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Irène Frachon: Servier était plus puissant que l’Agence du médicament (Rozenn Le Saint, Médiapart, 22 septembre 2019)

Le « tic tac tic tac » des battements de son cœur perturbe toujours ses nuits. « C’est comme le réveil avalé par le crocodile dans Peter Pan », parvient-il à plaisanter. Mais dix ans après son opération à cœur ouvert, Bernard Niccoli dort toujours très mal. Il ne s’est pas habitué au cliquetis de la valve mécanique qui lui a été implantée pour remplacer sa valve aortique, indispensable à la bonne circulation sanguine. Elle a été détruite par quatre ans de prise du Mediator. Ce médicament produit par Servier est accusé d’avoir causé entre 500 et 1 500 morts.

Bernard Niccoli, lui, a été opéré juste à temps. Il a refusé les offres d’indemnisation de Servier dans le cadre de la procédure amiable ; la première, de 32 600 euros et la deuxième, de 70 600 euros : « ridicules », compte tenu des préjudices physiques, psychologiques et financiers estimés à 276 000 euros par ses avocats.

 

  • Premier volet : le plus grave, homicides et blessures involontaires

Il fait partie des quarante-neuf victimes à se porter partie civile, autrement dit, à demander réparation, pour homicides ou blessures involontaires : c’est le volet le plus grave de ce procès au pénal. « Servier a acheté le silence de victimes qui ont accepté ses offres, elles ont dû signer un protocole de confidentialité. Ce n’est pas mon truc de me taire », estime l’homme de soixante-trois ans (lire aussi l’interview d’Irène Frachon).

Posté en trois huit dans une cabine de péage toute sa carrière, il est en surpoids. En 2005, son médecin lui prescrit du Mediator pour en perdre. Une ordonnance en dehors de toute autorisation de mise sur le marché, car le médicament est officiellement vendu comme traitement complémentaire pour les diabétiques. En réalité, il est surtout prescrit comme coupe-faim, malgré les risques gravissimes pour le cœur et les poumons.

  • Deuxième volet : la tromperie, un coupe-faim déguisé en antidiabétique

Ce détournement massif de l’usage du Mediator constitue une particularité de ce scandale, par rapport aux précédents. L’immense majorité des parties civiles attaquent pour tromperie aggravée avec mise en danger de la santé, le deuxième gros volet du procès du Mediator. Servier est accusé d’avoir camouflé la vraie nature d’anorexigène du médicament en le commercialisant comme simple traitement destiné aux diabétiques en surpoids.

Il y a deux types de parties civiles dans ce procès. Certaines font partie des 5 millions de Français à avoir consommé du Mediator de 1976 à 2009, que leur santé ait été altérée ou pas. D’autres parties civiles sont là car elles ont remboursé le médicament, – c’est le cas des organismes de sécurité sociale et d’assurance –, sans en connaître les propriétés réelles ni les risques.

Toutes s’estiment flouées, moralement dans le premier cas, financièrement dans le deuxième.

Elles se comptent déjà au nombre de 2 684, mais les demandes continuent d’affluer dans les cabinets d’avocats : elles peuvent s’ajouter à la procédure jusqu’au réquisitoire du parquet, à la fin du procès, prévue en avril 2020.

La défense de Servier pourrait tenter de se réfugier derrière ces prescriptions hors des clous, en rejetant la faute sur l’Agence du médicament, – l’instance publique chargée d’assurer la sécurité sanitaire –, ou les médecins. Le dossier d’instruction, croustillant, décrit la toile d’influence étendue par le laboratoire orléanais de l’Agence du médicament jusqu’aux cabinets des blouses blanches. Les juges établiront dans quelle mesure elle aurait contribué à dissimuler les effets secondaires graves possibles.

  • Troisième volet : liens d’intérêts et trafic d’influence

En tout, vingt-cinq prévenus sont renvoyés devant le tribunal : onze personnes morales représentant l’Agence du médicament et les filiales de Servier et quatorze anciens responsables de l’Agence du médicament, des experts consultants de Servier, – souvent les deux ! – et des dirigeants du laboratoire, essentiellement.

La plupart comparaîtront pour des délits de prise illégale d’intérêts, participation illégale d’un fonctionnaire dans une entreprise précédemment contrôlée, escroquerie, destruction de preuves, trafic d’influence ou encore, corruption. Ce troisième volet, celui des conflits d’intérêts, sera le plus captivant : ce sera la première fois que ces liens, certes, communément tissés entre l’industrie pharmaceutique et les décideurs de la santé, seront jugés au pénal. En cela, le procès constitue un tournant. La loi « anti-cadeau » mise en place par Xavier Bertrand à l’issue du scandale est loin d’abolir ces risques de conflits d’intérêts, mais elle va dans le sens d’un effort de transparence.

Avant cela, la première semaine du procès sera consacrée aux « exceptions de procédures », un premier corridor purement juridique. Ensuite, le procès-fleuve devrait s’engouffrer dans un long tunnel d’expertises médicales. Bernard Niccoli fera partie de ces visages qui humaniseront « un procès qui risque d’être saturé de technicité médicale. C’est la stratégie de Servier qui appelle à témoigner quatre diabétologues différents ! », illustre Sylvie Topaloff, avocate de victimes du Mediator. En tout, un peu plus de cent témoins sont cités par les différentes parties.

375 autres robes noires défileront dans la salle dite « grand procès » du nouveau tribunal de grande instance de Paris, d’une capacité de 250 places. Trop petite néanmoins pour en accueillir autant quotidiennement. « Ce n’est pas la peine que l’on soit une centaine à suivre l’ensemble des débats pendant six mois. Nous allons étudier la possibilité de constituer un collectif d’avocats de la partie civile », augure Sylvie Topaloff.

Sur le banc des accusés : les renvoyés et les grands absents

  • Servier, le « grand méchant »

L’avocate a déjà plaidé au pénal en juillet contre une autre grande entreprise emblématique française, France Télécom, une décennie après la vague de suicides (Lire aussi France Télécom, des suicides au procès). Le procès, lui aussi qualifié d’historique, a duré un peu plus de deux mois. Il va falloir tenir le triple en enchaînant avec le deuxième grand marathon judiciaire de l’année.

Et encore, ça ne sera pas tout : un acte 2 du procès du Mediator n’est pas exclu puisque l’information judiciaire est toujours en cours pour le dossier dit « Mediator 2bis ». Il concerne 46 autres victimes d’homicides et blessures involontaires, dont une décédée, qui n’ont pas encore tous eu le temps d’être examinés. Le scandale a explosé il y a dix ans et il fait tout juste son apparition sur la scène des tribunaux aujourd’hui.

Pourquoi autant de temps ? L’instruction ouverte en 2011 a réalisé l’examen médical de chaque dossier, un par un, ce qui requiert un travail titanesque de trois ans au pôle santé du parquet. Auxquels se sont ajoutés trois ans du fait de « multiples demandes et recours faits par la défense », comme le dénonçait le procureur de Paris, François Molins, en janvier 2017.

Il a aussi fallu s’atteler à l’ordonnance de renvoi, rendue en septembre 2017. Pas moins de 677 pages nécessaires à résumer clairement l’enquête des juges d’instruction et à renvoyer la longue liste des 25 prévenus devant le tribunal.

 

Parmi eux, « les plus hauts dirigeants sont mis en cause », rappelle Sylvie Topaloff, qui y voit un autre point commun avec le procès France Télécom. Le principal concerné, Jacques Servier, alors neuvième fortune de France, est mort en 2014. Un an avant, il avait mis à la porte son ancien bras droit, Jean-Philippe Seta, qui, lui, affrontera les juges, représenté par François de Castro, également avocat du laboratoire ! Me François de Castro qualifie le rôle de Jean-Philippe Seta de « secondaire ». C’est pourtant celui qui comparaîtra pour le plus de chefs d’accusation. Mais sa stratégie visant à prendre le même avocat que le groupe Servier devrait lui permettre d’éviter que le laboratoire se décharge de toute responsabilité sur lui.

« Une des singularités de l’affaire du Mediator réside dans le fait que Servier a été présenté comme le grand méchant, y compris par le reste de l’industrie pharmaceutique. Elle a complètement lâché cette entreprise familiale qui a toujours été un peu en dehors des cercles industriels », souligne par ailleurs Didier Torny, sociologue spécialiste des scandales sanitaires. Le lobby des firmes du médicament, le Leem, suspend Servier en 2011, c’est une première. Le laboratoire se retrouve seul, bouc émissaire de pratiques de lobbying communes à l’ensemble de Big Pharma.

« Servier a subi une différence de traitement judiciaire par rapport aux autorités sanitaires et à d’autres laboratoires. L’affaire du Mediator n’a pas servi de détonateur à d’autres affaires sanitaires : la justice a concentré ses moyens d’investigation sur Servier », reproche Me François de Castro. L’allusion renvoie clairement au scandale de la Dépakine, l’antiépileptique produit par Sanofi.

  • L’Agence du médicament, accusée de négligence

Servier compte bien partager les responsabilités au moins avec l’Agence du médicament, accusée de négligence. Ironie de l’histoire, elle se retrouve sur le même banc des accusés que l’industriel alors qu’elle a justement été créée en 1993 en réponse à l’autre grand scandale sanitaire français, celui du sang contaminé : des produits sanguins avaient sciemment été distribués à des hémophiles alors que certains étaient contaminés par le virus du VIH.

Or « l’Agence du médicament a incontestablement failli à sa mission de surveillance et de protection de la santé en maintenant l’autorisation de vendre le Mediator alors qu’il était dangereux et inefficace pour traiter le diabète », appuie Sylvie Topaloff.

  • Les politiques épargnés

L’audition d’Aquilino Morelle, qui a rédigé le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) diabolisant Servier, a priori prévue en octobre, est plus qu’attendue. Il a néanmoins été reproché à l’inspecteur des affaires sociales, devenu par la suite conseiller politique de François Hollande, d’avoir épargné les politiques.

Et Morelle, qui s’était présenté comme le héraut de la lutte contre les conflits d’intérêts, a vu fondre sa crédibilité lorsque Mediapart a révélé qu’il avait secrètement travaillé pour l’industrie pharmaceutique, y compris lorsqu’il était membre de l’Igas (même si pénalement, la justice a considéré que cela ne pouvait être qualifié de prise illégale d’intérêts).

Sur le plan politique, une information judiciaire a été ouverte en 2014 concernant Philippe Douste-Blazy, ancien ministre de la santé. Le Canard enchaîné précise dans son édition du 11 septembre que le dossier est « toujours en cours d’instruction » et que l’intéressé a été auditionné avant l’été. Cardiologue de profession, il a été consultant pour Jacques Servier qui avait ensuite financé sa campagne législative. C’est le politique le plus proche du fondateur du laboratoire.

Vient ensuite Nicolas Sarkozy. Son cabinet d’avocats a compté Jacques Servier parmi ses clients. Une fois devenu président de la République, il a chanté ses louanges en lui remettant en 2009 la grand-croix de la Légion d’honneur.

Par ailleurs, Henri Nallet, ancien garde des sceaux de François Mitterrand, a appelé le numéro 2 de Servier pendant les perquisitions au siège de l’entreprise pour s’en inquiéter. Sauf que ce dernier était sur écoute : les enquêteurs ont remonté le fil et découvert que Nallet avait été rémunéré 2,7 millions d’euros entre 1997 à 2008 pour ses activités de conseiller pour Servier. Placé sous le statut de témoin assisté pour trafic d’influence, il a finalement bénéficié d’un non-lieu.

Avant même de commencer, le volet politique du procès du Mediator paraît donc bien faible : l’ex-sénatrice Marie-Thérèse Hermange sera la seule politique à comparaître, en l’occurrence pour complicité de trafic d’influence. Avant de rendre son rapport parlementaire sur le Mediator, elle l’avait fait relire par un consultant de Servier, qui lui avait suggéré des modifications visant à minimiser le rôle du laboratoire. Elle n’a pas souhaité répondre aux questions de Mediapart.

Dans l’affaire du sang contaminé, trois ministres avaient été jugés par la Cour de justice de la République pour homicides involontaires. On doit à la ministre Georgina Dufoix le fameux « responsable mais pas coupable ». Ni l’un ni l’autre pour le Mediator ? En tout cas, aucun compte n’est demandé aux gouvernements de l’époque. « On ne voit pas comment le politique aurait pu se pencher sur des aspects techniques puisque l’Agence du médicament, en tant qu’autorité publique, continuait de donner des avis positifs. Servier l’avait à ses pieds », les dédouane Me Sylvie Topaloff.

Pourquoi est-il si difficile de poursuivre les responsables politiques de scandales sanitaires ? Si le procès du sang contaminé a ouvert la voie pénale au domaine de la santé, la loi Fauchon de 2000 visant à limiter la responsabilité des faits non intentionnels des élus restreint le champ de la répression.

Surtout, « à chaque scandale, le même stratagème est utilisé, que cela soit pour les victimes de l’amiante, du sang contaminé ou du Mediator : un fonds d’indemnisation spécifique est mis en place pour éviter que la question des responsabilités politiques ne se pose. Ce qui explique qu’il y ait eu si peu de grands procès dans le domaine sanitaire », analyse Didier Tony, chercheur au CNRS.

D’ailleurs, le parcours du combattant pour obtenir réparation via l’Office national d'indemnisation des accidents médicaux (Oniam) est tout de même facilité par ce fonds exceptionnellement créé pour les victimes du Mediator, en comparaison aux autres dossiers.

Sans surprise, avant l’ouverture du procès, Servier a davantage insisté dans sa communication sur la somme des indemnisations versées aux victimes du Mediator, en l’occurrence, 131,8 millions d’euros, au 30 août 2019 (lire aussi l’interview d’Irène Frachon). Et aussi sur sa demande que « l’État en rembourse une partie, compte tenu des décisions des juridictions administratives ayant fixé sa propre responsabilité à 30 % », souligne Jacques-Antoine Robert, un autre avocat du laboratoire orléanais. Histoire de partager les torts, sachant que la Sécurité sociale a toujours remboursé le Mediator.

Qui savait quoi et quand ?

Qu’est ce que les victimes peuvent espérer de ce procès ? Des indemnisations, le cas échéant, supérieures aux offres initiales de Servier, bien sûr. Mais pour ce qui est du symbole, depuis la création des pôles santé en 2002, les résultats leur apparaissent souvent décevants. Les procès de l’hormone de croissance, notamment, ont abouti à une relaxe. Pour que les infractions d’homicide ou de blessure involontaire soient caractérisées, il faut rigoureusement prouver le dommage, la faute, – qui peut être une imprudence ou une négligence – et le lien de causalité entre la faute et le dommage ; et ce, pour chaque malade.

Dans Juges accusés, levez-vous ! (Seuil, 2006), Michèle Bernard-Requin, substitut du procureur dans le procès du sang contaminé, insiste sur la difficulté à cerner ce qui se savait à l’époque, et par qui, si les informations techniques sont restées coincées à l’étage inférieur des commissions d’expertise, notamment… Dans le cas du Mediator, la défense de Servier et de l’Agence du médicament devrait suivre la même ligne : tenter de montrer que les dangers du médicament ont fait surface tardivement.

Pourtant, les premières alertes Mediator ont émergé dès 1998. Une étude commanditée par l’Agence du médicament montrait déjà qu’il entraînait des effets indésirables graves, similaires à ceux de l’Isoméride et du Pondéral : deux coupe-faim phares également vendus par Servier jusqu’à ce qu’ils soient retirés du marché dès 1997, comme tous les anorexigènes dérivés de l’amphétamine affichés clairement comme tels. Laissant la voie libre au seul Mediator.

Irène Frachon: «Servier était plus puissant que l’Agence du médicament»

Par

La pneumologue, lanceuse d’alerte dans l’affaire du Mediator, attend depuis dix ans le jugement au pénal du laboratoire Servier. Et depuis douze mois, elle ne prend plus aucun congé pour pouvoir assister aux audiences.

Pneumologue au CHU de Brest, Irène Frachon a révélé au grand public la catastrophe du Mediator, que le monde médical s’acharnait à nier depuis plus d’une décennie, après avoir publié un livre en 2010 (Mediator 150 mg, combien de morts ?, éditions Dialogues), retraçant sa lutte pour révéler et dénoncer les risques de ce médicament, ainsi que l'aveuglement des autorités sanitaires. Mais son combat est loin d’être terminé. Près de dix ans plus tard, se tient enfin le procès tant attendu.

Pourquoi a-t-il fallu attendre dix ans après le retrait du marché du Mediator pour que le procès pénal ait enfin lieu ?

Irène Frachon : J’ai toujours été convaincue qu’il y aurait un procès pénal. En 2008, Servier m’a envoyé un document pour m’expliquer que le Mediator et l’Isoméride, l’autre médicament qu’il produisait à base d’amphétamine, interdit en France en 1997 comme les autres coupe-faim du fait de leur dangerosité, n’avaient rien à voir.

J’ai cru que j’avais fait fausse route. Il était impensable qu’il s’agisse d’un mensonge, que Servier ait gardé un autre Isoméride sur le marché ! J’ai donc cru que le Mediator était un vague dérivé alors qu’il a la même toxicité, liée à une molécule commune avec l’Isoméride redoutablement dangereuse ! Quand je l’ai découvert, grâce notamment aux archives de la revue Prescrire, j’ai su que ces documents finiraient un jour sur le bureau d’un juge d’instruction.

Ce qui est dramatique, c’est que des victimes, comme l’une des premières identifiées, Annie Oger, sont mortes avant d’avoir obtenu la satisfaction d’un jugement au pénal. En revanche, la lenteur de la mise en place du procès, conséquence des multiples manœuvres dilatoires de Servier, a eu au moins un mérite : des publications scientifiques majeures, publiées jusqu’en 2018, consolident le dossier.

 

Nous arrivons donc avec un corpus complet de connaissances médicales et une idée plus précise du nombre de victimes et du type de dégâts subis. En tout, elles sont près de 3 700 à avoir été reconnues par l’Oniam [l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux – ndlr], dont plus de 500 qui ont dû être opérées à cœur ouvert. Le tableau de chasse est effarant. L’affaire du Mediator était un immense puzzle. Servier a éparpillé les pièces pendant longtemps. Elles sont à présent rassemblées.

Dans quelle mesure, selon vous, l’influence du groupe Servier a-t-elle empêché l’Agence nationale de sécurité du médicament d’assurer la sécurité sanitaire au nom de l’État ?

Des sortes « d’agents doubles », un pied à l’agence et l’autre chez Servier comme Jean-Roger Claude [qui comparaîtra lors du procès pour prise illégale d’intérêts – ndlr], étaient présents dans la commission clé de l’Afssaps [l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, devenue en 2012 l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé – ndlr], en l’occurrence la toute-puissante commission d’autorisation de mise sur le marché [AMM – ndlr], et pouvaient surveiller pour le compte de Servier, voire faire pression sur les experts critiques des produits Servier.

Cette commission d’AMM décidait de tout, exerçait un pouvoir sans partage et jusqu’à empêcher que les remontées de la commission de pharmacovigilance soient suivies d’effets. Des pharmacovigilants de l’agence m’ont raconté comment ils pouvaient se faire tacler voire humilier lorsqu’ils faisaient remonter des alertes, forcément complexes, fragiles et dérangeantes…

Jean-Roger Claude a même tenté d’intimider Christian Riché [responsable à l’époque du centre régional de pharmacovigilance de Brest – ndlr], en lui disant : « Tu t’es sali les mains avec cette fille et tu vas le payer dans ta vie professionnelle et privée. » Finalement, la firme Servier était une sorte d’institution nationale officieuse, plus puissante que l’Agence du médicament censée la contrôler.

Servier comparaîtra pour homicides et blessures involontaires ainsi que pour tromperie : quelque 4 000 personnes, associations et organismes d’assurance s’estiment flouées. Le procès du Mediator sera-t-il celui des victimes ?

On ne sait pas exactement combien seront effectivement présentes. Certaines ont renoncé à la procédure pénale, car la plupart des patients ont transigé avec Servier. Quand ils recevaient des propositions décentes d’indemnisation de la part du laboratoire, nous leur avons conseillé de prendre l’argent. Cela n’éteint pas les poursuites contre Servier pour autant et cet argent était souvent plus que nécessaire, vital.

Je connais des victimes qui ont mis des années à percevoir leur indemnisation et sont décédées quelques mois après. C’était trop tard ! Depuis un an, tout se règle à toute allure. L’objectif de Servier est d’arriver le plus propre possible au procès pour faire croire que son unique préoccupation a été d’indemniser les victimes alors que pendant des années, il a tenté de payer le plus tard et le moins possible. Cela reflète un grand cynisme.

Les patients se sont heurtés à d’autres obstacles au cours de leur long parcours d’indemnisation ou pour se constituer partie civile. Comment expliquer que des médecins aient rechigné à donner les preuves d’ordonnance de Mediator ?

Les médecins ont tendance à être inquiets des conséquences médico-légales de leurs actes, ce qui est recevable du reste. Ici, ils risquaient d’être mis en cause en tant que prescripteurs hors AMM du Mediator : ils l’ont prescrit comme coupe-faim alors qu’il était présenté par Servier comme antidiabétique.

Je comprends cette inquiétude, mais des victimes m’ont écrit pour me raconter des situations choquantes de refus venant de leur « médecin de famille » leur déclarant droit dans les yeux : « Je ne t’ai jamais prescrit de Mediator », après des années de prescription ! Xavier Bertrand et moi avions insisté sur l’importance de ne pas braquer les médecins, abusés sur l’innocuité du produit par Servier. Cela aurait bloqué le système d’indemnisation des victimes. L’Oniam a finalement admis que l’on ne pouvait pas mettre en cause les médecins. Cela a facilité la rédaction de certificats de prescription, indispensables lorsque les ordonnances ont été perdues ou jetées.

« Il y a d’autres Mediator dans le portefeuille historique de produits Servier »

Le laboratoire Servier a-t-il vendu d’autres médicaments dangereux ?

À mes yeux, Servier est une entreprise culturellement « pharmaco-délinquante », car il y a d’autres Mediator dans son portefeuille historique de produits. Par exemple, une molécule appelée Almitrine et commercialisée par Servier sous deux noms, Duxil et Vectarion, était censée améliorer l’oxygénation du sang. En réalité, elle était inefficace, très toxique pour les nerfs des membres inférieurs et faisait également maigrir !

Il a fallu attendre plus de trente ans pour que cette molécule soit définitivement retirée, en 2013, de tous les marchés, avec plus de 2 000 neuropathies graves déclarées. Idem pour le Protelos [lire Servier arrête enfin le Protelos, médicament inutile et dangereux], le Pneumorel, sirop dangereux pour le cœur, ou surtout l’antidépresseur Survector, un produit responsable de dépendance psychique, volontiers détourné par des héroïnomanes. Ils ont été retirés du marché du fait de leur toxicité. Avec le Mediator, amphétaminique maquillé, et le Survector, psychotrope avec potentiel addictogène, on flirte franchement avec le répertoire des drogues qui est habituellement celui des dealers !

J’ai reçu plusieurs témoignages rapportant les moyens de pression choquants, systématiquement mis en œuvre par la firme Servier pour tenter de nier et minimiser les risques de ces produits.

Moins graves pour la santé publique, mais économiquement désastreuses, ont été les longues commercialisations de produits inefficaces et remboursés par la Sécurité sociale comme le Daflon pour les jambes lourdes, ou le Locabiotal, un « pschitt » pour la gorge… La liste est longue et interroge sur les protections dont a pu bénéficier le laboratoire, l’autorisant à siphonner ainsi littéralement la Sécu, sans bénéfice démontré pour la santé.

Peut-être que la personnalité très particulière de Jacques Servier, faite de mégalomanie teintée de paranoïa, l’explique en partie : dans l’ordonnance de renvoi des juges d’instruction, certains de ses salariés utilisent le terme de « secte ». Jacques Servier, véritable gourou, parlait quant à lui de la « Maison »…

Dans le film La Fille de Brest, votre personnage se justifie en revendiquant : « Je ne suis pas altermondialiste, je collabore avec l’industrie pharmaceutique et je crois en la recherche scientifique. » Défendez-vous toujours la coopération entre les médecins et l’industrie ?

Je pense ce qui est dit dans le film. Les collaborations des médecins avec les firmes pharmaceutiques, notamment pour intégrer des patients français dans les essais cliniques qui permettent de valider des traitements innovants, sont nécessaires.

Dans ce cas, les laboratoires financent les centres d’investigation clinique des hôpitaux en établissant des conventions. Avant l’affaire du Mediator, je m’étais fixé des règles : j’acceptais les invitations à des colloques financés par l’industrie pharmaceutique que j’estimais primordiaux. En revanche, je refusais d’être payée directement par les laboratoires.

C’est le minimum selon moi. Sauf que beaucoup l’acceptent, notamment des médecins consultants qui donnent des conseils de promotion et de marketing aux firmes et touchent des sous pour cela. Beaucoup me rétorquent qu’ils auraient du mal à financer les études supérieures des enfants ou certains voyages sans ce « supplément », parfois très conséquent, à leur salaire.

Comment avez-vous géré vos propres liens d’intérêts avec les laboratoires pharmaceutiques depuis l’affaire du Mediator ?

Peu de temps après l’éclatement du scandale, j’ai rompu tout lien avec l’industrie. J’ai été obligée, il fallait que je sois cohérente avec ce que je dénonçais, ces conflits terribles qui ont fait le lit du drame du Mediator. Mais cela a eu pour effet de me marginaliser totalement, car mon réseau de professionnels des soins passe par un financement de l’industrie pharmaceutique.

Je ne peux plus coordonner le centre de compétence pour les hypertensions artérielles pulmonaires [HTAP, la maladie pulmonaire provoquée par le Mediator – ndlr] de Brest, par exemple. J’ai été excommuniée par certains collègues pour avoir dénoncé la dangerosité des conflits d’intérêts. J’ai 56 ans, je m’en fiche, je n’ai pas besoin de ces liens.

Je travaille trois jours par semaine à l’hôpital de Brest et deux jours par semaine à celui de Carhaix, en plein désert médical. Mais je comprends que pour les jeunes médecins ce soit difficile de se priver de tout lien avec l’industrie pharmaceutique, surtout dans les CHU français.

 

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Commentaires: 1
  • #1

    Paskal HENRI (mardi, 24 septembre 2019 09:22)

    être excommunié est une GLOIRE dans ce monde basé sur l'inversion des valeurs , un peu comme une légion d'honneur , voire fêté et célébré comme tel par dérision vis à vis de ce monde qui marche à l'envers !