Débat Pervenche Berès-Emmanuel Maurel: l’avenir de la gauche passe-t-il encore par la social-démocratie?

Il a suffi de quelques victoires électorales en Europe pour que la social-démocratie, en crise profonde, soit annoncée « renaissante ». Elle traîne cependant un lourd passif et de nombreuses divisions. A-t-elle encore quelque chose à offrir du point de vue de la gauche, sur le front social comme sur le front écologique ? Pour en parler, nous avons sollicité Pervenche Berès et Emmanuel Maurel.

La première, responsable du Parti socialiste (PS), longtemps proche de Laurent Fabius et spécialiste des questions économiques et monétaires, a été députée européenne pendant un quart de siècle, entre 1994 et 2019. Si elle a toujours siégé au groupe social-démocrate (S&D), ce n’est plus le cas de son ancien camarade de parti.

Élu eurodéputé sur une liste socialiste en 2014, Maurel l’a été sur la liste de La France insoumise cette année, et siège désormais sur les bancs de la gauche radicale (GUE/NGL). Ayant longtemps campé à l’aile gauche du PS, il a décidé d’en faire scission à l’automne dernier, et de fonder la Gauche républicaine et socialiste.

Nous nous parlons deux jours après la défaite électorale de Syriza en Grèce. Que vous inspire-t-elle et attribuez-vous une responsabilité à la social-démocratie dans l’échec de ce parti, qui contestait l’ordre austéritaire européen ?   

Pervenche Berès : C’était une défaite annoncée, dommageable à la Grèce mais aussi à l’Europe. Syriza faisait partie des voix progressistes, et des partenaires disponibles pour une stratégie d’élargissement de la social-démocratie. Sur les enjeux économiques, l’accueil des migrants ou l’État de droit, il y avait une communauté de convictions. Pendant le temps où Syriza était « sous programme », le processus de la Troïka était clairement malsain. Souvenons-nous que l’Organisation internationale du travail (OIT) a dénoncé le non-respect de ses conventions. En Grèce comme en beaucoup d’endroits, in fine ce sont les marchés qui ont décidé, et Tsipras a dû faire avec leur poids. 

Emmanuel Maurel : Ce qui se passe est un symbole tragique, avec le retour au pouvoir des vieilles familles et oligarchies responsables de la crise. Les sociaux-démocrates ont bien aimé Tsipras, mais une fois qu’il a été à terre, devenu un « bon élève ». Avec François Hollande en tête, ils ont fait montre d’une belle hypocrisie. Plus largement, il y a une responsabilité historique majeure des dirigeants de l’Union européenne (UE).

J’ai un souvenir terrible de la venue de Tsipras nouvellement élu, venu présenter les grandes lignes de son programme au Parlement européen. Il a été traité avec mépris par les responsables de groupes parlementaires, comme aucun chef de gouvernement ne l’a été. En réalité, il fallait faire un exemple, anéantir une force politique nouvelle qui contestait les fondamentaux de l’UE avec son cadre macroéconomique global. Pour moi, jeune député européen, la façon dont la crise grecque – « tu te soumets ou tu te démets » – a été gérée fut un traumatisme.

Pervenche Berès : C’est vrai que la Grèce a été un laboratoire de beaucoup de choses, dont les interférences de Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, au moment de l’élection. Le plus grave, c’est que les leçons de l’expérience n’ont pas été tirées. On a laissé se fabriquer des déséquilibres et on n’a toujours pas les outils pour les corriger, alors même que le coût de la sortie de l’euro est hors de portée.

Emmanuel Maurel et Pervenche Berès à Mediapart. © SA Emmanuel Maurel et Pervenche Berès à Mediapart. © SA

Dans ce contexte, la social-démocratie devrait aider à trouver et promouvoir ces outils. A-t-elle seulement l’unité pour cela, alors que certains dirigeants font partie d’une Ligue hanséatique (Pays-Bas, Finlande, etc.) pour qui même les projets de Macron vont trop loin en termes de solidarité ?

Emmanuel Maurel : Le poids des cultures politiques nationales est déterminant. Avec un social-démocrate des pays Baltes, les points communs ne sont pas évidents, alors que vous pouvez en trouver plus facilement avec un député de droite resté gaulliste. Dans leur diversité, les partis sociaux-démocrates européens partagent tout de même… le renoncement à porter un changement radical de l’ordre social. Alors que la social-démocratie s’est construite sur le conflit entre travail et capital, avec l’arrachement de compromis en faveur du premier, elle a abandonné la centralité de ce combat. À la fin des années 1990, majoritaire dans l’UE, elle a même accéléré le mouvement de la mondialisation contemporaine. 

Le socialisme français, construit sur la lutte des classes et la République, a certes longtemps résisté. Le mandat de François Hollande, avec la loi sur le travail et la déchéance de nationalité, a cependant fini de pulvériser ce qu’il restait de cette tradition. Je l’ai vécu comme une queue de comète calamiteuse d’une histoire qui a malgré tout permis des succès et des acquis.

Pervenche Berès : J’étais au congrès du PSE à Malmö en juin 1997, quand Lionel Jospin a fait son discours sur le service public, et Tony Blair sur le futur de la création d’emplois dans le secteur des services. Mais je préfère remonter à 1989. À l’époque, on ne s’est pas assez rendu compte que notre place devenait celle d’un accompagnateur du capitalisme financiarisé, d’une mondialisation fondée sur l’échange inégal. Sur le papier, nos valeurs sont belles et juste, mais nous avons perdu notre crédibilité à incarner une offre alternative.

Récemment, des progrès avaient été faits concernant le budget de la zone euro, pour avoir un outil « contra-cyclique », permettant d’éviter des dépressions économiques prolongées. À cet égard, certains membres de la Ligue hanséatique que vous évoquez s’invitent dans ce débat alors même qu’ils ne sont pas membres de la zone euro. Mais le projet actuel sur la table du Conseil est tout juste symbolique pour « calmer » les Français, et insatisfaisant. On se demande même s’il ne mérite pas de rester dans les cartons.

En vous écoutant, Emmanuel Maurel, on se demande si vous continuez à adhérer à des valeurs que la social-démocratie aurait trahies, ou si vous remettez plus profondément en cause la pertinence historique de cette famille politique ?

Emmanuel Maurel : Je me sens appartenir à une famille qui se confond avec l’Histoire, se reconnaît dans les fondamentaux du marxisme, considère qu’il y a une conflictualité de classes au sein de laquelle j’ai choisi mon camp, en me battant pour un approfondissement de la démocratie et la redistribution des richesses. Or, depuis plusieurs décennies, on a affaire à une version sociale-démocrate du néolibéralisme, guère plus.

L’évocation des « valeurs » est d’ailleurs devenue très répandue, au point de s’être substituée à un discours de luttes, de rapport de force. J’y vois un écho à l’occultation progressive de la question sociale qui s’est produite également du côté du progressisme américain, désormais limité à la juxtaposition de revendications de droits, sans le caractère fondamental du conflit de classe. Donc il faut tourner la page, même si je me sens toujours socialiste. 

Pervenche Berès : Tout de même, il y a des succès récents de sociaux-démocrates en Europe, que l’on peut rapporter au fait qu’ils se sont emparés de la question sociale, comme Pedro Sánchez en Espagne. La social-démocratie n’a donc pas abandonné irrémédiablement ce leitmotiv. Elle peut exister et se reconstruire sur cette base, on doit y travailler en Europe et en France.

Effectivement, que ce soit en Espagne, au Portugal ou en Finlande, des sociaux-démocrates mettent en place des budgets qui tranchent avec les années d’austérité les ayant précédés. Seraient-ils finalement capables de mettre en œuvre des politiques différentes ?

Emmanuel Maurel : Au sud de l’Europe, il y a eu une telle violence sociale de la part de la droite, qu’il y a un réflexe de survie de la société, et une sacrée marge pour restaurer des salaires ou des dépenses amputées. Il y a une forme de rééquilibrage, mais pas de réforme de structure. 

Pervenche Berès : Je ne suis pas d’accord. Cela démontre d’abord qu’une offre sociale peut conduire à la victoire. Quant à l’absence de réforme de structure, j’observe que les premiers ministres Sánchez (en Espagne) ou Costa (au Portugal) sont preneurs d’une alliance allant jusqu’à Emmanuel Macron, mais pour avoir autre chose que le pacte de stabilité tel qu’il est ! Leur entourage porte des projets de réforme de la zone euro pour lesquels je signerais des deux mains. Je crois donc qu’ils sont utiles à l’avenir de la social-démocratie, et pas seulement parce qu’ils corrigent les pires conséquences de la Troïka.   

Emmanuel Maurel : Je ne pensais pas forcément à la réforme du pacte de stabilité. Même des gens de droite se rendent compte que les politiques macroéconomiques de l’UE nous mènent dans le mur. Pour moi, le signal de vérité c’est la réforme ou non du droit du travail, dans une perspective d’amélioration pour les salariés. C’est le cœur de la bataille. Sánchez ou Costa sont sans doute préférables à leurs prédécesseurs, mais sur ce front ils n’offrent pas de progrès significatif. C’est aussi pour cela que le quinquennat Hollande a été vécu de façon si dramatique. Il ne s’est pas contenté de rien faire : il a préparé le terrain à Macron avec la loi sur le travail.

« Les sociaux-démocrates sont devenus des spécialistes du double discours »

Les sociaux-démocrates sont donc toujours autant incapables de nouer des compromis positifs pour les salariés, dans un contexte dominé par la compétition économique globale ?

Pervenche Berès : La social-démocratie a sous-estimé les effets de la mondialisation, alors qu’elle se dépouillait de ses outils classiques d’intervention. Il faut aujourd’hui les reconstruire, que ce soit au niveau de la protection des travailleurs, ou de la redistribution par la fiscalité. On y vient enfin aujourd’hui, mais c’est vrai qu’on a laissé filer beaucoup de décisions qui n’allaient pas dans le bon sens.  

Emmanuel Maurel : Il y a une forme de défaitisme de la social-démocratie, face à un capitalisme qui a effectivement le génie de l’adaptation. Une sorte d’effet de sidération. L’incantation des valeurs continue malgré tout, ce qui fait que les sociaux-démocrates deviennent des spécialistes du double discours, d’où une distorsion de plus en plus spectaculaire entre les actes et les mots.

À quelques heureuses exceptions, la social-démocratie européenne est notamment incapable de résister au libre-échange intensifié par les accords commerciaux actuellement négociés à la pelle par la Commission européenne. Hier sur le Ceta, le rapport de force était très défavorable au Parlement européen, deux tiers pour et un tiers contre. Sur le Mercosur, je ne désespère pas d’arriver à quelque chose de plus équilibré. Mais tant que la question des protections n’est pas abordée de front par les sociaux-démocrates, ça restera difficile. Dans les cinq ans à venir, ce sera un sujet majeur pour l’Assemblée européenne.

On pressent que vous n’avez pas la même sensibilité sur cette question du libre-échange…

Pervenche Berès : Si c’est vrai que les sociaux-démocrates doivent reconstruire leur logiciel, je reste convaincue que le protectionnisme n’est pas un horizon souhaitable. Il faut garder les frontières ouvertes, parce que l’intelligence se nourrit de l’échange. La fermeture, elle, est associée à des choix électoraux xénophobes.

Le vrai défi qui bouscule tout cela, c’est celui de l’écologie. On peut résumer l’alternative qui est devant nous de la façon suivante. Est-ce qu’on détermine le modèle de développement économique qui nous convient, en ajustant nos échanges commerciaux en fonction, ou est-ce qu’on fait du commerce international à tout prix pour grappiller des points de croissance ? Selon moi, l’Europe a vocation à être un modèle de développement durable, raisonné, respectueux des droits sociaux.

Emmanuel Maurel : Je suis en désaccord. J’assume le mot de protectionnisme. C’est curieux qu’on soit gêné alors que toutes les grandes puissances y ont recours. D’abord, il faut rappeler que malgré les droits de douane, on échange, et dans des volumes gigantesques. Dans les nouveaux accords, la question des droits de douane est d’ailleurs marginale, c’est celle de l’harmonisation des normes qui est centrale. Et ces normes sont gérées, y compris après la signature des accords, par des organismes d’experts qui échappent à un véritable contrôle politique. Le protectionnisme, c’est aussi la protection des normes, qui peuvent être dans l’intérêt des citoyens, de leurs droits et de leur santé.

On ne peut pas passer notre temps à parler de transition écologique et intensifier les échanges commerciaux. L’objectif est tout de même d’augmenter les tonnages ! Ce sont des cargos, des avions, de la pollution… Si on est sérieux en termes écologiques, il faut restreindre les échanges : « démondialiser », pour reprendre le terme d’un bon camarade [Arnaud Montebourg – ndlr]

La social-démocratie, historiquement, c’est également un lien privilégié avec le monde syndical, moyennant des spécificités nationales. Est-ce que le mouvement pour le climat peut être selon vous un nouveau point d’appui, pour les sociaux-démocrates et plus largement la gauche ? 

Emmanuel Maurel : D’abord, les syndicats restent un point d’appui indispensable. On s’en rend compte avec les mobilisations dans le milieu hospitalier ou celui de l’éducation. S’agissant des marches climat, je ne surestime pas leur poids dans les rapports de force. Ce qui m’intéresse peut-être davantage, ce sont les luttes considérées comme périphériques mais qui partent de l’urgence écologique : contre l’obsolescence programmée et la publicité, pour les circuits courts, etc.

Il y a une nébuleuse de luttes d’obédience écologique qu’il faut intégrer à la construction du rapport de force. Pour le coup, c’est le côté exaltant de la période. Ma boussole reste de ne pas séparer le combat contre les inégalités de l’impératif écologiste. Je vais plus loin : je ne vois pas comment on peut être écologiste sans remettre en cause le modèle capitaliste.

Pervenche Berès : La question écologique n’est pas, en soi, de droite ou de gauche. J’en veux pour exemple la thématique de l’économie circulaire, reprise dans les prospectus et bilans annuels d’entreprises du CAC 40. Idem pour la finance durable. Outre les risques de « green-washing », j’y vois aussi une manière de détourner l’attention d’autres sujets très cruciaux, comme la finance de l’ombre, les paradis fiscaux, la redistribution des dividendes…

Si la social-démocratie ne devenait porteuse que de l’écologie en soi, elle perdrait son utilité. Sa tâche est de rendre la transition écologique possible, y compris pour les moins favorisés. Tout le monde n’a pas cette préoccupation. Au Parlement européen, un des derniers votes portait sur la « taxonomie » des produits financiers, une sorte de notation de leur qualité. J’avais insisté sur la nécessité de prendre en compte la dimension environnementale et la dimension sociale, mais j’ai vu flancher les collègues écologistes au nom de la seule urgence écologiste ; ils m’avaient pourtant assuré être en total accord avec moi. Je pense que c’est une contradiction. Il ne peut y avoir de succès écologique sans dimension sociale, c’est le rôle incontournable de la social-démocratie.

Emmanuel Maurel : J’ajoute le risque de voir des grandes multinationales, ou d’autres grandes puissances que l’Europe, devenir leaders sur les technologies de dépollution et d’énergie non carbonée. Si on décidait de soutenir publiquement et sérieusement la recherche et l’industrie dans ce sens, l’UE pourrait être très bien placée.

Dans les frontières françaises, quel véhicule ou stratégie politique vous semblent désormais crédibles pour les sociaux-démocrates, et/ou le reste de la gauche ?

Pervenche Berès : Pour ma part, je ne suis pas d’accord pour passer par pertes et profits le mandat Hollande. Avoir une élection présidentielle où aucun des deux anciens ministres ne défendait le bilan, ça a été une erreur, comme cela a été une erreur de l’exécutif de vouloir profiter du pouvoir pour diviser le PS ou, pour des députés sous la Ve République, de déposer une motion de censure contre leur propre gouvernement. Dernièrement, j’ai vu l’initiative de Raphaël Glucksmann [Place publique – ndlr] avec bienveillance. Ça n’a pas vraiment marché, on a besoin de démarches larges de rassemblement à gauche, mais si l’on écarte le PS d’emblée sous prétexte du bilan Hollande, cela n’aboutira à rien.

Emmanuel Maurel : La globalisation et la métropolisation ont rétréci l’espace électoral des sociaux-démocrates à des catégories sociales supérieures. Or, la gauche rate sa mission historique si elle ne parle plus aux classes populaires. Les gens ont l’impression de ne plus avoir de prise sur le destin commun, c’est pourquoi la reconquête de la souveraineté doit être notre guide, en plus de ce que j’ai défendu sur la question sociale et la question écologique.

Pour ma part, je soutiens l’idée de « fédération populaire » portée par Jean-Luc Mélenchon. Je sais que les voies et les moyens pour y parvenir sont compliqués mais… l’espoir fait vivre.

Source : Médiapart

 

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