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Allemagne: l’extrême droite espère dynamiter la «grande coalition» d’Angela Merkel par l’Est

 

Berlin (Allemagne), de notre correspondant.– Pour l’un de ses derniers meetings dans le Brandebourg, lundi 26 août, la ville d’Oranienburg, au nord de Berlin, offre un décor comme l’AfD les adore. Installés sur le parvis du plus vieux château baroque de la région, les stands militants et le petit podium qui attend les chefs fédéraux et la tête de liste régionale Andreas Kalbitz prennent soudain une allure bien plus respectable.

Même l’immense affiche commémorative que la mairie a fait dérouler sur la façade de la noble demeure ne gêne personne. De grandes lettres y crient « Jamais plus ! », en souvenir du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, le 1er septembre 1939.

« Jamais plus ? Bien sûr, jamais plus… Nous non plus, nous ne voulons plus de guerre. Ce qui n’empêche pas de se demander qui sont les vrais fascistes ? », lance le maître local des cérémonies au micro de l’AfD, ce parti d'extrême droite qui bouscule la politique allemande : « Les vrais fascistes, c’est la canaille qui se trouve de l’autre côté de la rue et demande notre interdiction, alors que nous nous battrons pour qu’ils aient quand même le droit de manifester contre nous. » À une cinquantaine de mètres du cordon de police et des tentes bleues de l’AfD, une contre-manifestation colorée d’environ 200 personnes répond bruyamment à l’invective.

Cette scène se déroule non loin du mémorial du camp de concentration de Sachsenhausen, aux abords de la ville. Ces derniers temps, des guides des mémoriaux des camps se sont plaints à plusieurs reprises du nombre croissant de visiteurs qui contestent l’existence ou l’ampleur de l’Holocauste pendant les visites. L’un d’entre eux, venu visiter Sachsenhausen dans un groupe invité par Alice Weidel, la cheffe du groupe parlementaire de l’AfD au Bundestag, doit même comparaître devant un tribunal.

Au meeting de l'AfD à Oranienburg, le 26 août 2019. © TS Au meeting de l'AfD à Oranienburg, le 26 août 2019. © TS
Le présentateur de l’AfD lance une dernière consigne avant d’introduire les vedettes de la soirée, c’est-à-dire, outre le candidat Kalbitz, le coprésident du parti Jörg Meuthen et Alice Weidel : « Mes amis, je vous rappelle que toute personne qui se laissera aller à des gestes excessifs et interdits sera immédiatement expulsé du meeting », prévient-il d’une voix égrillarde. Ce qui déclenche des rires dans une assemblée majoritairement composée d’hommes à l’allure martiale et musclée.

Dans la foule ce jour-là, une assurance tranquille se lit sur les visages. Celle de sortir, quoi qu’il arrive, vainqueur des élections qui auront lieu ce dimanche 1er septembre en Saxe et dans le Brandebourg.

Ces élections concernent moins de 10 % de l’électorat allemand – 5,5 millions d’électeurs sur 61,5 millions. Mais leur impact national sera important. D’abord parce que l’AfD est annoncée dans le peloton de tête en Saxe (dans l'Est, à la frontière avec la Pologne et la République tchèque) comme dans le Brandebourg (un autre Land de l'Est, autour de Berlin). Aux régionales de 2014, ce parti avait réalisé respectivement 9,7 % et 12,2 %. Ce scrutin pourrait confirmer la solidité de leur ancrage sur ces terres de l'Est.

Cette dynamique n'est pas celle de n’importe quelle AfD. Aux côtés du raciste Björn Höcke, à la tête de l'AfD en Thuringe (centre de l'Allemagne), les deux têtes de liste Andreas Kalbitz (Brandebourg) et Jörg Urban (Saxe) sont des piliers du courant identitaire nommé « L’Aile » (Die Flügel), bien connu pour ses contacts avec les milieux néonazis.

D’année en année, cette « aile » gagne en influence au sein du parti et se bat de moins en moins souterrainement contre l’aile « modérée » du parti. Selon les experts, Andreas Kalbitz, un ancien para venu de l’Ouest, à la pensée très radicale, pourrait briguer la coprésidence du parti lors du congrès annuel de décembre.

Ces régionales, qui seront suivies d'une troisième élection en Thuringe le 26 octobre, risquent une fois de plus de mettre en lumière les divisions internes de la CDU (droite) et la descente aux enfers du SPD (sociaux-démocrates), partis associés dans une coalition au fédéral. « Ce n’est pas par hasard si Angela Merkel et sa dauphine Annegret Kramp-Karrenbauer ne sont pas allées sur le terrain pour soutenir les candidats CDU. En Saxe, les électorats AfD et CDU sont proches et Merkel y est détestée », explique Hans Vorländer, titulaire d’une chaire de sciences politiques à l’université de Dresde.

Quant au SPD, ces élections interviennent à un moment critique : « Le parti est en train de se chercher deux nouveaux coprésidents d’ici à décembre. La clôture des candidatures tombe dimanche prochain et il y a déjà au moins douze tandems candidats. Pendant que le SPD est occupé par cette compétition interne, on ne sait plus ce que défend précisément le parti. En Saxe, plus personne ne serait surpris de voir le SPD sous la barre des 10 %. Et plus le résultat du SPD sera mauvais, plus les tandems qui sont partisans de faire éclater la coalition avec Angela Merkel auront leurs chances de diriger le parti », prédit Vorländer.

Pour cet universitaire, les élections de Saxe, Brandebourg et Thuringe pourraient être le lever de rideau du dernier acte de la « GroKo III ».

 

À l’Est, l’AfD récupère la révolution de 1989

Retour à Oranienburg, où Alice Weidel grimpe sur le podium pour prendre la parole. Étant donné son profil, cette avocate d’affaires passée par Goldman Sachs et qui vit en Suisse avec sa compagne originaire du Sri Lanka, aurait pu finir au parti libéral. Elle a choisi l’AfD. Et ses capacités, ainsi que son curriculum atypique, en font l’une des lames les plus redoutables du parti.

« Chers amis, je suis ravie d’être avec vous dans ce beau Brandebourg. J’espère que vous avez tous eu un été chaud ! Un bel été comme on peut se le souhaiter, un été comme dans notre enfance, avec des journées et des soirées longues et chaudes. C’est d’ailleurs ici que commence la misère ! Peut-on aujourd’hui encore se réjouir d’avoir un été chaud ? Pas si on écoute les éternels mécontents de l’écologie ! », martèle Alice Weidel, déclenchant une salve d’applaudissements.

Alice Weidel, le 14 octobre 2018. © Reuters/Wolfgang Rattay Alice Weidel, le 14 octobre 2018. © Reuters/Wolfgang Rattay


Le premier bouc émissaire de la soirée est désigné : les écologistes. « Je crois que ce débat que l’on nous a imposé tout l’été n’est rien d’autre qu’une campagne internationale financée par l’étranger au détriment des citoyens... Il détourne l’attention des vrais problèmes », poursuit celle qui défend tout à la fois les voitures diesels et les centrales au charbon.

À partir de faits divers frappants et de constats autant réels qu’inventés ou exagérés, l’AfD construit des visions apocalyptiques fantasmées toutes prêtes à consommer, de l'Europe aux migrations. Lukas, 22 ans, a accepté de répondre brièvement à nos questions, sans nous donner son nom. C'est tout de même un signe d'ouverture, car parler à un journaliste de la « presse qui ment » (Lügenpresse) est particulièrement mal vu dans un meeting de l’AfD.

Sur la question migratoire, il reconnaît qu’il y a très peu d’étrangers dans sa région et qu’il est encore difficile d’y déceler toute trace d’islamisation. « Mais il y a des endroits en Allemagne, et aussi chez vous en France, où cela a commencé. Je ne veux pas que cela arrive ici », explique le jeune homme qui achève un apprentissage de vendeur dans l’entreprise de son oncle. Au passage, il admet sans le vouloir ne pas être inquiet pour son avenir professionnel car « presque toutes les entreprises allemandes manquent de main-d’œuvre ».

Surtout, il n’a plus aucune confiance dans les partis politiques du « système » et partage le nouveau slogan à succès de l’AfD, « Achève l’Unification » (Vollende die Wende) : « Les gens à l'Est sont très critiques par rapport au système. À cause de ce qu’ils ont vécu en RDA. Ceux qui sont descendus dans la rue à l'époque, ils ont transmis cela à leurs enfants : soyez critiques et ne croyez pas tout ce que l'on vous dit », croit-il savoir.

« Pour moi, ce slogan veut dire qu’il faut faire tomber le Mur une seconde fois pour reprendre le contrôle sur notre pays. Il y a partout de la fraude électorale et de la corruption… Et surtout, ce pays est devenu décadent. Nous tolérons trop de choses en Europe. Nous perdons nos valeurs. Avec notre tolérance, nous sommes en train de tout faire pour que la charia s'installe ici », poursuit-il.

De l’autre côté de la route et des barrières, dans le camp anti-AfD qui s’est recouvert de parapluies multicolores symboles de diversité, Jan, professeur de sport, ne comprend pas : « Je suis né à Oranienbourg et on vit assez bien ici. La réunification a été très dure pour beaucoup à la fin des années 1990 avec l’arrivée du chômage de masse. En même temps, des sommes énormes ont été investies dans les infrastructures qui sont bien plus modernes qu’à l’Ouest. Malgré toutes les injustices et les inégalités relatives entre l’Est et l’Ouest, je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi ces gens transportent une haine et une peur aussi fortes. Surtout de la part des jeunes générations. »

Pour Hans Vorländer, l’idée de profiter du mécontentement diffus contre l’Ouest en se positionnant comme défenseurs des « Ossis » – les citoyens provenant de l'ancienne Allemagne de l'Est – et en transformant tout le monde en « défenseurs des droits civiques de 1989 » (les « Bürgerrechtler » de Leipzig et Berlin-Est) est une idée brillante. « Même si la ficelle est un peu grosse », nuance l'universitaire.

Depuis, pas moins de 110 anciens « Bürgerrechtler », des vrais, ont lancé un appel « contre l’utilisation abusive de la révolution de 1989 dans la campagne électorale » par un parti qui ne cherche qu’à diviser : « Ce n’est pas pour les populistes de l’AfD que nous sommes descendus dans la rue en 1989 », expliquent les signataires, qui s’élèvent contre l’idée qu’il y aurait eu une révolution « inachevée » en 1989 ou que la République fédérale d’Allemagne serait à placer sur le même pied que la RDA.

« Ce maquillage rhétorique s’adapte en tout cas très bien aux réflexions développées par des gens comme le gourou identitaire Götz Kubitschek [un activiste d'extrême droite – ndlr], qui prêche une révolution conservatrice en Allemagne », commente Vorländer. « L’AfD est la dernière chance évolutionnaire pour ce pays. Après, il faudra mettre son casque, même si je ne le souhaite pas », a lancé Andreas Kalbitz lors d’une université d’été du courant « Die Flügel ».

Dans l’est de l'Allemagne, des mondes parallèles se sont développés. L'universitaire Hans Vorländer explique : « En Saxe, il y a une opposition claire entre les villes et les campagnes. Les premières ont souvent réussi à redévelopper des bases économiques dynamiques, comme Dresde et Leipzig, ainsi qu’à attirer les actifs diplômés et les jeunes. Alors que les campagnes et régions frontalières offrent peu d’emplois qualifiés et une des moyennes d’âge parmi les plus élevées du pays. Ainsi, la force politique montante dans les villes, ce sont les Verts. Et dans les campagnes et à la frontière, c’est l’AfD. »

Vers des collaborations CDU-AfD au cas par cas ?

Pour la CDU, l’enjeu de la Saxe est énorme. Il ne s’agit pas seulement de conserver la main sur une région qu'elle contrôle sans interruption depuis trente ans. Il faut aussi éviter que la discorde entre le courant « libéral » pro-Merkel et le courant « traditionaliste » ne progresse.

« Qu’elle arrive en première ou en seconde position, seule la CDU peut gouverner en Saxe, car personne ne voudra s’allier avec l’AfD », explique à Mediapart le politologue Werner Patzelt, qui fait partie de la petite et remuante association ultraconservatrice « Union des valeurs » (WerteUnion), interne à la CDU. Il est aussi coprésident de la commission qui a rédigé le programme électoral de la CDU saxonne.

« Même si certains dans nos rangs sont ouverts à un travail avec l’AfD, la direction nationale l’a expressément interdit, et on sait qu’une alliance officielle serait de la folie pure. Celui qui oserait, serait politiquement mort. Par ailleurs, on ne sait pas encore quel courant interne va finalement prendre le contrôle de l’AfD. Se lier à eux, ce serait une mission kamikaze », estime ce professeur, fortement critiqué pour avoir toujours été très compréhensif vis-à-vis des citoyens séduits par le mouvement anti-islam Pegida et par l’AfD.

« En revanche, il est très possible qu’après les élections, la CDU n’ait pas la possibilité de construire une coalition majoritaire en Saxe. Dans ce cas, l’alternative que je préconise serait un gouvernement minoritaire qui collaborerait en fonction des projets avec les autres partis, aussi avec l’AfD. Je pense qu’obliger l’AfD à prendre ses responsabilités devrait conduire l’aile réaliste à prendre le dessus sur le courant nationaliste », pense Werner Patzelt, qui ne se préoccupe guère de l’interdit prononcé à Berlin.

« Si nous pensons qu’il faut collaborer avec l’AfD, nous ne le dirons pas, mais nous le ferons », ajoute-t-il, laissant penser que sa fédération régionale est prête à braver l’oukase dicté par Angela Merkel, quitte à enflammer le parti.

Pendant ce temps, au siège national de la CDU à Berlin, la perspective d’une débâcle électorale dans ces États d'Allemagne de l'Est, sur fond de poussée des écologistes et de crise des alliés sociaux-démocrates, ont obligé les stratèges à prendre les devants. Réunis en début de semaine à Dresde, les dirigeants du parti ont déjà évoqué plusieurs pistes.

Le président du Bundestag Wolfgang Schäuble et le ministre de la santé Jens Spahn ont renouvelé leur proposition d’installer un gouvernement minoritaire à Berlin qui, selon eux, pourra mieux montrer son profil et ne sera pas plus dépendant des autres partis qu’il ne l’est aujourd’hui de son allié officiel, le SPD. À plus long terme, les pontes de l’Union conservatrice veulent aussi s’ouvrir plus franchement à une pensée écologique qui paye électoralement.

Ceci permettrait également de poser les jalons d’une toujours moins hypothétique alliance nationale avec le parti écologiste. Les chefs conservateurs ont d’ailleurs déjà commencé leur virage vert, en tout cas en paroles. Angela Merkel a lancé le signal du changement juste avant son départ en vacances.

Longtemps adversaire d’une taxe sur les émissions de gaz carbonique, elle a finalement expliqué qu'« une tarification du CO2 [était] le moyen le plus efficace » pour changer les choses. Au passage, elle a adoubé le mouvement protestataire « Friday for future » initié par la jeune Greta Thunberg – mouvement beaucoup plus médiatisé en Allemagne qu'en France –, en reconnaissant qu’il a certainement accéléré l'évolution de ses convictions. Depuis, la Fédération de l’industrie allemande (BDI) a signalé certaines dispositions au compromis, en affirmant que ce serait une « solution formidable » à condition qu’elle soit bien dosée.

De son côté, le ministre-président de Bavière et président du parti conservateur bavarois (CSU) Markus Söder a fait voter en urgence une loi sur « la protection de la biodiversité », pour « sauver les abeilles et les paysans ». Il a aussi prévenu que son Land allait prochainement lancer une initiative législative auprès du Bundesrat afin d’interdire l’usage des sacs en plastique dans toute l’Allemagne. À l’avenir, la protection du climat devrait être inscrite dans la Constitution fédérale, estime-t-il aujourd’hui. Et il est depuis récemment question d’introduire une écotaxe sur les compagnies aériennes low-cost.

Si la CDU s’engage sur la voie d’une alliance avec les Verts, elle pourrait perdre la frange vieillissante et ultraconservatrice de son électorat, qui considère toujours les écologistes, à peu de chose près, comme une bande de hippies dangereux et nauséabonds. Et cette frange est particulièrement importante en Saxe : « Toute alliance régionale avec les Verts serait à mes yeux une catastrophe pour la CDU saxonne. Ceux de nos adhérents qui hésitent encore passeraient alors à l’AfD », assure ainsi Werner Patzelt. Quels que soient les résultats qui sortiront des urnes dimanche, l'automne politique s'annonce chaotique en Allemagne.

Source : Mediapart , Par

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