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Que peuvent les classes moyennes ? Entre soumission et rébellion

 

 

A l’heure où les Français sont appelés aux urnes, l’existence d’une alliance entre classes populaires et classes moyennes semble une évidence pour une large partie de la gauche, adepte d’un « front » qui se voudrait, selon les sensibilités, « antisarkozyste », « antilibéral » ou tout simplement « de gauche ». Mais l’absence de réflexion tactique approfondie occulte un fait historique : ce type de coalition s’est le plus souvent soldé par l’abandon des projets de transformation sociale les plus avancés au profit de réformes qui, si elles permettaient des progrès, demeuraient d’une portée limitée. D’où la nécessité de revenir sur un certain nombre d’expériences politiques afin de déterminer à quelles conditions une telle alliance pourrait aujourd’hui être envisagée.

Lors de la Révolution française, la volonté d’en finir avec l’Ancien Régime rassemble au départ des couches sociales très hétérogènes. Sous la pression populaire et devant la menace du chaos, des représentants de catégories privilégiées en viennent à se révolter au cours de la nuit du 4 août 1789. Cette révolution accélère la montée en puissance de groupes sociaux disparates, se situant entre la noblesse et la paysannerie, et qui n’ont souvent en commun que la propriété d’un petit capital ou un certain niveau d’éducation : entrepreneurs, marchands, commerçants, petits propriétaires terriens ou immobiliers, avocats, médecins, lettrés, magistrats… La phase de radicalisation de la révolution, entre 1792 et 1794, est interrompue par la réaction thermidorienne, qui laisse place à un régime dans lequel la « grande bourgeoisie » (banquiers, gros industriels, hauts fonctionnaires…) pourra s’épanouir — avec la révolution de 1830 — comme la nouvelle classe dominante, au détriment de l’aristocratie.

Dans cette configuration sociale, et sous l’effet de l’industrialisation, les effectifs du prolétariat ne cessent de croître. Les conditions de travail et de vie de cette classe ouvrière naissante soulèvent une nouvelle « question sociale » qui s’impose lors de la vague révolutionnaire de 1848. Contrairement à celle de 1789, la monarchie est alors, en France, bourgeoise et « libérale ». Pourtant, ce sont des membres de la petite bourgeoisie qui, aux côtés d’ouvriers et d’étudiants parisiens, font tomber le roi et permettent la proclamation de la IIe République, le 24 février. Mais la révolution tourne court. Les élections des 23 et 24 avril, qui se déroulent au suffrage universel masculin, consacrent la victoire des libéraux sur les révolutionnaires. Lesquels tentent, en vain, un coup de force contre la Constituante sous l’impulsion d’Armand Barbès et d’Auguste Blanqui, le 15 mai. Puis la fermeture des Ateliers nationaux (censés fournir du travail aux chômeurs) met le feu aux poudres et provoque le soulèvement de l’Est parisien : les 23, 24 et 25 juin, la capitale est le théâtre d’affrontements qui débouchent sur le massacre de milliers d’insurgés par le nouveau pouvoir républicain (1). La République, qui a instauré le suffrage universel masculin et aboli l’esclavage, sera démocratique, mais pas sociale.

Hors de France, on retrouve, quoique dans des contextes politiques et sociaux totalement différents, certains aspects de cette dynamique révolutionnaire. Dans les pays encore confrontés à l’absolutisme, à la domination étrangère et/ou à la question nationale (Allemagne, Italie, Pologne, Hongrie…), les couches sociales les plus diverses font valoir leurs revendications libérales et nationales. Très vite, cependant, une ligne de fracture sépare les modérés et les radicaux, les premiers se contentant de réformes politiques tandis que les seconds réclament également des mesures égalitaires.

Partout en Europe, la prédiction formulée en 1846 par Camillo Cavour, futur chef du gouvernement piémontais et artisan de l’unité italienne, se révèle exacte : « Si l’ordre social devait être véritablement menacé, si les grands principes sur lesquels il repose se trouvaient soumis à un risque sérieux, bien des opposants parmi les plus déterminés, bien des républicains parmi les plus enthousiastes, seraient alors, nous en sommes convaincus, les premiers à rejoindre les rangs du parti conservateur (2). » Cependant, l’échec du printemps des peuples — tous les régimes renversés sont restaurés au bout d’un an, sauf en France — ne signifie pas retour au statu quo : si la bourgeoisie a rejoint le « parti de l’ordre », l’alliance conjoncturelle et hétérogène de 1848 (artisans des métiers traditionnels, employés des secteurs non encore industrialisés, ouvriers, étudiants, petite bourgeoisie commerçante et intellectuelle…) a définitivement contraint les gouvernants à abandonner une conception de l’exercice du pouvoir qui faisait abstraction des aspirations populaires.

La vague de 1848 conduit en outre nombre de révolutionnaires à s’interroger sur la stratégie que doit adopter le mouvement ouvrier, encore balbutiant. Karl Marx et Friedrich Engels, qui publient cette même année le Manifeste du Parti communiste et ont participé aux soulèvements, en concluent que le prolétariat ne doit compter que sur lui-même. Marx dénonce, entre autres, la bourgeoisie française : « La fraternité a duré juste le temps que l’intérêt de la bourgeoisie a été frère de l’intérêt du révolutionnaire. (…) Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 n’était un attentat contre l’Ordre, car toutes laissaient subsister la domination de classe, l’esclavage des ouvriers, l’ordre bourgeois, malgré le changement fréquent de la forme politique de cette domination et de cet esclavage. Juin a touché à cet ordre. Malheur à Juin (3)  ! » Les petits-bourgeois démocrates leur paraissant, eux non plus, n’avoir aucun intérêt à bouleverser la société au bénéfice des révolutionnaires, la conclusion des deux auteurs du Manifeste est simple : les prolétaires doivent se constituer en force politique indépendante avant de nouer des alliances.

En Allemagne, Karl Kautsky poursuit la réflexion de Marx et Engels en prenant en compte, à la fin du XIXe siècle, l’élévation générale du niveau d’éducation et la montée en puissance des professions intellectuelles (médecins, avocats, juges, professeurs, ingénieurs, employés, etc.). Cette Intelligenz (terme n’ayant aucun équivalent en français), qui se situe entre la bourgeoisie et le prolétariat, peut-elle devenir une alliée des socialistes ? La question mérite d’autant plus d’être posée qu’une fraction croissante de ces couches intellectuelles vit et travaille dans des conditions proches de celles du prolétariat (petits fonctionnaires, petits employés, etc.). Très méfiant à l’égard d’une catégorie sociale qu’il juge corporatiste et réformiste par essence, Kautsky considère cependant que la frange prolétarisée de l’Intelligenz peut être gagnée au socialisme, à condition que la classe ouvrière soit assez puissante sur le plan politique pour imposer ses vues. Dans le cas contraire, « les deux partis se rapprocheraient bien l’un de l’autre, mais ce ne seraient pas les partisans de la réforme sociale qui viendraient à nous mais nous qui irions à eux (4) ».

Quelque temps plus tard, dans Que faire ?, paru en 1902, Lénine fait du parti l’instrument privilégié pour permettre au prolétariat de se constituer en force révolutionnaire autonome. Si la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie, en octobre 1917, consacre le succès de la tactique léniniste dans un pays encore très partiellement industrialisé, l’extension de la révolution socialiste au reste de l’Europe s’avère cependant impossible. Le gouvernement social-démocrate allemand réprime dans le sang l’insurrection berlinoise de janvier 1919. Les « Républiques des conseils » de Bavière et de Hongrie sont écrasées au cours de la même année. En Italie, l’échec des mouvements révolutionnaires des années 1919-1920 amène Antonio Gramsci à théoriser le concept d’« hégémonie » intellectuelle et culturelle dans les années 1930 : avant de tenter de prendre le pouvoir, conclut-il, la classe ouvrière doit être en capacité d’imposer ses conceptions, ses valeurs et ses idées politiques afin de s’assurer le consentement des classes sociales auxquelles elle devra s’associer.

En France, la question de l’alliance de classes se pose en d’autres termes. A partir du début des années 1930, le débat fait rage sur l’attitude à adopter face au développement des classes moyennes. Au sein de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), Marcel Déat estime que ces dernières sont devenues les alliées naturelles de la classe ouvrière, dans la mesure où les paysans propriétaires, les artisans, les commerçants, les fonctionnaires, voire les petits industriels, se trouvent désormais eux aussi menacés par le capitalisme financier. En découlent la nécessité d’un accord entre une classe ouvrière hétérogène et minoritaire et des couches moyennes en plein essor, et celle d’une redéfinition du rôle de l’Etat, qui ne peut plus être conçu comme un instrument au service d’une seule classe (5). Analysant la popularité du fascisme, Déat affirme que les socialistes doivent désormais prôner la « restauration de l’Etat » et la « sauvegarde de la nation » qu’espèrent selon lui les classes moyennes. Léon Blum réplique en assimilant néosocialisme et fascisme, et explique : « Je redoutais qu’on transformât ainsi le socialisme, parti de classe, en un parti de déclassés. Je redoutais qu’en procédant comme le fascisme par un rassemblement de masses confuses, en faisant appel comme lui à toutes les catégories d’impatiences, de souffrances, d’avidités, on ne noyât l’action de classe du Parti socialiste sous ce flot d’“aventuriers” (…) qui a porté tour à tour toutes les dictatures de l’histoire (6). »

Comme l’a souligné l’historien Serge Berstein, bien que les « néos » soient exclus de la SFIO en 1933 (leurs chefs rallieront plus tard le régime de Vichy), la crainte de voir les « déclassés » tant méprisés par Blum glisser vers le fascisme contraint les communistes et les socialistes français à les considérer comme de nécessaires alliés. Alors qu’il restait, depuis 1928, attaché à la tactique « classe contre classe » (la social-démocratie bourgeoise étant considérée comme un ennemi à combattre), le Parti communiste français (PCF) fait volte-face en 1934, sur ordre du Komintern : « A côté des prolétaires, () nous voulons entraîner les classes moyennes en les arrachant à la démagogie du fascisme. () Nous devons prendre en main la défense de chaque revendication des classes moyennes dès l’instant où elle ne s’oppose pas aux intérêts du prolétariat. » Sont principalement concernés les employés, les fonctionnaires, les petits boutiquiers, les artisans et les paysans.

Ce revirement rend possible une unité d’action entre la SFIO et le PCF, quatorze ans après la scission intervenue au congrès de Tours, en 1920. En octobre 1934, le secrétaire général du PCF Maurice Thorez propose d’étendre le rassemblement antifasciste à de nouvelles forces politiques et sociales et de sceller « l’alliance des classes moyennes avec la classe ouvrière », ce qui suppose de tendre la main au Parti radical, au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, à la Ligue des droits de l’homme. Contrairement à la SFIO, les communistes ne veulent qu’un rassemblement populaire, et non un programme commun véritable, car certaines de leurs propositions (les offices publics agricoles, la mise sous séquestre des entreprises défaillantes ou encore les socialisations) pourraient selon eux effrayer leurs alliés.

On connaît la suite : le Front populaire remporte les élections en 1936. Même l’aile droite du Parti radical se rallie à la participation au gouvernement conduit par Blum, dans l’optique de combattre l’extrême droite et de défendre les classes moyennes. Mais l’alliance ne dure pas. Les grandes grèves de juin 1936 permettent à la classe ouvrière d’arracher des mesures (congés payés, semaine de quarante heures) qui ne figuraient pas dans le programme du Front populaire. Les petits commerçants et les industriels qui ont voté Front populaire dans l’espoir de mettre un terme à la crise dénoncent ces concessions faites aux grévistes, arguant que la réduction du temps de travail et les augmentations de salaire risquent d’engendrer de l’inflation. A Grenoble, l’entrée en vigueur des quarante heures entraîne ainsi des manifestations de commerçants et d’artisans.

Les communistes s’inquiètent et rappellent à Blum que le Front populaire doit « défendre la petite propriété contre les deux cents familles » ; ils lui reprochent de s’accommoder trop facilement de la prolétarisation des classes moyennes. Enthousiasmé par le mouvement de grève, Marceau Pivert, leader de l’aile révolutionnaire de la SFIO, avait annoncé, dans un article du Populaire du 27 mai 1936, que tout était désormais possible, et que la révolution était à l’ordre du jour. Le 11 juin, Thorez lui rétorque que « tout n’est pas possible maintenant », car l’objectif prioritaire reste de préserver la « cohésion des masses » et d’éviter à tout prix d’« isoler la classe ouvrière » (7).

A l’été 1936, une opposition interne au Front populaire se développe. Le 23 janvier 1937, Blum constate dans Le Populaire : « Une fraction des classes moyennes et de la bourgeoisie s’alarme et cherche un recours du côté de la réaction politique quand l’effort de progrès social se présente avec un caractère de partialité ou de brutalité. » Afin de regagner leur confiance, le chef du gouvernement annonce une « pause » en février. Au même titre que la non-intervention en Espagne, celle-ci est perçue comme un recul. Le Front populaire n’y survivra pas longtemps.

La petite bourgeoisie valorise l’autorité, l’ordre et la discipline

Si on laisse de côté les mesures prises dans le contexte exceptionnel de la Libération, il faut attendre les années « rouges » des décennies 1960 et 1970 pour que la question de l’alliance entre classes populaires et classes moyennes se pose à nouveau. Deux cas emblématiques illustrent les difficultés d’une telle alliance une fois atteints les objectifs électoraux à court terme : l’élection de Salvador Allende au Chili, en 1970 ; celle de François Mitterrand en France, en 1981.

A la fin des années 1960, les classes moyennes chiliennes sont en grande partie représentées par la Démocratie chrétienne (DC), dont l’aile gauche se joint aux radicaux et aux partis ouvriers socialiste et communiste pour soutenir la candidature d’Allende au scrutin présidentiel de 1970. Ce dernier n’est élu qu’avec 36,7 % des suffrages et quarante mille voix d’avance sur le candidat de la droite, Jorge Alessandri (le candidat de la DC obtenant environ 28 % des voix). Allende prône une révolution légaliste, respectant le fonctionnement des institutions démocratiques de son pays. Son gouvernement d’Union populaire (UP) met immédiatement en œuvre un programme de rupture avec le capitalisme : nationalisation du cuivre (principale richesse nationale) sans indemnités aux compagnies américaines, accélération de la réforme agraire, passage sous le contrôle de l’Etat des grandes banques, des secteurs du papier et du textile, des houillères, de l’industrie sidérurgique, etc.

L’UP affronte alors de nombreux obstacles : l’opposition reste majoritaire dans les deux Chambres du Parlement ; l’extrême gauche accuse le gouvernement de réformisme ; les Etats-Unis manœuvrent pour faire tomber Allende… Malgré tout, elle réussit à élargir sa base électorale, et remporte près de 44 % des suffrages aux élections législatives de mars 1973, sans pour autant devenir majoritaire au Parlement. Outre celui des ouvriers, l’appui d’une large part des fonctionnaires, des artisans et des professions libérales s’avère déterminant au cours des trois années de pouvoir d’Allende. Au point d’ailleurs que l’objectif de ses adversaires, raconte le communiste chilien José Cademartori Invernizzi (député et ministre de l’économie en 1973), fut de « dresser les classes moyennes contre l’Unité populaire (8) ». L’agitation sociale croissante, l’inflation qui déstabilise l’économie érodent le soutien au gouvernement, notamment chez certains employés de l’Etat et chez les petits patrons. Afin de capitaliser ce mécontentement, la DC exige de nouvelles élections. Elle tente vainement de destituer le président, ouvrant ainsi la voie à un putsch militaire. Le 11 septembre 1973, le général Augusto Pinochet renverse le gouvernement de l’UP, mettant un terme à cette expérience de révolution pacifique. Contrairement aux espoirs de la DC, il s’installe durablement au pouvoir, avec l’appui de la grande bourgeoisie et des Etats-Unis.

Certains, tel le secrétaire général du Parti socialiste chilien Carlos Altamirano, ont vu dans la défaite de l’UP la preuve du conservatisme des classes moyennes. Au lieu « d’exciter leurs égoïsmes et de satisfaire leurs revendications matérielles [pouvoir d’achat, taux d’intérêt, impôts, sécurité sociale, salaires, accès aux universités…] », écrivait-il, il faudrait les intégrer « dans un grand projet visant à changer la vie » et les soumettre à une « autorité réelle et effective », car la « petite bourgeoisie estime par-dessus tout l’exercice de l’autorité, de l’ordre et de la discipline » (9).

Des groupes sociaux conservateurs peuvent devenir des forces de mouvement

Une telle analyse risquerait de verser dans le déterminisme sociologique si elle postulait que l’attachement des classes moyennes à l’ordre existant constitue un horizon indépassable. L’histoire montre que, comme ce fut le cas en 1789, des groupes sociaux qu’on imagine peu enclins au changement peuvent, sous certaines conditions, se métamorphoser en forces de mouvement. Et l’inverse est tout aussi vrai : loin d’être révolutionnaires du simple fait de leur position sociale, les classes populaires deviennent parfois les fantassins du parti de l’ordre. Les événements de mai 1968 en France se caractérisent ainsi par une véritable fraternisation entre étudiants et ouvriers (10), mais aussi par un décalage entre les aspirations d’une fraction de la petite bourgeoisie étudiante et celles des ouvriers grévistes. En témoigne notamment la journée du 17 mai, au cours de laquelle les étudiants venus en cortège rallier les grévistes de Renault-Billancourt doivent rebrousser chemin devant les portes closes de l’usine.

Les classes moyennes n’étant pas toujours conservatrices ni le prolétariat nécessairement progressiste, à quelles conditions un projet de transformation radicale de la société serait-il susceptible de réunir deux groupes sociaux numériquement majoritaires, mais dont les intérêts peuvent diverger ? C’est cette difficulté qu’essaie de surmonter le programme commun de gouvernement de la gauche française, signé en juin 1972. Dans un contexte de croissance massive des effectifs de l’enseignement secondaire et de développement des professions intermédiaires du secteur public, le Parti socialiste (PS), né du congrès d’Epinay en 1971, prône l’unité d’action avec le PCF. Lequel, inspiré par les succès de ses camarades italiens, commence à se réintéresser au sort des classes moyennes.

Mitterrand sait de son côté qu’il lui faut élargir l’assise militante et électorale de la formation dont il vient de s’emparer grâce à une alliance de circonstance. Rompant avec une « vieille maison » SFIO vermoulue qui a essuyé un revers électoral historique lors de l’élection présidentielle de juin 1969 (5 % des voix), il s’efforce d’attirer les nouvelles couches moyennes salariées, alors en pleine expansion. Pour mieux y parvenir, il reprend à son compte une partie de l’héritage de Mai 68, notamment en matière de libéralisation des mœurs et de la culture. Sur ce terrain, la voie est d’autant plus libre que le PCF, inquiet de voir que la dynamique unitaire profite électoralement à son partenaire, revient progressivement à un discours ouvriériste. La divergence devient manifeste en 1977 avec la rupture du programme commun ; les deux formations de gauche, dorénavant, s’affrontent.

Quatre ans plus tard, Mitterrand est néanmoins élu président de la République. Il a promis la « rupture avec le capitalisme » et, pour y parvenir, « une solide alliance de classe » (11), qu’on retrouve d’ailleurs dans les urnes le 10 mai 1981. Le « tournant de la rigueur » opéré en 1983 (gel des salaires, restructurations industrielles massives) doit-il alors être interprété comme la énième trahison des représentants politiques des classes moyennes envers leur allié ouvrier ? Cette vision des choses, qui peut tirer argument de l’enfermement social des dirigeants socialistes, oublierait l’environnement international et idéologique né de la vague conservatrice : Mme Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont été élus peu avant au Royaume-Uni et aux Etats-Unis ; les « nouveaux philosophes » quadrillent la scène intellectuelle française. Dès 1982, les hauts fonctionnaires acquièrent néanmoins une importance déterminante dans la redéfinition de la stratégie socialiste, alors même que les gouvernants ne subissent pas de réelle pression syndicale ou populaire. Tout se passe dès lors comme si les socialistes au pouvoir avaient très rapidement levé le pont-levis que représentait leur parti entre l’Etat et la société, « laissant à leurs alliés, réels ou potentiels, un choix limité entre le siège de la forteresse et la retraite (12) ». Dans de telles conditions, l’idéologie libérale en vogue partout ailleurs dans le monde occidental rendait probable que les difficultés du nouveau gouvernement seraient aussitôt interprétées comme la conséquence d’une inadéquation de la doctrine socialiste aux réalités du monde nouveau.

Malgré la diversité des situations, les obstacles à l’alliance entre classes populaires et classes moyennes demeurent les mêmes. L’effroi que suscitent chez ces dernières des projets qu’elles jugent trop radicaux — c’est-à-dire par exemple susceptibles de menacer la propriété privée ou la valeur de l’épargne — semble constituer une donnée invariable. Toutefois, en particulier en période de crise aiguë, la crainte d’un déclassement contre lequel le système en place paraît impuissant (quand il n’en est pas directement l’architecte) favorise des alliances ou des rencontres autour d’objectifs de « salut public ». Plutôt qu’une leçon de réalisme un peu décourageante, l’étude des expériences passées procure donc un certain nombre de clés permettant de déterminer les conditions de succès d’une telle alliance, qu’elles soient sociales (une relative communauté d’intérêts économiques) ou politiques (un désir majoritaire de chasser la droite). Paradoxalement, le durcissement des inégalités, la panne de la mobilité sociale, le caractère de plus en plus minoritaire de l’élite qui contrôle les Etats sans pour autant se soucier du destin des peuples peuvent favoriser une unité d’intérêts que l’histoire a souvent compromise.

 

Dominique Pinsolle

Historien, auteur de l’ouvrage Le Matin (1884-1944). Une presse d’argent et de chantage, Presses universitaires de Rennes, 2012.
Source: Monde Diplo

 

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