris en flammes. Une heure plus tôt, un puissant incendie a pris dans la charpente alors en travaux de rénovation. Le feu dévaste en quelques dizaines de minutes la toiture. La flèche de la cathédrale s’effondre devant des milliers de badauds et des millions de téléspectateurs abasourdis. Emmanuel Macron reporte son allocation, toutes les autres informations de France et du monde disparaissent, englouties dans cette émission spéciale qui montre sous différents angles, depuis les rues et les toits de Paris, de fascinantes flammes…

Pourquoi le cours habituel du journal télévisé de 20 heures a-t-il été à ce point perturbé par le traitement de ce que l’on peut légitimement appeler un « fait divers » (un incendie accidentel dans un bâtiment historique) ? Comment le  « 20 heures » de TF1 et France 2, habituellement suivi par 5 millions de téléspectateurs pour chaque chaîne, a-t-il pu se transformer en un long plan séquence, celui d’un toit en flamme, accompagné de commentaires aussi creux que redondants ?

Notre-Dame de Paris. Plus qu’un chef d’œuvre de l’art gothique, un symbole. Le symbole de quoi exactement ? C’est tout l’enjeu du traitement médiatique et des forces concurrentes qui composent le champ médiatique et qui sont en lutte pour la définition de la réalité sociale : donner un sens partageable aux symboles en imposant certaines interprétations au détriment d’autres.  Comment les journalistes, et plus largement les acteurs du champ médiatique, coproduisent-ils et gèrent-il les symboles ? Dans ce cas d’espèce, que dit-il le symbole « Notre-Dame de Paris (en feu) » des relations sociales en France, de la représentation que la population a d’elle-même, de l’idée de ce que l’on pourrait appeler une Nation ?

Le symbole  est remanié, retravaillé par l’événement, dans un processus dynamique propre à toute construction culturelle. Les journalistes ne sont pas les seuls à les manipuler. Devant les flammes, Emmanuel Macron a reporté sine die un discours décisif, ne pouvant prendre le risque de livrer les mesures annoncées au spectacle des flammes. Dans le même temps, son silence grandit la flamme.  Un bâtiment gothique en péril éteint en quelque sorte la parole présidentielle. Le politique a lui-même participé à la hiérarchisation de l’information, évaluant les risques à maintenir son propre agenda et les bénéfices à accompagner ce moment d’émotion nationale.

Ce désastre inattendu est un bon point de départ pour mieux comprendre le fonctionnement du champ médiatique français. Il est aussi une étape supplémentaire dans le retour d’un répertoire identitaire confessionnel dans la vie publique française.

 

Paris, cœur de la France et du journalisme centralisé

La ville de Paris concentre les lieux de pouvoir et la région parisienne avec 20 % de la population représente un tiers du PIB national. Le monde des médias est à l’image de cette organisation : en 2015, sur 36 000 détenteurs de la carte de presse, 21 000 résidaient en région parisienne. Être un journaliste qui réussit, c’est être un journaliste parisien, puisque tous les médias d’audience nationale opèrent depuis Paris. L’organisation du champ journalistique est donc étroitement dépendante de celle du monde institutionnel et économique, au détriment des populations et des cultures des autres régions de France. Ainsi Notre-Dame de Paris est devenu un des symboles de la France, alors que l’ensemble du territoire national est riche en chefs d’œuvre d’architecture gothique.

Cette focalisation sur la cathédrale de Paris est relativement récente. Les rois de France étaient sacrés à la cathédrale de Reims et inhumés à la basilique Saint-Denis. La promotion de Notre-Dame comme emblème national commence véritablement avec le sacre de Napoléon en 1804, cérémonie ayant une face religieuse (le sacre proprement dit) et une face civile (le serment fait à la Nation) qui en a fait un « temple national ». Les restaurations de Viollet-le-Duc au milieu du XIXème siècle, précédées par le célèbre roman de Victor Hugo, contribuent à faire de Notre-Dame une icône à la fois parisienne et nationale.

Située en proximité immédiate d’importantes institutions françaises (palais de justice de Paris, préfecture de police, ministère des affaires étrangères, hôtel de ville, etc.), Notre-Dame fait partie du paysage quotidien des journalistes parisiens. Elle est bien implantée dans la géographie des lieux de pouvoir, ce qui en fait un objet légitime de l’attention journalistique quand l’accident survient. Le fait divers devient une affaire nationale de par la grâce de la proximité physique du monument avec les acteurs dominants des champs politique et journalistique français. L’incendie d’une cathédrale de province n’aurait pas eu cette portée, fût-elle celle de Chartres ou de Strasbourg. L’édition spéciale du Monde du 17 avril 2019 propose cette métonymie : « Notre-Dame, notre histoire », comme si le feu avait dévoré le cœur de la Nation.

 

République et catholicisme

Les symboles dont d’autant plus efficients qu’ils ont une certaine ambivalence. C’est le cas de Notre-Dame de Paris, relativement sécularisée et récupérée par la République française, mais qui reste aussi un symbole du catholicisme dont la place dans l’imaginaire national demeure importante. L’édifice appartient à l’Etat, on y célèbre le culte catholique, avec plus de 2000 célébrations par an. Chaque année, l’édifice est visité par 13 millions de visiteurs, sans que l’on puisse faire la part des « touristes » et des « pèlerins ». Comme à l’époque médiévale, les motivations des voyageurs se confondent dans leurs itinérances religieuses, curiosité pour des architectures hors du commun, volonté de s’approcher de reliques, participation à une dimension sacrée et transcendantale par le truchement de son propre corps, la vue directe et la pénétration physique d’un monument chargé d’histoire.

Pourtant, l’église catholique va mal en France. Les sondages, repris par les journaux, enregistrent une pratique religieuse toujours en baisse. Les croyants vont au cimetière, sans relève. Moins de 100 prêtres sont ordonnés en France chaque année, il en faudrait 900 pour que le clergé national se reproduise. Les scandales pédophiles, avec la récente condamnation de l’évêque de Lyon, participe au lent enlisement de l’Eglise catholique comme corps intermédiaire, peu à peu marginalisé par la laïcité à la française conjuguée au matérialisme du marché globalisé.

Notre-Dame appartient donc à l’Etat, mais ce sont des religieux et des croyants qui parlent en premier ce lundi soir à la télévision. Prêtres et évêques défilent : « c’est le lieu où j’ai été ordonné prêtre, où je me suis prosterné, face contre terre, pour offrir ma vie au Seigneur. Voir cela s’écrouler, cela me déchire le cœur », s’écrit Stéphane Esclef dans le Monde daté du 17 avril 2019. Hasard du calendrier, la semaine pascale vient de commencer et l’on peut entendre un écho biblique à cet événement : ‘‘Détruisez ce Temple, et en trois jours je le relèverai.’’ Les Juifs répliquèrent à Jésus : ‘‘Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce Temple, et toi, en trois jours tu le relèverais ! ’’ (Evangile de Jean, chapitre 2).  Comme si le symbole avait, en flambant, produit un signe : oui, l’église peut renaitre, connaitre une forme de résurrection, ce qui renvoie d’ailleurs à l’un des mots d’ordre de la campagne européenne d’Emmanuel Macron, « Renaissance ». Les espaces politiques et religieux s’entremêlent soudain. Une renaissance ou plutôt un rebond politique devait être provoqué ce soir-là par le discours présidentiel suite au Grand Débat national. Elle pourra prendre une autre forme, selon le tic de langage repris par politiques et journalistiques au lendemain de la catastrophe : la cathédrale doit renaitre de ses cendres… Pour ce qui est de la durée souhaité du processus, Macron tranche « juste au milieu » dans la polémique entre Jésus et ses coreligionnaires : ni trois jours, ni quarante-six ans, cinq ans.

L’émotion incite à l’ « union sacrée » et participe à l’universalisation du lieu. Dans le Figaro, Mgr Philippe Marsset, vicaire général du diocèse de Paris déclare : « C’est Notre-Dame du monde entier qui a brûlé.» Devant ce feu, tout Français est invité à se sentir un peu catholique. Croyants et incroyants unis dans la même peine, une communion allant jusqu’à l’osmose, comme « tout le monde était Charlie » après la tuerie de janvier 2015. Notre-Dame est présentée comme étant nécessairement une part de nous-mêmes. En fin de son allocution télévisée du 16 avril, entièrement consacrée au renforcement du groupe national (les luttes sociales, les revendications des « gilets jaunes » sont évacuées au profit d’un « nous » homogène),  le président Macron fait une discrète allusion à la foi chrétienne : «  je partage votre douleur mais aussi votre espérance ». Il s’associe ainsi au groupe des chrétiens catholiques, lui-même considéré comme un pilier de la société républicaine. 

 

Le patrimoine

Alors que le drame n’a heureusement pas fait de morts, une atmosphère de deuil est tombée sur les médias. Des gens pleurent, d’autres se rassemblent et prient. Pour honorer le patrimoine national, le cadrage est, on l’a vu, principalement catholique. Dans le jeu complexe des références qui se déploie pour redire ce qu’est la « communauté nationale », le « patrimoine » a une place privilégiée.

Notons au passage comment la langue française, dans l’usage de ce mot, fait l’amalgame entre le matériel et le culturel, deux formes de capital pourtant bien différentes. En allemand, on utilise deux termes distincts, Vermögen pour ce qui relève de la fortune (Vermögensverwaltung pour la gestion du patrimoine, « Asset-Management ») et Kulturerbe ou nationales Kulturerbe pour ce qui relève de l’héritage culturel, ce qui est transmis par les générations précédentes. Le débat qui va suivre l’incendie sur le financement du coût de la réparation illustre bien, dans la mentalité française, les chevauchements entre culturel et financier mais aussi les interpénétrations entre le monde de la « pure beauté architecturale » et celui de l’économie touristique (7,2 % du PIB français en 2017).

Revenons à cette part du patrimoine national en feu. Les journaux télévisés des chaînes généralistes, majoritairement regardées par des retraités, sont coutumières du traitement des sujets touchant au patrimoine. Depuis longtemps, le 13 h de TF1 aligne en fin d’émission des reportages léchés sur les arts et traditions populaires, les restaurations de monuments historiques ou les événements dans des bâtiments prestigieux. Le patrimoine fait signe vers le passé, volontiers idéalisé, ce qui correspond bien à l’horizon d’attente de ce public. De plus, ces sujets sont consensuels, vendeurs, faciles à produire.

Curieusement, la rédaction de TF1 a été assez prise au dépourvue lors de l’incendie – elle était sans doute toute focalisée sur la déclaration présidentielle prévue, ce qui a donné le lundi 15 avril une prestation assez plate, du niveau de sa concurrente BFM. France 2 a été sur ce point plus réactive, en invitant « l’expert médiatique du patrimoine », Stéphane Bern, à s’exprimer en direct. Le chargé de mission pour le « Loto du patrimoine » verse ses larmes à l’écran : « De voir ces images de Notre-Dame de Paris en flammes, c’est pour nous, Français, assez insupportable, c’est l’image de notre pays, c’est quelque chose qui nous touche au cœur, c’est plus qu’un symbole, on se sent tous meurtris, blessés, je comprends que le chef de l’Etat ait tout interrompu. »

Arrêtons-nous un instant sur ce produit du champ médiatique français, un de ses multiples rouages, à l’intersection des espaces politiques et culturels. Né en 1963 dans une famille polonaise de culture juive, Stéphane Bern est vite attiré par le catholicisme (« J'aime la pompe, l'encens, vais à la messe sans communier », déclare-t-il en 2000 à Libération) et il devient royaliste. Diplômé d’une école supérieur de commerce, il se spécialise rapidement dans la couverture des têtes couronnées d’Europe dans la presse écrite (Dynastie, Voici, Jours de France) puis élargit ses activités dans l’audiovisuel (apparitions régulières sur les chaînes télés, émissions sur Europe 1, RTL, France Inter, comme « le Fou du roi »). Il publie abondamment sur ses sujets de prédilections, principalement chez Albin Michel. Depuis 2006, il devient consultant sur France 2 où apparait régulièrement pour animer des émissions ou commenter des commémorations historiques ou des mariages princiers. Après s’être essayé en politique, il soutient officieusement Emmanuel Macron durant la présidentielle de 2017. En septembre, le nouveau président lui confie une « mission patrimoine » qui, malgré les critiques des architectes et conservateurs statutaires, débouche sur un premier « Loto du patrimoine » en septembre 2018. Ce parcours, aux traits proches de celles de beaucoup d’ « experts médiatiques », montre les interrelations fortes entre espaces journalistique et politique dans le microcosme parisien qui produisent quelques figures autorisées pour mettre rapidement en forme le sens que peuvent prendre les événements. Stéphane Bern participe ainsi à la mise en forme du groupe national, présenté comme ressoudé face à l’incendie et unanime dans sa générosité pour la « reconstruction » de l’édifice : « "On est un grand peuple, on attend de nous le meilleur et je suis très reconnaissant aux Français qui se mobilisent […] On a perdu une part de nous-mêmes. C'est comme si on avait notre livre d'histoire de France qui était parti au moins en partie en fumée : la fondation en 1133, la couronne d’épine de Saint Louis en 1239, puis voilà, le sacre de Napoléon, la conversion d’Henri IV, jusqu’au Général de Gaulle, la Libération de Paris, ses obsèques, toute notre histoire, c’est un livre. »

La grandeur politique de la France, incarnée par ses meneurs les plus autoritaires (Napoléon premier, De Gaulle), est de nouveau reconnectée au catholicisme, au prix d’une approximation historique : en réalité, le 25 juillet 1593, Henri IV a solennellement abjuré le protestantisme dans la basilique Saint-Denis. Autre détail, la référence à Victor Hugo, qui avait fait de la cathédrale parisienne le personnage principal son roman Notre-Dame de Paris, oublie le message principal de l’œuvre : les livres de pierre sont voués à être remplacés par l’imprimé, l’ordre religieux va nécessairement laisser place à d’autres formes de gouvernement basés sur l’usage de la raison et de délibération collective[1]. Admirateur de l’art gothique, le républicain Victor Hugo (dont les funérailles n’ont pas eu lieu à Notre-Dame !),  considérait ce type de bâtiment comme appartenant définitivement au passé.

 

Le feu

Dans le grand livre qu’écrivent les médias au jour le jour, le feu intervient dans la rubrique des faits divers comme une  figure de la fatalité, accident ou catastrophe naturelle (incendie mortel d’immeubles d’habitation ou feu de forêt dévastateur). Il fait signe vers le « numineux », selon le terme proposé par Rudolf Otto, vers le sentiment d'être dépendant à l'égard d'un « tout Autre », un mélange de mystère et d’effroi qui débouche sur le sentiment religieux. Ici, le spectacle de l’incendie de la cathédrale prédispose à ce genre de méditation. La faible hauteur des nacelles, l’apparente insignifiance des jets d’eau des lances des pompiers face à la taille du feu et à la massivité de l’édifice. Les pompiers semblent faire face à un double « monstre », la cathédrale de pierre et le feu qui dévore sa toiture.

Spectacle fascinant qui nous renvoie à notre statut de fragile mortel, le feu est aussi une image complexe qui peut prendre des sens ambivalents, en particulier dans le registre religieux. Le feu de l’enfer brûle et châtie mais il est aussi censé purifier. Les religions orientales, dont la religion juive, brûlent les holocaustes pour plaire à Dieu. Le Temple de Jérusalem est devenu dans l’histoire d’Israël le lieu central du peuple juif, comme Notre-Dame de Paris est peu à peu promue comme le cœur de la France.

Le feu intronise également dans les espaces mentalement structurés des téléspectateurs  la violence des hommes : les feux des conflits au Proche-Orient, les feux des gilets jaunes durant leurs manifestations, les feux des « jeunes arabes de banlieues » lors des émeutes ou des nuits de la Saint-Sylvestre. Par une mécanique référentielle implacable, les oppositions se construisent entre l’ordre clérical et le désordre de la revendication populaire, mais aussi entre un catholicisme familier et un monde musulman menaçant.

 

La célébration des morts

Nous parvenons au point nodal du traitement médiatique, que l’on ne peut saisir que par l’anthropologie. Le temple Notre-Dame de Paris est vécu comme le lieu de rencontre d’un peuple avec son Dieu. Sociologiquement, en réponse au péril du numineux, le culte rendu à Dieu permet la mise en forme du peuple, qui permet aux individus qui le composent de résister à l’anéantissement. Dans une société largement sécularisée, cette mise en forme ne peut plus reposer uniquement sur la liturgie d’une religion particulière, fut-elle celle encore la plus pratiquée dans le pays. La difficulté est contournée par la multiplication des cérémonies d’hommage rendu aux morts, plus fédératrices, et qui font elles aussi font signe vers la transcendance.

Depuis la Troisième République, Notre-Dame accueille des funérailles nationales, comme celles  de Louis Pasteur en 1895. La V° république monarchique s’est ensuite plu à faire de la cathédrale parisienne la scène des obsèques de ses présidents défunts : Pompidou y organise l’hommage à de Gaulle en novembre 1970, Mitterrand y sera honoré lors d’une messe en janvier 1996.

Notre-Dame est aussi le lieu où l’honore de simples civils « morts pour la France », victimes de la première guerre mondiale ou plus récemment du terrorisme islamiste. Deux jours après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, une messe d’hommage aux victimes a été célébrée à la cathédrale Notre-Dame et retransmise en direct sur plusieurs antennes. Après la sonnerie du glas, l’office rassemble plus de mille personnes dont des personnalités politiques comme la maire de Paris, le président de l'Assemblée nationale, les anciens Premiers ministres François Fillon et Alain Juppé, l'ancien président de la République Valéry Giscard d'Estaing. Une oriflamme tricolore flanque le côté droit du cœur, une improvisation autour de la Marseillaise se déclenche au moment de l'offertoire. La République et l’église catholique continuent à cette occasion leur rapprochement sur le plan symbolique pour produire une « communauté imaginaire » (Benedict Anderson). Les repères se brouillent entre « grands hommes » et victimes des violences politiques, comme si le royaume des morts nationaux mêlait les conditions dans un sang homogène.

Dans ce tissu de références croisées et largement impensées, le traitement journalistique de l’incendie du 15 avril se rapproche de celui d’un autre événement particulièrement marquant, celui de l’attentat du World Trade Center à New York en 2001 : de la fumée, un bâtiment en flamme qui s’écroule, l’effroi et la sidération devant des images saisissantes qui tournent en boucle sur l’écran. Mais ici, il n’y a pas de victimes, pas de criminels, pas de revendication politique. Le toit d’une église brûle et tout se fige dans un glaçant système d’échos.

 

Foi et symbole

 

Jusqu’où ira, en France, ce retour du catholicisme dans l’imaginaire national ? On se souvient qu’en 2018, le nouveau Ministerpräsident de la Bavière, Markus Söder, a voulu réintroduire les crucifix dans tous les établissements publics de ce Land catholique. La croix, argumentait-il, reflèterait « l’identité et l’art de vivre bavarois ». Une partie des autorités religieuses bavaroises a salué cette réintroduction du crucifix dans l’espace administratif, considérant que « notre culture repose sur des fondations chrétiennes. » Pour le Forum des Catholiques Allemands, «  la croix ne menace personne et protège aussi les croyants des autres religions ainsi que les non-croyants. » Elle aurait donc une dimension universaliste, tout comme la déclaration des Droits de l’Homme de 1789. D’autres prélats, catholiques et protestants, n’ont pas apprécié cette mesure, considérée comme une instrumentalisation de la foi à des fins de marginalisation d’une partie de la population. « Qui s’accapare la chrétienté pour légitimer ses propres buts, n’a pas compris ce qu’est la croix », a avancé le président de l’église protestante allemande.  En d’autres termes, la foi n’est pas un phénomène culturel et ne peut être absorbée dans l’expression d’une identité nationale.

La société allemande gère de manière plus directe (ce qui ne veut pas dire moins conflictuelle) la part chrétienne de son identité nationale. La laïcité à la française a voulu cantonner les croyances religieuses dans la sphère privée mais on observe aujourd’hui, au sein même de l’Etat républicain, la tentation de mobiliser des emblèmes dont la manipulation relevait de l’Eglise. L’image a désormais plus d’importance que la pratique, le symbole plus d’importance que la foi. Comme l’a écrit Guy Debord, cette séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle. « Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. » Devant ce langage du pouvoir, les individus sont dépossédés de leur propre rapport à l’expérience, car « le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé. »

 

 

[1] Début du chapitre 9. « Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice. À notre sens, cette pensée [de l’archidiacre Claude Frollo] avait deux faces. C’était d’abord une pensée de prêtre. C’était l’effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l’imprimerie. C’était l’épouvante et l’éblouissement de l’homme du sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutenberg. […]. C’était le cri du prophète qui entend déjà bruire et fourmiller l’humanité émancipée, qui voit dans l’avenir l’intelligence saper la foi, l’opinion détrôner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic du philosophe qui voit la pensée humaine, volatilisée par la presse, s’évaporer du récipient théocratique. Terreur du soldat qui examine le bélier d’airain et qui dit : La tour croulera. Cela signifiait qu’une puissance allait succéder à une autre puissance. Cela voulait dire : La presse tuera l’église. »

 

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