Jean-Luc Mélenchon à Libération. On n’avait pas vu ça depuis… 2012. L’an passé, après une diète de plus de cinq ans, le chef de file de La France insoumise avait accepté une interview dans nos colonnes pour tendre la main et réclamer de la «bienveillance» aux forces de gauche. Sans succès. Cette fois-ci, nous lui avons proposé un tête-à-tête pour s’expliquer sans détour sur le rassemblement, le populisme, l’Europe, son propre rôle… Près de trois heures de franche explication pour affirmer sa «centralité» dans la recomposition de la gauche et lancer «un appel à la création d’une fédération populaire».

Le fonctionnement de La France insoumise (LFI) est régulièrement mis en cause par certains militants. Il est dit que c’est un petit groupe qui décide de tout. Est-ce entièrement faux ?

C’est totalement faux. La France insoumise est absolument originale, en évolution constante. Aujourd’hui, c’est 4 000 comités qui fonctionnent en autonomie. Le temps long est géré par le siège du mouvement, avec des campagnes nationales décidées par les adhérents. Le groupe parlementaire gère le temps court des réactions à l’actualité. Les comités de secteurs thématiques gèrent l’action dans leur domaine en lien avec les députés. Quoi de mieux ?

Mais la direction n’est pas élue.

Il n’y a pas de direction.

Ah ! Il y a tout de même des gens qui décident.

Je viens de vous dire qui décide et comment. C’est dommage que personne ne s’intéresse sérieusement à notre fonctionnement réel ! Nous ne sommes pas un parti. Nous avons inventé autre chose. Du moment que vous restez dans ce cadre (il montre le programme du mouvement), tout est libre.

Un de vos colistiers aux européennes vient tout de même de quitter votre mouvement avec fracas, vous qualifiant de «dictateur»

Je suis stupéfait. Je n’ai jamais eu aucun contentieux, ni personnel ni politique, avec Thomas Guénolé. Je croyais même que nous étions amis. Il n’a jamais exprimé la moindre réserve envers le fonctionnement du mouvement. Au contraire. Ses outrances contre moi sont une diversion.

Vous voulez dire que sa réaction est liée aux accusations de harcèlement portées contre lui ?

Il me les reproche ! Mais j’en ignorais tout avant cet esclandre. L’affaire aurait eu lieu à Sciences-Po, et non à LFI. Je ne connais pas la plaignante. Elle n’est pas membre de LFI. Saisies par elle, les structures de La France insoumise ont fonctionné. Personne ne m’en a parlé. C’est une facilité de mettre mon nom dans n’importe quoi pour manœuvrer. C’est très violent. Rien ne m’aura été épargné.

Quel est le rôle de Sophia Chikirou, que Thomas Guénolé met en cause ?

Elle n’a aucun rôle dans le mouvement. Sophia Chikirou est responsable d’une société qui a conduit avec un brio absolu son travail de communication dans ma campagne présidentielle. Elle a une part éminente dans le résultat. Elle continue à être une conseillère extrêmement précieuse car elle a le plus l’expérience des élections générales : trois en Amérique du Sud et aux Etats-Unis, trois en Europe. Sa campagne pour l’emprunt populaire de LFI [pour financer les élections européennes, ndlr] est un triomphe : 2 millions collectés en dix jours. Mais comme c’est une femme, certains ne peuvent pas lui imaginer autre chose qu’un rôle «sulfureux», comme ils disent. Les rumeurs qui l’accablent sont du pur sexisme.

 A lire aussiLa France insoumise revient sur sa gauche

Vous parlez de mouvement «gazeux» pour qualifier LFI. Mais au-dessus du nuage de gaz, il y a un solide : c’est vous. Vous êtes Jupiter, au-dessus du nuage.

Au secours, encore Jupiter ! Certes, je suis le fondateur. Je joue donc un rôle particulier d’autorité morale, de clé de voûte. Mais c’est seulement en dernier recours.

LFI fonctionne un peu comme En marche.

Je ne sais pas comment ils fonctionnent. Je ne cours pas après le pouvoir de décision interne. Par exemple, je ne me suis pas occupé de la liste européenne. C’est une commission, tirée au sort à 60 %, qui l’a fait. Les insoumis c’est toute une série de visages. Pas LREM. Combien de formations ont autant de noms connus ? Tous incarnent un état d’esprit de l’opinion. Voyez notre liste : 60 % des candidats n’ont pas de carte du parti. Dont Manon Aubry, notre tête de liste. C’est un mix de militants associatifs, syndicaux et politiques de toutes sortes. Aucun parti ne fonctionne comme cela. Nous sommes par nous-mêmes une convergence politique neuve.

C’est aussi votre expérience des partis de gauche, qui se divisent en tendances, en fractions ?

Evidemment ! C’est mortifère. Je veux empêcher cela. Pas de tendances, de clans, de fractions. On a vu ce que cela pouvait donner en France et dans d’autres pays du monde…

Sur ce point, vous êtes plus proche de Lénine que de Jaurès…

Ah ? C’était une tout autre époque. La société était assez stable et les liens de représentation politique fonctionnaient. Le PCF représentait une grande partie de la classe ouvrière. Les socialistes, plutôt les classes moyennes. Tout cela a volé en éclats. Un acteur nouveau est né. C’est ce peuple urbanisé qui s’oppose à l’oligarchie. Voir les gilets jaunes ou l’Algérie. Son existence quotidienne dépend de l’accès aux réseaux collectifs. Cet accès est l’enjeu social central. La forme de notre mouvement correspond à cette analyse théorique globale. Ce que nous visons, nous, dans l’action, dans la lutte, au gouvernement demain dans la mise en œuvre du programme concret, c’est l’auto-organisation du peuple, la société mobilisée sur ses objectifs communs. La Constituante et les référendums d’initiative citoyenne couronnent cette méthode.

Il y a aussi une figure, un homme-symbole dont la personnalité charismatique rassemble politiquement. C’est le modèle sud-américain.

De Gaulle, Jaurès ou Mitterrand, c’est sud-américain ?

Le chavisme a mené au désastre, non ? Pourquoi soutenez-vous encore le régime de Maduro au Venezuela, qui a plongé son peuple dans la misère et usé de méthodes répressives ?

Je ne partage pas du tout votre résumé. Quoi qu’il en soit, vous et moi serons d’accord pour nous opposer à l’intervention militaire américaine et au blocus, non ? C’est la seule question qui nous concerne directement. Le reste, les Vénézuéliens sauront quoi faire.

Ce qu’on vous a reproché, c’est de jouer sur les affects, sur les émotions populaires, au détriment d’une conception rationnelle de l’action politique.

Oui, nous assumons le rôle des affects dans la stratégie politique. Mais quand avaient-ils disparu ? En fait, leur action était sournoise.

Certes, mais il faut les mettre au service d’un projet rationnel, pas d’un programme qui se révélera inapplicable.

On est bien d’accord. Je n’ai fait que cela ! Qui est capable de présenter aujourd’hui comme nous un programme complet et 40 livrets qui développent des propositions dans chaque domaine ? Avez-vous vu le travail législatif de nos 17 députés ?

Il y a donc 17 apôtres…

(Rires) Cela n’a rien à voir. Je ne suis pas ma caricature. Je ne vise pas le pouvoir sur un bac à sable. Le but est de gouverner ce pays et de changer le monde. Vous savez, ma vie est faite. Je veux assurer la pérennité d’un mouvement collectif qui laisse sa trace dans l’histoire du pays.

Certains disent : il hésite entre Jaurès et Beppe Grillo, le fondateur du Mouvement Cinq Etoiles en Italie.

C’est une formule injuste et injurieuse. D’autant que j’avais dit à mes amis italiens de gauche : «Faites attention, il y a une colère, un dégagisme, si vous ne montez pas sur la table, d’autres le feront. Vous laisserez la place à de vrais énergumènes dangereux.» C’est ce qui s’est passé. L’humanisme populaire a été quasi rayé de la carte en Italie. C’est ce que j’ai voulu éviter en France.

A lire aussiSur l’Europe, fini la menace d’une sortie

Mais vous stimulez aussi les affects, la colère, la dénonciation…

Et alors ? Ne soyez pas injuste. Je n’exprime pas que la colère. Il y a aussi la poésie, l’amour, la fraternité… Je l’ai fait souvent en meeting, j’ai aussi parlé de la beauté de la nature, des animaux, de la mer. Laissez-moi vous dire que certains m’ont regardé avec des yeux comme des soucoupes. Il y a trois piliers dans notre stratégie. Je l’ai décrit dès 2013, dans une interview croisée avec Ernesto Laclau, le penseur du populisme de gauche. Notre méthode reste la conflictualité. C’est elle qui crée de la conscience politique en déchirant le voile des prétendues évidences. Mais pour cela, on s’adresse d’abord à la raison, avec le programme. Ensuite, on convoque les sentiments. Il y a une affectivité spécifique à la famille politique humaniste. Nous cherchons à lui donner une forme politique, dans l’action. Et enfin, quand Marine Le Pen dit «vous êtes des Blancs chrétiens», je réponds «vous êtes des enfants des Lumières». Les Lumières, au début, beaucoup ne comprenaient pas. Peut-être même que certains ont cru que je parlais d’EDF… Je résume : le but du mouvement n’est pas de construire un parti révolutionnaire, mais un peuple mobilisé avec les méthodes de l’éducation populaire.

Pour le public, vous êtes plutôt du côté de la colère que de l’amour, c’est-à-dire du populisme.

Ça, c’est la caricature médiatique. Mais tout le monde ne me voit pas comme ça. Ce n’est pas mon but de les lancer dans des actions insensées. J’ai toujours condamné sans appel la violence. Il y a un débat aujourd’hui sur la violence dans la société. Certains disent «regardez, les gilets jaunes ont obtenu 10 milliards grâce à la violence, voilà ce qu’il faut faire !» La faute à qui ?

Vous vous sentez investi d’une responsabilité sur ce point ?

Bien sûr ! Celle de l’expérience ! Je dis : surtout, ne faites pas ça ! J’ai vu ce que cela donnait dans beaucoup de pays. Cela fait des morts. Beaucoup de morts. Et nous sommes toujours vaincus. On dit que je flatte les instincts vulgaires ? En quoi est-ce le cas quand j’explique des choses compliquées comme la planification écologique, la VIe République ou les 14 tranches d’impôts que nous voulons instaurer ? J’explique, je démontre, j’argumente. On m’en fait souvent le crédit, d’ailleurs. Ce sont souvent des ignorants qui m’accusent de populisme. Quand j’ai parlé du «bruit et de la fureur», on a pris ces mots au pied de la lettre. Je ne faisais que citer un livre de Faulkner qui reprenait une citation de Shakespeare. Mais ça, c’est passé au-dessus de leur tête. De même, quand j’ai dit que ma personne était sacrée, on s’est jeté là-dessus. Je voulais dire que ma qualité de député de la nation, de tribun du peuple, était sacrée, pas ma personne particulière !

Vous avez fait rire…

Je le comprends. A froid, ça paraît outrancier, ridicule. Mais je crois à la culture. Je ne méprise pas les gens. Je ne parle pas au rabais.

Puisqu’on parle de cette perquisition judiciaire, vous regrettez votre réaction ?

Ces perquisitions étaient une instrumentalisation politique de la justice. Un abus de pouvoir. Il y a eu 17 opérations policières en même temps contre nous. C’est sans précédent en politique. Il y a deux dossiers, l’un sur des assistants parlementaires, l’autre sur la présidentielle. Sur la campagne, je répète : je demande qu’on revoie publiquement les comptes de tout le monde. Ou même seulement les miens si les autres ne sont pas d’accord. Puis qu’on me dise ce qu’on me reproche. Nous avons déjà répondu à 2 000 questions ! Le compte a été validé. Malgré cela, il y a eu un signalement à la justice. Pourquoi ?

Et l’autre dossier ?

Une députée d’extrême droite dénonce 16 députés. Elle dit elle-même que c’est pour faire un pied de nez à la justice. Elle fait l’objet d’une plainte en dénonciation calomnieuse. La justice n’a rien fait. Et moi et mes dix anciens assistants sommes perquisitionnés comme des délinquants. C’est une persécution politique. C’est le modèle de ce que subissent dans tous les pays des gens comme moi. C’est le cas contre Lula, contre Rafael Correa…

Pas seulement contre vous. Sarkozy aussi a des procédures contre lui.

Alors tout est pareil ! C’est ça votre thèse ? On met tout sur le même plan ! Je vous le dis solennellement : je n’ai triché sur aucune des règles de la présidentielle. Je n’ai jamais, sous aucune forme, utilisé mes assistants parlementaires à autre chose que leur travail. Je dénonce la procédure européenne, devenue folle, qui prétend couper l’assistant parlementaire de l’activité politique de son employeur.

Regrettez-vous votre réaction pendant la perquisition ?

Je regrette de n’avoir pas vu la caméra de Quotidien. Les médias ont diffusé leurs images en boucle : une minute en gros plan extraite de longues heures de perquisition. Nous produirons le film complet : vous verrez que, pour l’essentiel du temps, nous blaguons, que c’est plutôt gentil, que nous ne sommes jamais entrés là où avait lieu la perquisition et que nous n’avons pas cherché à l’empêcher. J’ai demandé à entrer dans mon local, comme c’était mon droit. Rien d’autre.

Mais vous avez bousculé un officiel.

Faux. C’est eux qui nous ont bousculés et même jetés à terre.

Votre réaction verbale a choqué…

Mais pas l’abus de pouvoir dont nous avons été victimes ? Il est vrai que certains policiers se sont plaints d’une charge psychologique trop forte pour eux. Je leur recommande de changer de métier.

Pas de regrets, donc ?

Je suis juste un être humain sous le coup d’une agression sans précédent pendant plus de six heures, filmé à son insu.

Les médias filment l’événement…

La caste médiatique s’est sentie attaquée. Du coup, elle passe en boucle les images pour me flétrir sans rien expliquer de mes raisons d’agir.

Je ne crois pas à la caste médiatique.

Pourtant, elle existe. J’ai cru aussi à une indignation publique devant une opération policière contre un président de groupe d’opposition à l’Assemblée. En vain. Ce silence a envoyé un signal grave au pouvoir. Depuis, il instrumentalise la justice partout pour criminaliser l’action politique ou associative. Vous avez vu les condamnations à la chaîne de gilets jaunes ? D’ailleurs, les médias ont mis des semaines à réagir sur les violences exercées contre ceux-ci.

Nous les avons dénoncées.

C’est vrai… Au bout de dix semaines ! Entre-temps la violence d’Etat s’est banalisée.

Parlons du fond et des projets en lice pour les prochaines européennes.

Ah, enfin ! La question centrale est celle des traités qui organisent l’Europe. Pour en sortir, il faut construire l’adhésion à un nouveau projet. Or l’évolution du capitalisme a atomisé la société, les formes habituelles de représentation ont explosé. Voyez où en sont les partis politiques traditionnels. Certes, il y a une conscience nouvelle qui rétablit l’idée de changement global, c’est la conscience écologique. Beaucoup ont compris que l’économie productiviste conduit à la catastrophe. Mais c’est un constat qui ne porte pas sa solution en lui-même. Car quels sont les moyens de remédier à la mise en danger de l’écosystème ? Certains pensent que c’est possible dans le cadre de l’économie de marché actuelle, que le système va finalement se réguler. Nous ne le croyons pas. Quand Jadot [le candidat d’Europe Ecologie-les Verts] fait l’éloge de l’écologie de marché, nous sommes en désaccord. Il y faut une intervention collective volontaire et énergique, une planification écologique de la transition.

Mais vous n’allez pas supprimer l’économie de marché. Vous en acceptez l’existence.

Nous sommes pour une économie mixte.

Dont une part s’organise sur la base du marché.

Oui. Mais nous dénonçons la marchandisation généralisée voulue par les traités européens. Nous préférons revendiquer l’intérêt général, l’action collective. Nous ne pourrons pas relever le défi écologique dans le cadre de la concurrence libre et non faussée, dans le cadre du libre-échange généralisé. La planification est de toute nécessité pour appliquer la règle verte : on ne prend plus à la nature davantage que ce qu’elle peut reconstituer.

La gauche est d’accord là-dessus, pour l’essentiel. Vous pourriez vous rassembler.

Oui et non. Certains sont restés productivistes, nucléaristes, d’autres continuent de faire l’éloge du marché partout. Au demeurant, je ne crois plus à l’ancien modèle de rassemblement des organisations. Nous devons certes nous rassembler, mais au service d’une tâche en commun : fédérer le peuple, réunir ses revendications, en faire un programme compatible avec l’impératif écologique et social.

Mais le peuple est divers… Il y a d’autres courants que le vôtre.

Vous avez vu où nous en sommes ? Le total de tous ces courants, cela représente à peine 30 %. Un tiers de la société !

Ces forces pourraient fournir un socle puis s’élargir…

Bien sûr ! Pour cela, il faut aller idéologiquement au bout de la mutation écologique et populaire qui est nécessaire. Il faut qu’on soit tous clairs. Pas de tambouille sur la question européenne, sur le nucléaire, sur la question décisive de la paix, de la sortie de l’Otan.

On a déjà réuni des gens qui n’étaient pas d’accord, de manière à rassembler la gauche. L’Union de la gauche l’a fait, le Front populaire…

Certes. Mais encore faudrait-il se respecter. J’ai fait moi-même, il y a un an dans votre journal, une proposition de Front populaire nouvelle manière. Les réponses ont été très méprisantes.

Et pourquoi, selon vous ?

Si vous lisiez votre journal, vous auriez vu que M. Duhamel a répondu.

Alain Duhamel, qui tient une chronique dans Libération, n’exprime pas la position de la gauche !

Certes, mais les autres ont répété en boucle son argument : il ne peut y avoir rassemblement qu’autour d’une force de centre gauche. Du coup, Olivier Faure a dit : c’est autour du PS que cela doit se faire. Une sorte de droit divin !

Avez-vous abandonné tout espoir d’unité ?

Je suis réaliste. Les européennes interviennent dans cette séquence : notre force doit recevoir l’aval populaire. Comme je l’ai reçu pendant la présidentielle. Là sera le centre de gravité pour la suite contre le macronisme.

Donc vous espérez toujours rassembler.

Le peuple, oui. Mais chaque fois que je l’ai proposé, la vieille gauche m’a envoyé balader. Elle n’accepte pas la réalité, c’est-à-dire notre centralité et celle du programme «l’Avenir en commun». Mais si l’élection nous en donne la force, nous assumerons de nouveau notre responsabilité. Nous proposerons de nouveau une fédération populaire à construire dans les élections suivantes et dans les mouvements écologiques et sociaux.

Discuter et faire un compromis avec des gens qui ne pensent pas comme vous.

Ai-je jamais fait autre chose ? A l’Assemblée, on vote même des fois avec la droite. C’est le contenu qui compte, pas l’étiquette. Mais cela ne peut pas être une simple collection de signatures de partis. Je me répète : tout le monde doit se mettre au service de la fédération du peuple.

Vous lancez donc un appel à la discussion ?

C’est la deuxième fois que je le fais dans le même journal. Je lance un appel à la création d’une fédération populaire. Mais il faut aussi un engagement commun dans les mobilisations écologiques et sociales. Il faut se préparer sérieusement à gouverner autrement. Avec un programme concret de partage et de planification écologique. Notre programme est une bonne base de départ pour discuter partout. Mais il faut aussi clarifier les positions. Soutient-on ou non le mouvement des gilets jaunes ? Le PS se sépare-t-il du SPD qui participe à une coalition avec Merkel ? Pourquoi soutiennent-ils Frans Timmermans pour la présidence de la Commission sur des idées libérales ? Pourtant, à l’Assemblée nationale, les députés à la gauche de l’hémicycle votent ensemble les neuf dixièmes du temps. Pourquoi est-ce possible à l’Assemblée et impossible dès qu’on arrive devant un journaliste ?

Faisons une discussion dans le journal, avec tout le monde, au moins on verra quelles sont les lignes d’accord et de désaccord.

Pourquoi pas ? Chiche ! Aucun débat n’est impossible. Mais il ne faut jamais oublier le but, la fédération populaire entre les classes populaires et les classes moyennes plus favorisées qui n’appartiennent pas à l’oligarchie. C’est la grande question. Elle ne sera pas réglée par la guirlande des sigles de partis. Nous ne sommes plus dans les années 70. Le champ politique s’est effondré. Pas de mon fait. Ce sont les électeurs qui ont dissous le PS et nous ont portés en avant. Nous assumons notre situation. Pas les autres.

Un des points clés de divergence est le suivant : vous proposez de sortir des traités. Mais l’UE est constituée d’une série de traités. Si vous sortez des traités, vous sortez de l’Union européenne.

C’est de la logique formelle. D’abord, l’Europe est une réalité bien au-delà du périmètre des traités. Son espace géographique, culturel, politique est bien plus large, de l’Atlantique à l’Oural. Il comprend la Russie, par exemple. Et l’espace méditerranéen est là aussi.

Certes. Mais je parle de l’Union actuelle, telle qu’elle existe : une construction juridique, un cadre de règles.

C’est bien ce que je dis aussi. Car si ces règles, ce cadre juridique, nous empêchent d’atteindre les objectifs communs de développement, de paix et de progrès humain, il faut les changer ! Au départ, les Français - avec d’autres - ont rêvé d’un ensemble politique de progrès humain et d’équilibre social. Mais peu à peu, c’est l’ordolibéralisme allemand qui s’est imposé. A chaque élection, les socialistes disaient «Maintenant, passons à l’Europe sociale !» Elle n’est jamais venue. Au contraire, la conception allemande l’a emporté, et en 2005, on a voulu la constitutionnaliser. C’est pourquoi j’ai milité pour le «non» : il ne pouvait être question de constitutionnaliser un ordre économique. Le traité a été refusé mais l’ordolibéralisme est revenu par la fenêtre, avec le traité de Lisbonne et les accords subséquents. Ce cadre nous empêche d’atteindre nos objectifs écologiques humains et sociaux. Voilà pourquoi il faut sortir de ces traités.

Vous courez le risque, dans ce cas, de faire tout exploser. C’est comme un mariage où un conjoint dirait «je suis pour le mariage mais j’irai voir ailleurs quand cela me chantera». Drôle de mariage, non ?

Drôle de comparaison, surtout ! Le couple franco-allemand est une légende. Il faut revenir à des relations moins exclusives et plus égalitaires. Donc sortir des traités de l’Europe à l’allemande. D’ailleurs, je constate que tout le monde demande désormais une révision des règles, y compris LREM. Alors qui a eu raison ?

Réviser oui, mais sortir, c’est autre chose. On peut faire beaucoup sans sortir des traités. Un déficit public supérieur à 3 % du PIB, par exemple, ce qu’on a fait pendant des années. On a aussi un taux d’intérêt proche de 0 %, ce qui facilite l’investissement… Si l’Europe explose, cela n’arrangera rien.

Monsieur Joffrin, admettez-vous qu’il puisse y avoir un point de vue différent du vôtre ?

Oui.

Non, vous ne l’admettez pas. Vous donnez le vôtre et vous n’écoutez pas ce que je vous dis.

J’écoute.

Vous me dites, c’est une construction juridique. Je vous dis oui, et elle nous empêche d’atteindre nos objectifs ! Quand les traités prévoient le libre-échange, la libre circulation des capitaux, l’indépendance de la Banque centrale, alors qu’il faut l’utiliser pour financer la planification écologique, il faut bien en sortir.

On peut discuter à l’intérieur du cadre général sans quitter l’Union. On peut réformer les traités.

C’est ce que j’appelle sortir des traités.

C’est une formulation bizarre, ambiguë. 

Au contraire, c’est très clair. Nous voulons siffler la fin d’une domination et incarner la voie de l’insoumission.

Mais si vous voulez sortir, tout refaire, les autres ne vous suivront pas.

Pourquoi ? Ce que nous proposons est rationnel. Pour vous, il n’y a pas de puissance française ?

Si. Mais il faut un rapport de force pour la réforme, non pour la sortie.

Il faut un rapport de force, comme vous dites. Si la France parle haut, elle sera écoutée. Pardon, mais vous parlez comme un fossile d’une époque révolue. Hollande aussi disait ça : on obtient des choses à l’intérieur du cadre. Il n’a rien obtenu. C’est le cadre, celui de l’ordolibéralisme, qu’il faut abolir. Il nous empêche de faire face aux défis de notre époque.

Alors vous sortez de l’Union !

Cessez cette caricature ! Nous voulons changer les règles. Si c’est non, le choix du peuple français sera respecté : nous appliquerons notre programme, que l’Europe l’accepte ou pas. C’est notre plan B en cas de refus. Mais je suis serein. Nous sommes la France. Il n’y a pas d’Europe sans la France. Vous parlez comme si nous ne pesions rien. Ou alors il faut demander la permission aux pays baltes de mener notre politique pour l’écologie ou au Luxembourg d’organiser notre système d’éducation ?

Un peu caricatural, non ?

C’est vous qui êtes caricatural. Moi, je suis franc en disant aux autres pays : cela ne peut pas continuer comme ça. Cela détruit les services publics, le chômage augmente, les règles du commerce sont néfastes, elles détruisent les économies du Sud et provoquent des vagues d’immigration. Alors changeons ! Je tiens un langage clair. Les trois derniers présidents n’ont rien négocié avec les Allemands. Le peuple français le fera. S’il le veut, je m’en charge.

Laurent Joffrin Directeur de la publication de Libération. Photo Maris Rouge