Le carcan du droit européen. Entretien avec Charlotte Girard

Peut-on dire qu’aujourd’hui la loi française se fait à Bruxelles (et à Strasbourg) ?

 On peut dire, en tout cas, que l’influence du droit européen sur le droit français est massive et délibérée. C’est une succession de décisions nationales (y compris françaises, donc), jamais remises en cause, qui ont conduit à transférer des compétences des États vers l’Union européenne, et donc à renoncer à décider souverainement, directement, d’un certain nombre de sujets – en particulier ceux qui relèvent de la compétence exclusive de l’Union : l’union douanière, les règles de concurrence au sein de l’UE, l’euro, le développement durable (en particulier la conservation des ressources biologiques), le commerce avec l’extérieur de l’UE, et la conclusion de certains accords internationaux comme les traités de libre-échange. Ces domaines politiques, énumérés dans les traités constitutifs, relèvent d’une gestion entièrement communautaire, c’est-à-dire de règles fixées par les institutions européennes. D’autres sujets politiques (marché commun, politiques agricole et environnementale, protection des consommateurs ou politique des transports, par exemple) relèvent de compétences partagées : en gros, nous n’intervenons que si l’Union n’intervient pas. Or l’UE intervient beaucoup dans ces champs-là ! Pour le reste, comme par exemple pour la politique culturelle, l’Union est censée coordonner ce qui se passe dans les États membres.

Donc aujourd’hui, l’étendue des domaines dans lesquels l’Union doit intervenir, parce que les traités le requièrent, est immense. Si bien que les actes que notre État prend, sont, pour beaucoup d’entre eux, le fruit d’obligations qui nous lient à l’Europe. Grosso modo, on peut dire que la moitié de la législation française est d’inspiration européenne. Mais cette information, qui demeure intuitive et indicative, n’est pas très intéressante. Ce qui l’est davantage, est le très fort degré d’obligation qui lie les États membres.

Comment en est-on arrivé à une telle subordination ?

La construction européenne est une entreprise politique qui, d’emblée, a misé sur le droit. Je m’explique. Les « Pères fondateurs » des années 1950, parmi lesquels Jean Monnet, cherchaient le moyen d’imposer leur politique en contournant le « risque » d’opposition que constituaient leurs parlements nationaux. En l’occurrence, la présence encore importante (si ce n’est majoritaire) de groupes parlementaires communistes et socialistes leur faisait craindre pour un projet économique d’essence très libérale. Il fallait donc neutraliser le droit national en créant, politiquement, un mythe indépassable et, techniquement, une hiérarchie des normes juridiques qui assurerait la primauté du droit européen sur le droit national.

Si les États ont toujours refusé d’inscrire le principe de primauté du droit communautaire sur le droit des États membres dans les traités, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) n’a pas attendu longtemps pour le faire. En 1964, dans son arrêt Costa vs. Enel, elle a affirmé que « le droit communautaire né du traité ne pourrait […], en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même ». En bref, elle a consacré la prévalence du droit communautaire sur le droit des États membres. Au point de faire du juge national le censeur du droit interne par référence au droit communautaire ! Ainsi, en vertu d’une jurisprudence de 1978, la Cour européenne dit que le juge interne « a l’obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel. » C’est donc bien par le droit, et par le biais des agents publics des États eux-mêmes, que tient l’édifice européen.

La France n’a pas résisté à cette mise aux normes européennes. Dès 1975, la Cour de cassation française faisait allégeance à l’UE, au nom des juridictions judiciaires. Le Conseil d’État a suivi en 1989, mettant ainsi au diapason toutes les juridictions administratives du pays. Les autorités nationales chargées d’appliquer les règles de droit, principalement les juges, sont donc devenues la pointe avancée de l’ordre européen au cœur des États membres.

Mais cette subordination de l’ordre interne à un ordre supranational n’est-elle pas une atteinte à la souveraineté, un déni de démocratie ?

D’un point de vue juridique, le problème ne réside pas dans l’application du droit communautaire par le juge national, si l’on admet que celui-ci est compétent pour appliquer ces règles. En l’occurrence, les traités prévoient que les juges nationaux doivent demander au juge européen comment appliquer le droit communautaire en cas de doute pour qu’il n’y ait pas de contradiction : c’est là un procédé habituel dans les États fédéraux (on voit où est l’inspiration…).

Mais lorsque la fabrication du droit communautaire lui-même souffre du « déficit démocratique » des institutions communautaires et des procédures législatives européennes, alors on peut ne plus être d’accord avec ce lien d’obligation. On peut y voir, oui, un déni de démocratie, dans le sens où, la façon de produire le droit qui prime (le droit communautaire) n’étant pas démocratique, elle introduit un vice dans tout l’ordre juridique. Il est même illégitime d’obéir à un droit dont la production n’est pas démocratique. C’est une atteinte à notre peuple ! En conséquence, il devient légitime d’y désobéir. C’est ce choix de conformation de notre appareil d’État à l’ordre européen qu’il faut contester politiquement, en revendiquant le droit de désobéir. Dans le contexte de l’UE, la désobéissance est plus que de la subversion, c’est de la rébellion. Car l’effet d’un tel acte est nécessairement destructeur. Comme l’édifice ne tient que parce qu’on accepte d’appliquer les règles, si l’on refuse de les appliquer, on le met à bas ; en d’autres termes : on en sort. La désobéissance serait donc stratégiquement très efficace en l’espèce.

En somme, le droit européen fonctionne comme un carcan, dont il faut se défaire ?

C’est d’autant plus vrai que les règles communautaires ne sont pas neutres politiquement. Elles fonctionnent en effet comme un carcan, au sens où tout choix des peuples qui s’écarterait des options européennes ne peut trouver aucun moyen d’expression effective. Autrement dit, les peuples n’ont pas les moyens d’intervenir, à travers un débat démocratique institutionnalisé, pour faire varier des choix préfixés. Ces choix sont explicites dès les tout premiers articles du traité sur l’UE, en particulier l’article 3 qui énumère les buts de l’Union, parmi lesquels l’établissement d’un marché intérieur, le « développement durable de l’Europe, fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive », ou encore l’établissement d’une « union économique et monétaire dont la monnaie est l’euro », et tout ce que l’euro charrie de principes économiques, budgétaires et financiers. Les premiers verrous de l’Union sont donc bien ses traités constitutifs. Au vu du lien d’obligation instauré depuis les années 1960, la seule proposition vraiment alternative et respectueuse de la démocratie ne peut passer que par une remise en cause (soit une sortie) des traités. C’est ce qui s’est produit, en 2005, lorsque par référendum le peuple français a refusé le nouveau projet de traité (TCE). Mais on sait, hélas, que ce choix populaire a été purement et simplement ignoré par les dirigeants européens. Tout reste donc à (re)faire.

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