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Violences policières: bombe à retardement médiatique

 

« Faites votre boulot. Faites votre boulot, merde ! »

 

Le cri du cœur de David Dufresne résonne entre les murs des 12e Assises internationales du journalisme de Tours. Debout sur l’estrade, celui qui préfère se définir comme documentariste plutôt que journaliste, reçoit le Grand Prix du journalisme 2019 pour son désormais célèbre « Allo Place Beauvau ». Visiblement ému, il en profite pour dénoncer ce qu’il qualifie d’«omerta ahurissante » de la part de la presse, tous support confondus, au sujet des violences policières.

 

Dans sa tête, les images des 24 éborgnés, des 5 personnes dont la main a été arrachée et des 284 visages meurtris tournent en boucle. En six mois, il a compilé les histoires de plus 600 personnes blessées. Depuis début décembre, il les «recapitweete». Un titre, un numéro, les faits, la date, la source. Le ton sera clinique et factuel. Au total, avec les intimidation, les insultes et les entraves à la liberté de la presse, il rédige près de 795 signalements.

 

 

Acte 8 de la mobilisation: Un gilet jaune arbore la photo de Frédéric Roy, 35 ans qui a subi une amputation de la main suite à l'explosion d'une grenade, le 1er décembre à Bordeaux. © E.B Acte 8 de la mobilisation: Un gilet jaune arbore la photo de Frédéric Roy, 35 ans qui a subi une amputation de la main suite à l'explosion d'une grenade, le 1er décembre à Bordeaux. © E.B

 

« Tout est parti d’un coup, sans trop réfléchir » en réaction « à l’inaction globale des médias globaux » raconte-t-il. Un silence médiatique d’un mois, un mois et demi, qui lui paraît insupportable. Il concède que désormais, “la question est abordée partout, radios, presse écrite, chaînes d’info en continu, sur différents tons”.

 

Fin 2018, le mouvement des gilets jaune semble pourtant déjà omniprésent dans les médias. Chaque semaine, les titres de la presse écrite, papier comme web, font état de la mobilisation, du nombre de morts, de blessés et d’interpellations. Face au lourd bilan humain, les décès suite aux violences routières, en marge de la mobilisation sur les ronds-points, occupent logiquement le devant de la scène.

 

 

Des pancartes en mémoire des gilets jaunes décédés depuis le début de la mobilisation. Paris - 2 février 2019 Des pancartes en mémoire des gilets jaunes décédés depuis le début de la mobilisation. Paris - 2 février 2019

 

Ainsi, dès le 11 décembre, le Figaro s’interroge sur la croissance rapide du nombre de blessés lors des manifestations des gilets jaunes. Des chiffres que le quotidien estime « en forte progression » en le comparant au premier bilan donné par le ministère de l’intérieur quinze jours auparavant. A l’époque, le ministère de l’Intérieur comptabilise 6 morts et 1407 blessés dont 46 grièvement sur toute la France. Un chiffre probablement sous estimé car il ne tient pas compte du nombre de manifestants ayant renoncé aux soins, notamment par peur du fichage SI-VIC.

 

LA BATAILLE DES CHIFFRES

 

Cependant la plupart des articles écrits en novembre et décembre peinent aussi à contextualiser. Les données officielles n’étant pas détaillées, la plupart des contenus mêlent le nombre de blessés lors de mouvement de foules, à celui des victimes blessées au contact des forces de l’ordre et à celui des situations de violences vécues par les policiers et gendarmes eux même.

 

Des difficultés techniques qu’on rencontré Ivan Du Roy et Ludo Symbille, journalistes chez Bastamag, lorsqu'ils ont commencé à enquêter sur les décès au contact des force de l’ordre, il y a plus de 5 ans. Une base de donnée qui fait œuvre de référence. En dehors de ce cas de précis, des morts aux contact des forces de l'ordre peu de, voir aucune, données n’était disponible. Ils ont alors compilé, analysé et traité plus de 40 ans d'histoire sous forme d’infographies.

 

Les rédactions de la presse quotidienne nationale ont ainsi couvert le sujet au coup par coups et n’ont pas jugé bon de consacrer une rubrique qui assurerait une régularité de traitement à ce sujet. Le Monde attendra son édition du 13 mai avant de placer en Une du journal l’existence de «violences policières», et de leur consacrer une enquête. Un manque de réactivité et de précision du contexte, qui ne passe pas du côté des manifestants.

 

 

Banderole en hommage à Zineb Rédouane, octogénaire décédée lors d'une hospitalisation suite à un tir de grenade lacrymogène recu dans la face alors qu'elle se trouvait à son domicile. Paris, 16 mars 2018 © E.B Banderole en hommage à Zineb Rédouane, octogénaire décédée lors d'une hospitalisation suite à un tir de grenade lacrymogène recu dans la face alors qu'elle se trouvait à son domicile. Paris, 16 mars 2018 © E.B

 

L’exception dans le paysage des grand titre de presse écrite sera Libération dont la rédaction qui consacre dès le le 7 décembre, au lendemain de l’affaire dite du “Burger King”, de nombreux articles, reportages, portraits et datavisualisations sur le sujet. Une des hypothèse explicative est la présence de Martin Colombet et Bobby Allin, deux photo-journalistes collaborateurs réguliers de Libération dans le fast food ce soir là, et qui a probablement participé à la rapidité de saisie de l'importance de l'évènement par la rédaction.

 

De la même manière, la presse "minoritaire" et la radio semblent aussi faire exception. France Culture a consacré plusieurs émissions longues au sujet, que ce soit dans la quotidienne de reportage “Les pieds sur terre” ou dans la matinale. Mobilisée dès la première semaine sur le traitement de la contestation des GJ, la rédaction de Mediapart a rapidement fait le choix de quitter Paris en allant enquêter près des ronds-points.

 

La question des violences policières s’est donc imposée avant même la mise en travail de leur collaborateur, David Dufresne. Ainsi début février le journal en ligne avait déjà publié plusieurs dizaines d’articles, d’analyses et d’entretiens sur le sujet et les violences policières ont donné lieu à plusieurs Mediapart live nommés « Parole de blessés».

 

LES NOUVEAUX PETITS SOLDATS DU JOURNALISME

 

Internet a été utilisé dès le début de la mobilisation des gilets jaunes, comme outil d’organisation, pour favoriser leur mobilisation et parfois aussi conforter leur rejet des médias. Sur les réseaux sociaux, l’absence de visibilité de la question des violences policières est une critique récurrente. Mais les moyens légers de tournage et de diffusion en direct, via Facebook live, modifient considérablement la donne.

 

Ainsi dans les cortèges, le journaliste Rémy Buisine passe rarement inaperçu. Portable à la main, souvent applaudis, hélé par les manifestants ou interpellé pour un selfie, il a couvert les « actes » de la mobilisation, depuis le premier samedi. Chez Brut, le média social au 250 millions de vues par mois, « la question des violences policières a été abordée dès le début du mouvement, parce que ça se passait sous nos yeux» explique-t-il. Dès les 1er et 8 décembre, il constate «une disproportion dans la riposte des forces de l’ordre, avec un usage massif du LBD provoquant des blessés graves en dehors de tout point de tension ou d’affrontements directs. »

 

 

Evacuation des CSI quelques minutes après la bousculade dont a été victime le journaliste Remy Buisine. Il filmait alors des agents en train de mettre des maillots dans un sac suite au saccage de la boutique du PSG sur les Champs Elysées - Paris - 16 mars 2019 © E.B Evacuation des CSI quelques minutes après la bousculade dont a été victime le journaliste Remy Buisine. Il filmait alors des agents en train de mettre des maillots dans un sac suite au saccage de la boutique du PSG sur les Champs Elysées - Paris - 16 mars 2019 © E.B

 

Gabin Formont, créateur de la page Facebook Vécu, le médias des Gilets Jaunes s’est aussi fait connaître auprès du grand public pour son travail de terrain. Après avoir “débunké” la rumeur du décès d’une manifestante belge lors de l’acte 8 des gilets jaunes, il a vu sa côte de popularité grimper en flèche. Avec plus de 75 000 abonnés sur sa page Facebook, celui qui vient d’être recruté par Le Média TV est assez critique sur l’absence de place médiatique qui a été réservée, entre autre, aux blessés.

 

« Au départ j’ai créé Vécu car j’étais en colère de voir que les médias ne relayaient quasiment pas ce que je voyais en manifestation. Les seules images qui tournaient en boucle étaient celles de barricades brulées ou de manifestants jetant des pavés. Il était urgent de donner la parole aux blessés et aux manifestants. »

 

Rémy Buisine qui a commencé sa carrière pendant Nuit Debout, reste perplexe: « La plupart des médias se sont réveillé au mois de janvier mais il y avait déjà des violences policières il y deux ans, lors de la loi travail, même si dans des proportions nettement moindres. » Il évoque alors les interpellations avec un usage abusif de la force, les placages au sol à 4 agents sur une personne qui n’oppose pas de résistance, les grenades dans les tentes lors de l’occupation de la place de la République à Paris. « On en a très peu parlé à l’époque. »

 

 

Une militante d'attac retourne vers le cortége après un échange avec les forces de l'ordre en marge de la manifestantion dite "la fête à Macron" - Paris - 5 mai 2018 Une militante d'attac retourne vers le cortége après un échange avec les forces de l'ordre en marge de la manifestantion dite "la fête à Macron" - Paris - 5 mai 2018

 

La prise de conscience est intervenue grâce au travail de David Dufresne. « Il fallait une voix crédible pour parler de tout ça, avec un travail de vérification et de recoupement. Ce n’était plus possible de laisser ça au second plan. » Sa façon de le faire avec une idée originale : l’utilisation de twitter, le « allo place Beauvau » et le signalement numéroté, lui ont permis « d’avoir une visibilité ».

 

PÉTARD MOUILLÉ

 

Comme chaque année, le baromètre La Croix-Kantar 2019 de la confiance des Français dans les médias dresse le constat de cette relation complexe qu’ont les citoyens avec la presse. Si la radio reste le mode d’information jugé le plus crédible, sans surprise, le mouvement des gilets jaunes a eu un effet dévastateur. Tous les médias ont perdu de la crédibilité par rapport à l’année dernière et la télévision est historiquement à son plus bas niveau de confiance (38%). La majorité des Français, 67%, suivent pourtant l’actualité racontée par les médias avec intérêt. Paradoxal?

 

 

Slogan taggé sur un rideau métalique des Champs Elysées - Paris - 16 mars 2019 © E.B Slogan taggé sur un rideau métalique des Champs Elysées - Paris - 16 mars 2019 © E.B

 

Guillaume Goubert, Directeur du journal La Croix, commentait lors de la publication du sondage : « Nous sommes face à un public qui a un regard de plus en plus expert. Les critiques adressées ne sont pas gratuites. Les rédactions se posent les mêmes questions : violence des images, place donnée aux sujets polémiques, équilibre dans la prise de parole... »

 

Sur ce point là, sur le sujet spécifique des violences policières, les journalistes citoyens comme Gabin, on su tirer leur épingle du jeu. Mais si avec 75 000 amateurs, la page de Vécu, le média des gilets jaunes comptabilise presque autant d’abonnés que Libération a de lecteurs en diffusion payée, en France, la télévision reste le média d’information privilégié pour l’accès à l’information. Selon Médiamétrie, entre le 6 novembre et la fin de l’année, les gilets jaunes ont ainsi occupé 151 heures de programmes TV, toutes chaînes confondues.

 

 

Conférence de presse pour la création du collectif Les Mutilés pour l'exemple - Gennevilliers - 28 avril 2019 Conférence de presse pour la création du collectif Les Mutilés pour l'exemple - Gennevilliers - 28 avril 2019

 

« La virtualité elle est au journal de 20h qui jusqu’à hier ne parlait pas de la question des violences policières alors qu’elle circule depuis deux mois sur les réseaux sociaux » critique David Dufresne.

 

 Chez BFMTV, les journalistes ont alerté leur direction après le deuxième week-end de manifestations. Suite aux agressions dont certains salariés ont fait l’objet sur le terrain, une réunion de crise s’est tenue mardi 8 janvier. Les reproches adressés à la direction par la rédaction portaient notamment sur “la disproportion entre le reportage, le travail de terrain et la place des éditorialistes à l’antenne”.

 

Pour Céline Pigalle, directrice de la rédaction, les choix relèvent cependant de la ligne éditoriale de la chaîne. Interrogée à ce sujet lors des Assises du journalisme de Tours, elle explique : « Nous sommes une chaîne d’information en continu, notre travail c’est de montrer ce qui se passe. » Les premières semaines devant un mouvement inédit et l’ampleur des dégradations «notre sujet c’est ce qu’est ce qui se passe sur les champs Élysée ? La police est elle débordée ? Est ce qu’ils exercent correctement leur métier ? »

 

 

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Dans une interview pour Les Echos le 14 janvier, concède que le caractère inédit de ce conflit a quelque peu déstabilisé le média. “Donner la parole à des gens que nous ne connaissons pas est compliqués. Il a fallu que nous apprenions à qui nous avions affaire.” Il reconnait également qu’ils ne se rendent compte qu’il y a un problème avec la violence qu’au bout de la troisième semaine. « Je suis d’accord que ce délai est regrettable”, ajoutera Céline Pigalle aux assises du journalisme, “mais on ne montre pas des violences aux personnes en direct.»

 

UN JOURNALISME A FRAGMENTATION

 

Un argument qui peine à convaincre Rémy Buisine. Pour lui, problème est surtout celui de la contextualisation. « L’enjeu des tensions c’est de montrer comment est ce que ça s’est déclenché et ne pas rester focalisé sur des actions particulièrement tendues voir violentes. L’idée c’est vraiment d’essayer de mettre en perspective l’ensemble des éléments.» Il insiste sur l’importance de donner la parole aux personnes sur du temps long, sans coupure et sans montage. « En télé, vous allez interroger quelqu’un pendant 5 minutes pour diffuser seulement 20 secondes. Dans quel contexte ? Qu’est ce qui va enrober les propos de la personne ? Au milieu de quel sujet ? » Autant de facteurs éditoriaux qui expliquent selon lui les craintes, la peur parfois, des personnes interrogées et une défiance assez importante vis à vis des médias traditionnels.

 

«Notre force c’est le fait que ce soit en direct mais surtout qu’on traite l’événement en continuité. C’est pour ça que notre format plait». Conclu le journaliste de Brut.

 

Un constat avec lequel Gabin Formont est en accord. «Ce ne sont pas les journalistes qui posent problème mais contre le fonctionnement actuel des rédactions. Les images qui ne collent pas avec les bandeaux, l’information en kit, c’est ça qui n’est plus supportable.» Les traitement médiatique du 1er mai, lors de « l’attaque » de l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière et « l’agression » de son personnel par des manifestants qui fuyaient en réalité les gaz lacrymogènes, en est l’exemple le plus saillant. Si les journaux télévisés ont abondamment relayé le discours officiel dans la soirée, les réseaux sociaux ont rapidement joué le rôle de lanceur d’alerte.

 

 

1er mai, des gilets jaunes et des passants observent l'action des forces de l'ordre lors de l'interpellation des manifestants réfugiés dans la cour séparant une résidence du Crous de l'hopital de la pitié salpétrière. 1er mai, des gilets jaunes et des passants observent l'action des forces de l'ordre lors de l'interpellation des manifestants réfugiés dans la cour séparant une résidence du Crous de l'hopital de la pitié salpétrière.

 

« Ce pouvoir de révélation des médias faibles n’existe que parce que les grands médias, eux, n’ont pas restitué de façon impartiale ce volet pourtant terriblement visible du conflit social. Ce qui a contribué à faire d’internet le seul canal véhiculant les preuves des exactions policières. » analyse André Gunthert dans un article du 14 mai dernier, paru sur son blog et carnet de recherche, L’image sociale.

 

LE BOURBIER DE LA LÉGITIMITÉ

 

« Dans les premiers mois de nombreuses rédactions, notamment audiovisuelles ont validé le discours selon lequel les blessés sont assimilables aux casseurs alors que, factuellement, c’est archi faux ! L’écrasante majorité des victimes ne fait l’objet d’aucune poursuite», évoque David Dufresne. Au bilan provisoire, il note 105 journalistes, 40 mineurs et lycéens, 32 secouristes de rue et 27 passants blessés, soit plus du quart des victimes.

 

Pavé contre grenades: c’est la grille de lecture hebdomadaire qui a majoritairement été proposée aux lecteurs, téléspectateurs et auditeurs d’information entre novembre et fin janvier 2019.

 

« Elle-même est responsable puisqu’elle était à un endroit où il y avait un risque. »
Olivier Truchot, journaliste, au sujet de Geneviève Legay, BFM strory, 25 mars 2019

 

Pourtant au delà des éléments de contexte, sur les plateaux de télévision comme dans la presse écrite, les blessés ont parfois vu leur statut de victime mis en question. Le fait de relayer la petite phrase d’Emmanuel Macron sur la pertinence de la présence en manifestation de Geneviève Legay, militante d’Attac blessée lors d’une charge de policiers, le 23 mars à Nice, en témoigne. Or en cherchant une éventuelle provocation au lieu d’interroger la proportionnalité de la réponse policière, en questionnant le fait que les blessés aient « mérité » ou non cet usage de la force, le jeu médiatique ajoute de violence à la violence. Ainsi le 13 mai dernier Le Monde continuait de titrer, Violences policières : « Une même blessure peut être le résultat d’une violence légitime comme illégitime ».

 

« Le maintien de l’ordre est une histoire professionnelle. La première chose qu’on apprend quand on est CRS ou gendarme, c’est d’absorber la violence. » insiste David Dufresne. « Il faut bien comprendre que le corollaire de la légitimité à être une victime est l’illégitimité de l’usage de la force par la police» explique Anthony Pregnolato, doctorant en sciences politiques à l’Université Paris Nanterre. «Or elle dépend en partie du groupe social d’appartenance (réel ou supposé) de la personne qui porte plainte et par conséquent de sa légitimité aux yeux des institutions policières, judiciaires et politiques.»

 

 

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Sous cet éclairage, l’attention médiatique portée au matraquage supposé (et filmé) du député de la France Insoumise, Loïc Prud’homme, lors de la manifestation du 2 mars à Bordeaux, pose question. C’est pourtant celle de sa culpabilité éventuelle pour avoir participé à cette manifestation non déclarée qui sera sujette à un débat animé et confus entre Pascal Praud et Danièle Simonnet sur le plateau de Cnews, le 6 mars au soir. Quatre jours plus tard, les lecteurs de la rubrique Checknews de Libération ont alors souhaité vérifier la légalité de la présence sur place du le député, là où l’on aurait pu questionner la proportionnalité de la réponse des forces de l’ordre.

 

LA DIFFICILE REMISE EN CAUSE DE LA DOCTRINE DE MAINTIEN DE L’ORDRE

 

Il est ainsi étonnant de constater qu’aucune rédaction de toutes celles que nous avons consulté n’a pensé à rappeler qu’en matière de commission de violences, être «dépositaire de l’autorité publique» peut également constituer une «circonstance aggravante» au titre des articles 222-12 et 222-24 du Code Pénal. Pas même lorsque le commandant de police Didier Andrieux a été filmé en train de frapper plusieurs personnes en marge d’une manifestation de “gilets jaunes” samedi 5 janvier à Toulon.

 

Et le 13 mai dernier, Le Monde continuait de titrer « Violences policières : Une même blessure peut être le résultat d’une violence légitime comme illégitime ». Or, même si cette question est décrite comme au centre des enquêtes de l’IGPN dans l’article, la prédominance de cette thématique et du point de vue institutionnel dans la presse provoque un impensé : celui de la responsabilité politique.

 

Dès le début du mouvement, l’équipe du Point tente pourtant d’interroger la forme du dispositif de sécurité. Dès le 06 décembre, le journaliste Aziz Zemoury questionne les moyens déployés. Idem le lendemain, lorsque Jean Guisnel donne la parole à Philippe Cholous, un Officier supérieur de gendarmerie à la retraite et revient sur les moyens utilisés par les forces de l’ordre, notamment le recours aux blindés et aux armes sub-létales.

 

Le 03 mai Aziz Zemouri et Nicolas Bastuck signeront un article explicitement intitulé "Les errements du maintien de l’ordre". Mais si la revue de presse des “news magazine” sur les six derniers mois montre que les articles détaillent, pour les plus complets, les moyens opérationnels engagés dans les situations ayant amené les blessures, rares sont ceux qui évoquent explicitement les violences policières comme conséquences directes de l’action des forces de l’ordre.

 

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Ainsi lorsque le 25 janvier, Paris Match consacre un article au “Street Médics”, les secouristes de rues intervenant lors des manifestations, sur 8000 signes, l’expression “violences policières” (ou une quelconque référence au lien entre blessure et forces de l’ordre) n’est pas utilisée une seule fois. Chez Le Figaro l’utilisation des guillemets est systématique. Quand bien même le spectre d’une attaque pour diffamation roderait dans les couloirs des rédactions, rien n’empêche de parler de “suspicions”. Dans la plupart des rédactions de presse écrite, les articles consacré au sujet ont été destinés à la question de la dangerosité du lanceur de balles de défenses (LBD) et des autres outils utilisés dans le cadre du maintien de l’ordre.

 

En mettant les armes, en particulier le LBD, au banc des accusés, ou en ne nommant pas le fait qu’il y ai un cadre légal, hiérarchique et institutionnel derrière les policiers à l’origine des coups, le récit oublie d’interroger la question de la responsabilité (ou son absence) dans ces violences, blessures et mutilations. De manière globale l’ensemble du contenu médiatique produit depuis le mois de novembre nous informe donc sur le lieu, la date de survenue des événements, les protagonistes et questionnent les conditions immédiates de survenue des blessures mais rares sont les articles, ou les reportages, qui interrogent en profondeur la question du « pourquoi » ?

 

“De ce double enfermement idéologique et informatif découle naturellement un éloignement progres- sif avec la réalité. A la manière d’un Donald Trump, les “gilets jaunes” se nourrissent de “faits alternatifs” qui renforcent leur détermination.” Roman Bornstein, journaliste, dans une étude pour la Fondation Jean-Jaurès

 

Pour Rémy Buisine, une des difficultés repose dans le manque d’interlocuteurs ayant une « vraie connaissance » des questions de doctrine de maintien de l’ordre afin de mettre en perspective le discours officiel. « On le voit sur la question du LBD par exemple. Le discours du Ministère de l’intérieur est que si on les supprime, les forces de l’ordre n’auront d’autre choix que de recourir à leurs armes à feu et qu’il va y avoir des morts. Cet argument ne tient pas si on le compare avec ce qui se passe à l’étranger...»

 

Mais ce sont des difficultés que ne semblent pas rencontrer les journalistes spécialistes de la question. « Il existe des dizaines d’auteurs que ce soit en histoire ou en sciences sociales qui font des recherches sur le sujet» confirme Ivan du Roy « Laurent Muchielli, Vanessa Codaccioni, Laurent Bonelli”... À la liste desquels peuvent s’ajouter Fabien Jobard, Mathilde Larrère ou encore Mathieu Rigouste. « Il faut bien avoir en tête que le maintien de l’ordre obéit à des ordres politiques. C’est la gestion de la rue, il n’y a pas plus politique que le maintien de l’ordre. » explique David Dufresne. « La question posée, c’est la capacité du pouvoir politique dans une démocratie de réguler l’outil policier » indique pour sa part le général de gendarmerie Bertrand Cavallier, ancien commandant du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier dans un entretien donné le17 mai dernier à Mediapart.

 

LA PRESSE: UN CONTRE POUVOIR ?

 

David Dufresne, insiste souvent sur la responsabilité journalistique de ne pas contribuer à maintenir le déni politique. « Le journalisme est contre pouvoir ou il n’est rien. La prétendue neutralité est un leurre. Seule l’honnêteté intellectuelle fait la différence.» Ivan Du Roy abonde: « Le fait même d’interroger, de remettre en cause le fonctionnement d’un système judiciaire dans un article, est un choix qui n’est pas neutre.»

 

 

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Pour Mathieu Rigouste, sociologue et chercheur indépendant, auteur de La domination policière : Une violence industrielle, les difficultés des journalistes pour exercer ce pouvoir s’expliquent par la nature du sujet, littéralement indésirable dans un secteur économique de la presse toujours plus concentré: « Les violences policières montrent la profondeur, l’essence de ce qu’est l’État et sa forme de pouvoir: sa possibilité de matraquer les corps, de mutiler en toute impunité. Les médias qui sont tenus par des industriels de l’armement, ou du capital financier n’ont aucun intérêt à laisser véhiculer des récits, des discours, des imaginaires qui permettent de rompre avec ça. C’est ça qui rend difficile le travail des journalistes. »

 

“Chez les journalistes, il y a un réel soucis lié à la concentration des médias et qui fait qu’il existe un réel décalage entre les rédactions et la population, notamment en ce qui concerne le milieu social des journalistes.” Insiste quant à lui Ivan Du Roy. “Il en résulte des représentations sociales journalistiques qui peuvent conduire à la banalisation ou à l’indifférence ce qui explique qu’ils aient mis du temps à comprendre que les situations n’étaient pas « anecdotiques » ou que les victimes étaient loin de l’avoir toutes « bien cherché ».”

 

L’ÉTINCELLE JAUNE

 

En 2016, lorsque l’Association catholique contre la torture et la peine de mort (ACAT), publie un rapport d’enquête sur les violences policières en France, intitulé « L’ordre et la force » le bilan humain est déjà lourd. Le dossier de 112 pages, se basant entre autre sur le travail réalisé par Ivan Du Roy et Ludo Symbille, souligne déjà entre 10 et 15 morts par an et met en question l’utilisation des armes sub-létales (LBD, Taser) et des tech- niques d’interpellation policières (pliage, placage ventral) dans celui-ci. A l’époque cela n’avait guère suscité la curiosité de l’opinion publique, des politiciens ou de la plupart des médias. Depuis l’interpellation des ONG comme des institutions internationales de défense de droits de l’Homme se sont multipliées.

 

 

 

 

Un des slogans réccurents figurant sur les gilets jaunes des manifestants lors des différents actes de la mobilisation de début 2019. Paris - 2 février 2019 Un des slogans réccurents figurant sur les gilets jaunes des manifestants lors des différents actes de la mobilisation de début 2019. Paris - 2 février 2019

 

Pour David Dufresne, « ce qui est nouveau, c’est que c’est acté ». Il énumère le manque de formation, l’utilisation massive du LBD, le retour des voltigeurs et la fin des stratégies de désescalade comme autant de décisions politiques qui entrent dans ce cadre. Il en va de même pour l’extension du spectre légal de la criminalisation des manifestants, depuis Nicolas Sarkozy en 2010 à la toute récente loi dite « anti casseurs » de 2019. « Et c’est la première fois depuis quelques décennies que ces violences ne prennent plus place dans des espaces sociaux reculés et hermétiques»

 

On peut alors se demander si la médiatisation des violences policières dans le cadre de ces mobilisations actuelles et via de nouveau canaux de médiatisation, ne conduit pas l’émergence de « nouvelles » figures de victimes apparaissent comme "plus légitimes" : le militant écologique ou personnes âgées « gilets jaunes». La même question se pose depuis quelques semaines, suite à l’arrestation de Gaspar Glanz, le fondateur de Taranis News.

 

 

Robin Pagès, entouré d'autre blessés lors de la marche contre les violence policières du 2 février 2019, ou acte XII de la mobilisation des gilets jaunes à Paris. Il a été griévement blessé au pied le 15 aout 2017 par l'explosion d'une grenade lors de la manifestation contre le projet d'enfoussement de déchets nucléaires de Bure. Robin Pagès, entouré d'autre blessés lors de la marche contre les violence policières du 2 février 2019, ou acte XII de la mobilisation des gilets jaunes à Paris. Il a été griévement blessé au pied le 15 aout 2017 par l'explosion d'une grenade lors de la manifestation contre le projet d'enfoussement de déchets nucléaires de Bure.

 

Cet évènement a donné lieu à la publication, le 1er mai sur le site France Info, d’une tribune signée par plus de 300 photojournalistes, journalistes dénonçant les violences policières subies en couvrant les manifestations. Or si la personnalisation des victimes semble participer de la visibilité du sujet, en témoigne la couverture médiatique ayant eu lieu au moment de la blessure de Jérôme Rodriguez, une des figures des Gilets Jaunes; en terme d’interrogation de fond, on reste loin du compte.

 

SORTIR DU “FAIT DIVERS”

 

Mathieu Rigouste s’interroge quand à l’évolution du traitement médiatique. « L’objet violence policière continue d’être traité sous le mode de la bavure, de l’exception, de l’accident, du dérapage mais pas comme élément d’un système économique, politique, social. » Selon le chercheur, les rédactions s’en sont saisi comme d’une marchandise, bénéficiant de l’effet d’emballement autour du sujet. « Mais autour de quelles images et quels discours sur les violences policières ? » En conséquence sa fonction de reproduction du discours officiel, légitimant l’ordre établi, reste la même.

 

 

Assa Traoré et Geoffroy De Lagasnerie dans le cortège de la manifestation contre les violences policières - Paris - 2 février 2019 Assa Traoré et Geoffroy De Lagasnerie dans le cortège de la manifestation contre les violences policières - Paris - 2 février 2019

 

Pour s’en sortir Ivan Du Roy pense qu’il faut donc documenter factuellement, sans jugement et en enquêtant en profondeur. “Le traitement par data permet une mise en perspective tout en désaffectivant le discours.” Un premier pas avant d’interroger: “Quelle police avons nous, pour quelles missions? Quelle connexions entre la police et le gouvernement, quel contrôle des citoyens sur la police voulons nous?” Alors si le rôle des médias dominants comme institution ne change pas, les médias dits faibles semblent sortir grands gagnants de cette bataille pour le traitement médiatique des violences policières. Probablement le gage qu’au delà des attaques récurrentes sur la liberté de la presse ou la question des fausses informations, les nouvelles formes de journalisme seront facteur de vivacité du débat démocratique pendant encore quelques temps.

 

 Eloïse BAJOU

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Commentaires: 1
  • #1

    factieux334 (lundi, 30 novembre 2020 00:38)

    L’institution policière est gangrénée par la banalisation de la violence et de l’intolérance raciste..Seules les insoutenables images de l’agression de Michel Zecler,d’une rare violence,ont entrainé une réaction de la hiérarchie policière (la suspension temporaire des policiers).Avant le scandale national provoqué par ces images lesdits policiers étaient maintenus dans leur fonction,Michel Zecler était emprisonné et l’affaire était enterrée.La hiérarchie policière et politique serait bien inspirée de se demander pourquoi la haine raciale est pénalement répréhensible.A moins que ladite hiérarchie ne regrette le temps du régime de Vichy :les policiers n’étaient pas des gardiens de la paix mais des miliciens aux ordres de hiérarques factieux et racistes.