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Pourquoi la gauche israélienne s’est effondrée

Aucune majorité claire n’est sortie des urnes après les élections législatives du 17 septembre en Israël. Le centre et le Likoud (droite) sont au coude-à-coude, la liste arabe unifiée arrive en troisième position, la droite extrême continue de jouer les arbitres et la gauche traditionnelle semble totalement dépassée. La sociologue israélienne Perle Nicolle livre son point de vue sur l’effondrement électoral de cette gauche et les dynamiques à l’œuvre dans la jeunesse, alors que l’ouverture de négociations de paix et la fin de l’occupation des territoires palestiniens n’ont jamais semblé aussi lointaines.

Le dépouillement des bulletins de votes quasi-terminé, le mouvement centriste Bleu-blanc de Benny Gantz et le Likoud de Benjamin Netanyahu sont au coude-à-coude. La liste arabe unifiée arrive en troisième position. Les deux partis de gauche, travailliste et Meretz, sont très loin derrière. Vers quel type de gouvernement se dirige-t-on ?

Perle Nicolle [1] : Ni le bloc de centre-gauche ni celui de droite n’a obtenu les 61 sièges nécessaires pour avoir la majorité absolue à la Knesset. Il va maintenant y avoir un mois et demi de tractations intenses, avec trois options. La première : aucun des partis n’arrive à former une coalition et on retourne à de troisièmes élections à court terme. Deuxième option : la formation d’une grande coalition entre le mouvement Bleu-blanc (centre), le Likoud (droite nationale-libérale) et Yisraël Beitenou (droite nationaliste laïque). Le leader de ce dernier parti, Avigdor Lieberman, appelle une telle coalition de ses vœux. Toutefois, cela supposerait que le mouvement Bleu-blanc accepte de rentrer dans un gouvernement avec Netanyahu - rompant avec sa promesse de campagne - soit que le Likoud se débarrasse de Netanyahu, entraînant une crise politique au sein du parti de droite. Troisième option : Netanyahu fait d’énormes concessions à Lieberman. Mais il faudrait, pour cela, que le chef du Likoud soit capable d’obtenir d’énormes concessions de la part des ultra-orthodoxes religieux.

La gauche a fait un score ridicule. C’est le prix d’une campagne assez violente en ce qui concerne le parti Meretz (socialiste) et complètement déconnectée de sa base concernant le Parti travailliste. Le score de la Liste arabe unifiée est une réussite. La population arabe israélienne s’est fortement mobilisée pendant ces élections, notamment en réaction aux attaques très violentes de Netanyahu. La Liste arabe unifiée devient le troisième parti de la Knesset et pourrait être le premier parti d’opposition.

Depuis les années 1990, la gauche s’effondre électoralement. Comment l’expliquer ?

L’effondrement de la gauche s’explique par plusieurs phénomènes. D’abord, par la transition, tout au long des années 1990, de structures économiques socialistes vers un pays capitaliste. Israël a été fondé par un mouvement socialiste juif. Le modèle du kibboutz et de son économie participative s’est effondré avec le passage à une économie de marché. Il y a eu, en parallèle, tout au long des négociations des accords d’Oslo et dans les années qui ont suivi, une vague de violences palestiniennes qui ont poussé les Israéliens à se détourner des partis de gauche qui avaient porté l’étendard de la négociation. Enfin, troisième phénomène : il y a eu un changement démographique progressif, avec l’entrée d’un million et demi de réfugiés d’ex-URSS. Sortant d’une économie socialiste soviétique, ils ont grossi les rangs de la droite.

À droite comme à gauche, on constate une montée de groupes radicaux anti-sionistes chez les jeunes, depuis les années 2000. Que défendent-ils ?

Des deux côtés, il y a une jeunesse israélienne à la fois plus pragmatique que la génération précédente vis-à-vis des grandes idéologies – ils ne croient plus à la rédemption divine ni à la paix « maintenant » ni même demain – et davantage préoccupée par des questions individuelles. Ces franges sont de plus en plus radicales. En réaction au retrait de Gaza en 2005 [NDLR : la Bande de Gaza demeure cependant sous le contrôle de fait d’Israël, qui peut en fermer les frontières et y mener bombardements et opérations armées [2].] et aux évacuations répétées de colonies isolées en Cisjordanie, des jeunes aux marges du sionisme religieux – qui voyait Israël comme le signe de l’engagement d’un processus de rédemption divin – se désengagent de l’État. La logique de ces groupes, c’est : si l’État n’annexe pas la Cisjordanie, s’il ne permet pas qu’il y ait un troisième temple à Jérusalem [à la place de l’Esplanade des mosquées, troisième lieu saint de l’Islam, ndlr], cet État peut-il se maintenir dans leur système spirituel ? Diverses organisations gravitent autour des partis traditionnels du sionisme religieux, et essaient de mobiliser un public plutôt jeune et qui se radicalise, pour porter des partis extrêmes, comme Otzma Yehudit, à la Knesset.

De l’autre côté de l’échiquier se sont créés des collectifs de militants qui se demandent si le sionisme a un sens aujourd’hui quand on porte des valeurs de gauche. Si cet État est un État Juif, tel qu’il existe aujourd’hui, peut-il être démocratique et incarner leur libération ? Ils considèrent qu’ils ne peuvent pas vivre dans un État qui occupe les territoires palestiniens. Ils s’éloignent donc du sionisme. Cette position s’exprime, notamment autour de Tel-Aviv, par le vote pour le parti Hadash, ce qu’il reste du parti communiste israélo-arabe qui existait avant la fondation d’Israël.

Les Israéliens ont-ils conscience de l’image de leur gouvernement, « ami » par intérêt de gouvernements réactionnaires comme celui de Bolsonaro au Brésil, de l’Arabie Saoudite, ou des évangéliques états-uniens blancs, piliers de l’électorat de Trump ?

La majorité des Israéliens trouvent que Trump est un président beaucoup plus pro-israélien qu’Obama. Avant Netanyahu, les liens d’Israël avec le reste du monde étaient bien moins nombreux. Netanyahu a notamment établi des relations très cordiales avec l’Inde et le Brésil. La plupart des Israéliens, même de gauche, s’en réjouissent. Pareil pour l’Arabie saoudite. Israël est un pays minuscule entouré de pays arabes qui voient le royaume du Golfe comme un leader naturel. Si on assiste aujourd’hui à un remodelage complet de la région, le Hezbollah [organisation politico-militaire libanaise, anti-sioniste et chiite, soutenue par l’Iran, ndlr] est toujours bien installé au nord, et la guerre en Syrie est aux frontières d’Israël. Avoir des relations avec la plupart des pays de la région et au-delà est un besoin stratégique pour Israël.

La politique de Trump vis-à-vis des colonies en Cisjordanie, et de Jérusalem, qu’il a reconnu comme capitale d’Israël, crispe la situation. Netanyahu a promis, pendant la campagne, d’annexer un tiers de la Cisjordanie. Sera-t-il possible, demain, de faire marche arrière, d’évacuer les colonies israéliennes implantées en Cisjordanie ?

Le déplacement de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem a fait beaucoup de bruit et il ne se passe finalement pas grand chose. Pour les colonies, la question ne se pose pas pour l’instant, tellement elle est hypothétique. Toutefois, quand Israël a décidé d’évacuer ses colons de la bande de la Gaza, en 2005, cela a eu lieu sans qu’aucune goutte de sang ne soit versée. Il y a toujours la crainte que des colons radicaux, qui existent bel et bien, se rebellent contre le gouvernement en cas d’évacuation. Pour l’instant, ces peurs ne se concrétisent pas. La majorité des colons se sont installés en Cisjordanie car le gouvernement les y a incités. Si un jour, le gouvernement décide de les évacuer, il le fera, par la force si nécessaire. La majorité des colons s’y plieront.

Mais est-ce envisageable politiquement ? Les plans de paix proposés par les gouvernements états-uniens précédents prévoyaient, à chaque fois, le retour aux lignes de 1967. Le côté israélien comme le coté palestinien savent que ce sera très compliqué. Une partie des colonies sont devenues de véritables villes en périphérie de centre urbains israéliens. Ces endroits ne seront pas évacués. Si Israël garde environ 5 % de la Cisjordanie, ce qui représente la majorité des colonies, le consensus est qu’il faudra, en échange, donner 5 % du territoire israélien à la Palestine [NDLR : sans oublier que le mur de séparation, construit par Israël, empiète sur le territoire palestinien tel que reconnu par les Nations-Unies.]. Mais on est aujourd’hui très loin de ce type de négociations. Israël a un besoin stratégique de s’intégrer dans la région, et ça passe absolument par un accord avec les Palestiniens. Mais ce n’est pas considéré comme un besoin pressant du point de vue des États-Unis comme du précédent gouvernement israélien.

Les institutions garantissant une vie démocratique en Israël sont-elles menacées ? Le statut des Arabes israéliens est-il en danger ?

Il y a, depuis plusieurs années, une attaque du système juridique. Une rhétorique populiste dont se sert l’extrême droite, présente la Cour suprême, qui a beaucoup de prérogatives, comme le symbole de l’élite de gauche libérale. Pour l’extrême droite, elle devrait donc être mise au pas. Dans les faits, il y a beaucoup plus de menaces que de réelles mesures en ce sens.

Concernant le statut des Arabes israéliens, la question est beaucoup plus large. Les citoyens ont les mêmes droits sur le papier. Toutefois, il y a une discrimination réelle, dans les faits, des arabes israéliens puisqu’ils sont ethniquement et nationalement associés aux Palestiniens tout en ayant la nationalité israélienne. La question de leur langue se trouve menacée par une loi votée par le gouvernement de Netanyahu, en début d’année : la loi de l’État-nation, qui affirme que l’hébreu est la seule langue officielle du pays, et qui remet en question la place de la langue, donc de la culture arabe au sein de l’espace israélien. On ne peut pas prédire si leur statut restera préservé sur le long terme.

Propos recueillis par Matthieu Stricot

Source : Bastamag

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