· 

“Dernière sommation” : le roman d’une guerre sociale en France, par David Dufresne

La sidération et la colère ont conduit Etienne Dardel, le personnage principal de Dernière sommation (qui sort ce 2 octobre aux éditions Grasset), à endosser une mission, un jour d’émeute de décembre 2018 où les Gilets jaunes avaient pris possession de la place de l’Etoile, ce “premier sens giratoire de France”. Celle de rendre visibles les violences policières, d’alerter sur les dérives illégales du maintien de l’ordre et d’empêcher le déni politique à ce sujet.

 

Ce jour-là, il a eu beau zapper sur les chaînes d’info en continu, aucune image des manifestants blessés ne filtrait. De toute évidence, la télévision avait choisi son côté de la barricade. Alors, Etienne Dardel, vétéran d’internet, a allumé son ordinateur et a commencé à montrer le contrechamp inavouable du maintien de l’ordre sur Twitter : mains arrachées, joues trouées, personnes éborgnées… Le tout en interpellant à chaque fois le ministère de l’Intérieur : “Allô @Place_Beauvau, c’est pour un signalement…”

 

“Le monde avait bien basculé”

 

Etienne Dardel est la parfaite réplique de David Dufresne, qui signe là un premier roman imbibé de réalité. Né en 1968, nourri à l’idéologie punk-rock, journaliste successivement à Actuel, Libération et Mediapart, exilé au Canada pendant plusieurs années, Dardel est surpris à son retour par l’endurcissement de la répression et l’enférocement des forces de l’ordre : “Le monde avait bien basculé : ce qui n’était qu’un mythe de sa jeunesse, les snuff movies, était devenu une réalité, sa réalité, son quotidien : le trépas live, les gueules cassées en direct, les mutilés sous ses yeux”.

 

Ce monde qui a basculé, c’est le nôtre – la science-fiction est malheureusement bien loin, en dépit du climat dystopique qui plane sur ces pages.

 

 

 

Si Dernière sommation est un roman, et pas un essai – David Dufresne en a écrit de nombreux, sur l’affaire de Tarnac, Jacques Brel ou encore l’exploitation des sables bitumineux en Alberta –, c’est sans doute pour multiplier les postes d’observation du tournant répressif amorcé par l’Etat. On devine aussi une interrogation potentiellement douloureuse pour l’auteur, en arrière-plan : faut-il faire un détour par la fiction, puisque les faits échouent à susciter la prise de conscience escomptée ?

 

Etienne Dardel croise donc le destin de Vicky, une documentariste de 40 ans adepte du black bloc, dont la main est arrachée par une grenade GLI-F4 en février, et celui de Frédéric Dhomme, grand patron de la DOPC (Direction de l’ordre public et de la circulation), un flic à l'ancienne, jugé trop légaliste, trop timoré pour le nouveau monde policier. Il faut bien ces trois échelons pour comprendre la guerre sociale en cours, et voir les digues du maintien de l’ordre sauter les unes après les autres.

 

“Un front, deux camps, une guerre sociale”

 

Car c’est bien d’une guerre qu’il s’agit : “Voilà comment Dardel jugeait les événements : un front, deux camps, une guerre sociale, et la technologie au milieu”. David Dufresne réussit à nous faire sentir cette réalité crue que l’on n’ose pas regarder en face. C’est son sacerdoce.

 

Avec “Allô, @Place_Beauvau”, son alter ego romanesque devient le réceptacle de toutes les gueules cassées des manifs : “Il s’épuisait à visionner encore et encore les images. Pour être sûr, pour bien comprendre l’incompréhensible, ces armes de guerre envoyées sur des civils, en plein Paris”. Le métier de “véritiste” (un néologisme dû à son fils) exige de nombreux sacrifices : surchauffe numérique, menaces, surveillance policière… Mais il ne lâche rien, répond inlassablement aux mails des familles de blessés, et descend dans l’arène médiatique quand il le faut, quitte à parfois craquer nerveusement

 

A force de samedis d'émeutes et de déni de l’Etat à admettre l’existence même de violences policières, Dardel finit par se rendre à l’évidence. Mis bout à bout, les mutilés jaunes, les jeunes mis à genoux par la police à Mantes-la-jolie (“Voilà une classe qui se tient sage”, déclara le policier qui filmait) ou encore la mort de Steve Maia Caniço à Nantes après une charge policière (une enquête pour “homicide involontaire” est en cours) ne peuvent signifier qu’un changement funeste de doctrine. Désormais, “la domination n’était plus seulement sociale, économique, la domination était policière.” Le syndrome Malik Oussekine, qui depuis 1986 bridait la répression, a fait son temps. D’ailleurs, il faudrait l’oublier.

 

 

Nommer les politiques

 

Politique au sens noble du terme, Dernière sommation rejoint Qui a tué mon père d’Edouard Louis, en prenant le parti de nommer dans une œuvre littéraire les responsables politiques aux affaires. Une citation d’Emmanuel Macron est ainsi isolée en pleine page : “Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit”.

 

Alors qu'une polémique récente sur le terme “barbares” a démontré combien l'attention au vocabulaire contribue finalement à faire en sorte que l'on ne dise plus rien, David Dufresne trouve les bons mots. Le livre se termine par une vision sombre et effrayante. George Orwell likes this.

 

9782246857914-001-T.jpeg

 

Dernière sommation, de David Dufresne, éd. Grasset, 234 p., 18€

 

Source : Les inrockuptibles

Écrire commentaire

Commentaires: 0