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Au procès de France Télécom « Appelez-moi maître… »

 

Il faudra attendre la veille de Noël, le 20 décembre très exactement, pour connaître le verdict du procès de France Télécom. Sept responsables du groupe, dont l’ex-président-directeur général (PDG) Didier Lombard, son bras droit d’alors Olivier Barberot et l’ex-directeur des ressources humaines (DRH) Louis-Pierre Wenès, ont été assignés en justice par plusieurs syndicats, des victimes et des familles de victimes, à la suite d’une série tragique de suicides de salariés survenus entre 2007 et 2010. Du lundi 6 mai au jeudi 12 juillet 2019, tous ont comparu devant le tribunal correctionnel de Paris pour répondre de l’accusation de harcèlement moral et organisationnel (ou de complicité de ce délit). Les délits d’homicide involontaire et de mise en danger de la vie d’autrui, initialement visés dans le réquisitoire introductif de l’information judiciaire et dans la plainte d’un syndicat, avaient été écartés par les juges d’instruction. Seul le harcèlement moral était donc au cœur du procès.

 

Plus de dix ans ont passé depuis les faits. Il faut remonter à l’année 2006, au moment où se mettent en place les plans « Nouvelle expérience de Télécom », appelé Next, et son volet dit social « Anticipation des compétences pour la transformation », nommé Act — car en matière de management il est d’usage de manier la langue de Shakespeare. Next et Act doivent donc servir à organiser une restructuration en profondeur de France Télécom, ancienne administration appelée à devenir une entreprise privée. Ils affichent d’emblée une dimension drastique : 22 000 départs, sans licenciements, pour l’essentiel de fonctionnaires embauchés à l’époque des PTT —, soit un salarié sur cinq de France Télécom, qui emploie alors 120 000 personnes —, 14 000 mobilités imposées et seulement 6 000 recrutements. La direction ne veut déposer un « plan social » qui oblige à suivre un certain nombre d’obligations. Il faut que tout cela s’effectue en vitesse, les décisions sont sans appel, les départs notamment se feront « par la porte ou la fenêtre », assène alors Didier Lombard lors d’une rencontre avec les cadres (1) ; les mutations ne seront pas négociables.

 

Faire oublier le service public

 

Le 6 mai s’ouvre donc un procès historique, qui va durer plus de deux mois, afin d’évaluer les responsabilités des dirigeants de France Télécom sur les suicides, tentatives de suicide ou graves dépressions. 39 cas ont été retenus. Parmi ceux-ci, 19 personnes se sont immolées par le feu, pendues, noyées, jetées sous un train, d’un pont, de la fenêtre du bureau, ou ont avalé des médicaments. Des salariés qui ont laissé des lettres, des témoignages pour faire le lien entre leur acte désespéré et les conditions de travail qui leur étaient infligées.

 

Les séances auxquelles j’ai pu assister se sont déroulées dans une salle bondée de familles de victimes ou de victimes elles-mêmes, de syndicalistes, professionnels de l’entreprise, de quelques journalistes, et de chercheurs — tous cherchant, avec une attention silencieuse et tendue, à lire une réaction, des pensées ou des sentiments sur les visages des prévenus. Mais ces derniers ont affiché une sorte d’impassibilité, de distance. Parfois même d’indifférence : ils n’avaient fait que leur devoir…

 

J’ai été appelée à témoigner le 28 juin. J’ai tenu à souligner la mise en place par la direction d’une stratégie délibérée de déstabilisation, de précarisation subjective des agents, et ce à une double fin : inciter une partie des salariés à quitter l’entreprise (il fallait arriver à ces fameux « moins 22 000 ») mais aussi asseoir une domination, une emprise sur ceux qui restent pour qu’ils entérinent les mutations (10 000 d’entre eux étaient concernés), et pour qu’ils acceptent brutalement, du jour au lendemain, de changer les valeurs professionnelles dont ils étaient à cette époque porteurs.

 

France Télécom était, jusqu’aux années 2000, une entreprise de pointe, reconnue pour ses qualités d’innovation, sa vitalité et la qualité de l’engagement de son personnel. Ses agents étaient fiers de cette entreprise qui leur permettait de développer un travail qui faisait sens pour eux, dans une logique de service public. Mais voilà qu’un virage commercial est prévu dans le cadre d’une privatisation à venir. La direction décide donc de transformer les règles du jeu pour diminuer les effectifs et opérer une métamorphose identitaire de ceux qui vont rester.

 

Les objectifs étant fixés, il ne faut pas perdre de temps — surtout ne pas perdre de temps. Pour cela, il est nécessaire d’employer les grands moyens, comme m’avait confié un responsable au cours d’un séminaire : il faut « produire de l’amnésie, » c’est-à-dire faire en sorte que les agents oublient qui ils sont, pourquoi et comment ils travaillent ; et donc « secouer le cocotier en permanence ».

 

Remodeler les hommes

 

Secoués, ils le seront les salariés de France Télécom, et de façon violente. On changera leurs objectifs ; on les fera soudainement disparaître des organigrammes ; on leur mettra la pression pour qu’ils partent ; on les déplacera, on changera leur métier, sans tenir aucun compte de leur engagement professionnel, de leurs compétences, de leur expérience et sans leur proposer de formations adaptées. Ainsi des lignards, ceux qui réparent les lignes de télécommunications au grand air, se retrouveront confinés sur des plateaux de téléconseillers avec un casque d’écoute vissé sur la tête et sommés de suivre un script dans le cadre de leurs échanges avec des clients, qu’ils n’appellent déjà plus « usagers ». Pire encore, sommés de vendre des services indépendamment des besoins, transformés en apprentis à vie, eux qui étaient si fiers de leur métier et de leur efficacité. Si fiers également d’être au service du public.

 

Du jour au lendemain, de nombreux agents ont été malmenés, disqualifiés, humiliés au prétexte de la transformation de leur entreprise. Il n’était pas question de miser sur la compétence et l’implication des salariés pour trouver les modalités d’une évolution adéquate aux contraintes économiques comme aux ressources professionnelles des individus. Les dirigeants ont choisi une approche purement taylorienne. Puisque le savoir, c’est du pouvoir, hors de question d’en laisser une part aux salariés. Ce serait les inciter à influer légitimement sur la définition de leurs missions, de leur travail, des valeurs à défendre. La direction est donc passée en force, quitte à piétiner ce capital de précieux de savoirs et de compétences, afin de faire la démonstration de sa détermination et de sa capacité à remodeler du jour au lendemain ses ressources humaines.

 

Ce contexte entretenu de fébrilité et d’incertitude généralisées conduira nombre d’entre eux à se sentir illégitimes à leurs propres yeux. À perdre toute confiance en eux-mêmes. Les victimes ne se sont pas senties seulement humiliées et disqualifiées professionnellement, mais attaquées également dans leur identité et leurs valeurs personnelles. Alors qu’ils vivent une descente aux enfers, les dirigeants parleront d’elles comme de personnes fragiles, avec une vie privée peu épanouissante. Mais comment être épanoui quand on subit une telle remise en cause professionnelle, de telles déstabilisations ?

 

Pris dans la tourmente, les salariés perdront d’autant plus vite leurs repères que cela se déroule dans le cadre d’une individualisation, d’une mise en concurrence des uns avec les autres sciemment orchestrée par les responsables de l’entreprise. Les collectifs sont désarticulés. Le travail devient une épreuve individuelle ; il n’est plus le cordon ombilical valorisant qui les reliait à la société, mais désormais une source d’anxiété, d’angoisse et de dévalorisation de l’image de soi.

 

Un taux « acceptable d’accidents mortels »

 

Au cours de mon témoignage, j’ai indiqué que de telles pratiques me rappelaient le temps du service militaire national obligatoire. À cette époque, 7 % ou 8 % d’accidents mortels — je ne me souvenais plus du pourcentage exact — était considéré comme un taux acceptable. Un avocat de la défense se dresse alors comme un diable hors de sa boîte, s’adressant à la juge  : « Madame la présidente, faites cesser cela immédiatement, c’est inadmissible ! ». Je lui rétorque que l’on ne considérait pas pour autant l’état-major français comme des assassins. La procureure prend la parole pour préciser : « c’est 8 % ! ». Une avocate des parties civiles intervient et indique que dans les formations destinées au managers, Clausewitz (2) est toujours au programme…

 

Au cours de mes échanges avec les avocates et avocats de la défense, la première à laquelle je réponds m’interpelle avec force  : « Appelez moi Maître ! » ; je lui réplique sur le même ton « Appelez moi Madame la directrice ! ». Pourquoi cette riposte ? Parce que j’ai eu, à ce moment précis, la sensation que cette injonction de l’avocate reflétait les pratiques de déstabilisation des dirigeants de France Télécom. « Maitre », cela n’est pas indifférent : je n’étais pas « chez moi », pas dans mon élément à la barre, j’étais dans l’enceinte juridique où il y a ceux qui, par définition, ont l’autorité, les « maîtres » et les autres. L’avocate me remettait ainsi à ma place de subordonnée, pour museler sans doute ma parole, ce qui fut très exactement le sort réservé aux agents de l’entreprise.

 

Les « gaffes » de M. Lombard

 

Dans ces années-là, France Télécom était devenu un laboratoire expérimental. La direction de cette entreprise publique avait décidé d’implanter les méthodes managériales du privé, à marche forcée ; elle les déroulera tel un rouleau compresseur, indifférente aux conséquences dramatiques mais non sans une certaine fierté, celle de mener à son terme la métamorphose de l’entreprise.

 

Je récuse donc toutes les tentatives de défausse de la part des dirigeants : il ne s’agit pas d’une succession de maladresses, de mauvaises options prises par des responsables qui s’y seraient mal pris. Il n’y a pas eu un enchaînement d’erreurs, de mauvaises appréciations, de malentendus, de « gaffes » comme l’a évoqué M. Didier Lombard ; pas d’initiatives malheureuses prises par la hiérarchie intermédiaire, par les managers de terrain. Non, il y a bien un acte délibéré des dirigeants, conçu de façon abstraite et distanciée par rapport aux réalités concrètes vécues par les agents sur le terrain. Une volonté d’imposer un modèle, indépendamment des enjeux humains dont on ne prend même pas la mesure parce qu’on dispose du pouvoir, parce qu’on est au sommet de la hiérarchie. Ils n’ont prêté aucune attention aux nombreuses alertes émanant des médecins du travail, de l‘Observatoire du stress et des mobilités forcées mis en place en 2007 par la Confédération générale des cadres (CGC) et Sud FT (interdit d’intranet, le réseau internet de l’entreprise, très rapidement), mais aussi des assistantes sociales, des inspecteurs du travail, du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), etc.

 

Plus on est à un niveau élevé dans la hiérarchie, plus il est aisé de prendre des décisions violentes dont on ne verra pas directement les conséquences. On en sort au contraire avec une image de décideur courageux, déterminé, capable de faire des choix audacieux. Une image fort séduisante pour les milieux financiers.

 

La logique de la « rationalité économique »

 

Tant que la « rationalité » économique dominante — la rentabilité à court terme — demeure le seul horizon, celui qui « inspire » les dirigeants et les valide, il ne saurait y avoir de prise en compte respectueuse de ceux que l’on nomme les « ressources humaines ». Les salariés ne sont que des variables d’ajustement que l’on retire, déplace, réforme, met au défi, indépendamment de ce qui constitue leur identité professionnelle, indépendamment de leurs engagements, indépendamment de ce qu’ils sont tout simplement. C’est si vrai que l’on voit aujourd’hui émerger les mêmes problèmes dans d’autres services publics en voie de privatisation comme à la SNCF (57 cheminots se sont suicidés en 2017, selon Sud-Rail).

 

Au nom d’un intérêt supérieur qui dépasse celui des seules « ressources humaines » (bien heureusement muselées par leur statut de subordonnées), le management se sent légitime à mettre en place une politique qui taille dans le vif, fait vaciller un grand nombres de salariés, et en piétine certains. There is no alternative, affirmait en son temps Margaret Thatcher, la chantre du libéralisme économique. Les dirigeants se retranchent derrière leurs missions, celles de managers qui font tourner le manège à coup de fouets dont le son et le rythme, censés mettre au pas, les confortent dans le sentiment qu’ils ont de leur efficacité et pertinence.

 

Les formations qu’ils ont reçues les y ont préparés, notamment à ne pas regarder au delà des objectifs financiers à atteindre, des stratégies à déployer. Parfois, ces objectifs intègrent le postulat que les salariés « heureux » sont plus efficaces et les dirigeants sortent alors de leur boite à outils des dispositifs censés apporter un bien-être aux salariés via des « chefs du bonheur » (chief happiness officers), les « DRH de la bienveillance » ou les « entreprises libérées », sans pour autant donner à ces salariés le droit d’intervenir sur leurs missions, ni les moyens nécessaires pour les accomplir. Objets de toutes les attentions, ils n’en restent pas moins enfermés dans leur statut de subordonnés et à la merci de n’importe quel revirement, changement de situation qui peut conduire, comme à France Télécom, la direction à opter pour des pratiques systématiques de déstabilisation, ou de harcèlement organisationnel.

 

Que cela se traduise sur le terrain par des successions de drames et de tragédies ne relève pas de « leur logiciel », pour reprendre une expression chère à ces milieux. La logique du résultat chiffré balaie celle des effets humains.

 

Danièle Linhart

Chercheure émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS ), sociologue du travail. Auteur notamment de La comédie humaine du travail : De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Erès, Paris, 2015.
Source : Monde Diplomatique

 

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