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Lubrizol: discrète mais influente, une entreprise qui pèse à Rouen

La catastrophe survenue jeudi 26 septembre 2019 place l’entreprise Lubrizol, leader mondial des additifs pour huiles de moteurs, au cœur du cyclone. Au grand dam de ses dirigeants français et américains, qui ont toujours opté pour la discrétion. Installé à Rouen et au Petit-Quevilly, l’industriel, qui manipule pléthore de produits dangereux, a de tout temps mis un point d’honneur à se faire oublier.

Difficile de se plonger dans les arcanes de cette société qui dépasse le milliard d’euros de chiffre d’affaires sur le seul territoire français. À la différence de ses consœurs installées plus au sud de l’agglomération rouennaise, on entend peu parler de l’entreprise classée Seveso « seuil haut », hormis en période de crise. Même aujourd’hui, deux semaines après le gigantesque incendie survenu sur son site rouennais, un épais brouillard continue d’entourer l’industriel. Et les interlocuteurs ne se bousculent pas pour s’épancher sur la société.

Hormis quelques interviews éparses, la direction opte pour le silence radio. Relancée à plusieurs reprises par Le Poulpe, Lubrizol n’a jamais donné suite. Dans une formule elliptique, le service communication de l’entreprise indique qu’il n’est « pas en mesure de répondre correctement à notre demande ». « C’est une entreprise très soucieuse de maintenir ses secrets de fabrication », pose le centriste Pierre Albertini, maire de Rouen entre 2001 et 2008, pour tenter d’expliquer ce manque d’appétence à communiquer.

Du côté de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), administration publique chargée du contrôle des sites à risques et donc de l’usine Lubrizol, la communication n’est pas plus foisonnante. « Dossier sensible. Rien ne filtre, tout est cadenassé », témoigne auprès du Poulpe un fonctionnaire. Le service de presse de la préfecture, autorité de tutelle de la Dreal, ne s’est pas montré beaucoup plus prolixe.

Pour glaner quelques renseignements, il faut se tourner vers les syndicats. Leur implantation est une donnée nouvelle chez Lubrizol. Jusque fin 2018, aucune organisation de salariés n’y était officiellement représentée. « Des employés pouvaient être affiliés à une centrale, mais aucun syndicat n’était présent », explique un représentant CGT de l’usine Lubrizol d’Oudalle, dans la banlieue havraise. Et notre interlocuteur de justifier cette bizarrerie par « l’histoire et une forme de paternalisme ». « Les avancées sociales étaient importantes sans syndicat », soutient de son côté Francis Malandain, secrétaire CFE-CGC du comité social d’entreprise (CSE) Lubrizol Rouen. Selon Alain Rouziès, représentant de l’UFC-Que choisir, Lubrizol est la seule usine à ne pas avoir été touchée par la grève de mai 1968. Si les syndicats ont récemment fait leur entrée chez Lubrizol France, « certains mangent encore dans la main du patron », accuse notre interlocuteur CGT. « J’ai toujours dit les choses », rétorque le représentant CFE-CGC.

 

Christine Poupin, ex-déléguée syndicale CGT chez Boréalis, un autre site Seveso situé à proximité de Lubrizol, par ailleurs porte-parole nationale du NPA, se souvient de la présentation du projet de plan de prévention des risques technologiques (PPRT) pour Lubrizol devant la commission de suivi des sites de Rouen ouest : « En 2013, le représentant salarié du CHSCT a voté en faveur d’un avis positif, de même que le représentant de la direction Lubrizol. J’avais clairement l’impression d’avoir deux membres de la direction en face de moi. »

 

« C’est une entreprise américaine, avec une culture très particulière », résume Claude Barbay, membre de France Nature Environnement (FNE) et fin connaisseur du risque industriel dans l’agglomération de Rouen. « Quand il n’y a pas de syndicat, on enferme les gens dans leur situation individuelle », expose quant à lui le représentant CGT. Lubrizol a la réputation de bien traiter ses ouailles. « On est bien placés en termes de salaires et d’avantages », reconnaît ce syndicaliste. À titre d’exemple, selon un jugement des prud’hommes de Rouen consulté par Le Poulpe, un ingénieur technico-commercial gagnait, au début des années 2000, « un salaire de 6 280 euros sur 13 mois avec voiture, lignes téléphoniques et micro-ordinateur ». C’était l’âge d’or.

 

Depuis la catastrophe du 26 septembre, la question de la sécurité de l’installation se trouve au cœur des interrogations, voire des critiques. La société prend-elle toutes les dispositions en matière de protection et de prévention ? Selon Claude Barbay, de FNE, Lubrizol est plutôt « une bonne élève », comparée à d’autres sites. Un bon connaisseur de l’entreprise soutient également « qu’ils sont bons sur la sécurité ». Selon une présentation faite par la société en juin 2019 à la commission de suivi de site (CSS) Rouen ouest, Lubrizol a investi plus de 12 millions d’euros en 2018 « pour la prévention des risques industriels majeurs ». D’après le responsable CGT d’Oudalle, le groupe dépense chaque année « 50 millions d’euros » sur ses sites rouennais et havrais, « afin d’assurer la maintenance et la modernisation de l’outil industriel ».

 

Voici pour le côté pile. Côté face, il y a des loupés. En 2014, à la suite du dégagement accidentel d’un nuage de mercaptan, le tribunal de police de Rouen a ainsi relevé « des insuffisances dans la maîtrise des risques », condamnant la société à une amende de 4 000 euros. Un an plus tard, l’usine est responsable du rejet de 2 000 litres d’huile dans le réseau d’eau pluviale. En 2017, la préfecture de Seine-Maritime a également mis l’entreprise en demeure de remettre à niveau son système de lutte contre les incendies.

 

« La direction ne voulait pas bouger. Il a fallu cet arrêté officiel pour les contraindre », décrypte Alain Rouziès. Impossible de prendre connaissance, dans le détail, de la réprimande. « Le document est classé confidentiel défense, il n’est pas transmissible à ce stade », indique le service communication de la préfecture de Seine-Maritime.

 

Si Lubrizol a plutôt bonne réputation en matière de sécurité industrielle, « elle n’est pas très au point sur la communication et la gestion de crise », d’après une source proche de l’entreprise. Selon nos informations, un exercice – le scénario d’un incendie – planifié fin 2017 sur le site rouennais avait mis au jour des failles en matière d’organisation de la cellule de crise et de communication à l’égard des tiers extérieurs. Si elle demeure sous la tutelle de sa maison mère américaine, Lubrizol France dispose d’une importante autonomie d’action.

 

Contrôles fiscaux et répression des fraudes

Comme bon nombre de ses homologues de la région, le site rouennais de Lubrizol externalise aussi de larges pans de son activité. De nombreuses entreprises sous-traitantes interviennent dans l’usine rouennaise, notamment à l’intérieur de l’entrepôt d’enfûtage, celui-là même qui est parti en fumée. C’est Netman, une société de nettoyage industriel, qui est titulaire du contrat. À ce stade, rien ne permet de pointer du doigt la responsabilité de la sous-traitance dans la récente catastrophe. Un syndicaliste CGT d’un sous-traitant régional rapporte de son côté que son entreprise « a perdu un contrat avec Lubrizol » parce qu’elle ne pouvait plus s’aligner sur le prix proposé.

Depuis son rachat par la holding du milliardaire américain Warren Buffett, l’industriel affiche bonne mine. Et l’usine rouennaise, à l’inverse du mouvement général de désindustrialisation, est dans une phase de croissance. En témoignent, notamment, ses demandes auprès de la préfecture pour augmenter ses stocks de produits dangereux. Avant la catastrophe, Lubrizol était aussi engagée dans des négociations pour racheter les entrepôts de Normandie Logistique, situés à proximité immédiate, dans lesquels la firme américaine entreposait déjà plusieurs milliers de tonnes de marchandises. Aujourd’hui, cette transaction n’a plus lieu d’être puisque la majeure partie de ces hangars est partie en fumée dans l’incendie.

Photo prise de l'usine Lubrizol, après l'incendie du 26 septembre 2019. © PP Photo prise de l'usine Lubrizol, après l'incendie du 26 septembre 2019. © PP

Selon les comptes 2018, Lubrizol holding France, société de tête de Lubrizol France, présente « un bénéfice net après impôts de 284 millions d’euros ». En ce qui concerne Lubrizol France, « le résultat bénéficiaire », pour cette même année, s’élève à plus de 117 millions d’euros. Ces documents comptables nous apprennent également que Lubrizol holding France était, en 2017, sous le coup de deux contrôles fiscaux et qu’elle supporte à ce titre « une dette fiscale » de plus de 1,1 million d’euros en termes d’impôt sur les sociétés. De son côté, Lubrizol France était sous le coup, en 2017, d’un contrôle de la répression des fraudes à propos de délais abusifs pour régler ses fournisseurs. Cette même année, elle avait perçu 480 000 euros au titre du crédit impôt compétitivité emploi (CICE).

Lubrizol holding France bénéficie également du soutien, à hauteur de 617 millions d’euros, de sa société mère Lubrizol Luxembourg SARL, via un prêt avec intérêts. Pour la seule année 2018, les intérêts de cette dette s’établissent à plus de 12 millions d’euros envoyés directement vers le grand-duché. Pourquoi le Luxembourg, micro-État européen souvent pointé du doigt en matière d’évasion fiscale ? Là encore, Lubrizol n’a pas donné suite à notre sollicitation. On notera simplement que les deux contrôles fiscaux précités concernent justement « les taux d’intérêt retenus » pour deux emprunts contractés auprès de l’entité luxembourgeoise.

Malgré sa belle surface financière, et à la différence d’autres acteurs privés rouennais, Lubrizol subventionne peu la vie sportive et culturelle rouennaise. « Ils sont très discrets », observe le conseiller municipal UDI Patrick Chabert. En visitant le site internet du chimiste, on apprend tout de même que Lubrizol soutient le club de football QRM (Quevilly Rouen Métropole) ou encore deux meetings d’athlétisme de renommée nationale, dont le Perche élite Tour, organisé par le Stade sottevillais 76 au Kindarena, propriété de la Métropole de Rouen.

Contactées par Le Poulpe, les deux structures n’ont pas souhaité révéler les montants accordés. Arnaud Larue, chargé des partenariats chez QRM, précise seulement que le soutien de Lubrizol date « d’environ une douzaine d’années ». « Le sujet est sensible sportivement et politiquement », souffle-t-il, avant de mettre un terme à la conversation. Bruno Bertheuil, adjoint au maire de Rouen (PS) chargé des jumelages, est davantage loquace, en particulier sur le rapprochement entre la cité normande et Cleveland aux États-Unis, siège mondial de Lubrizol. « Deux anciens salariés de la société sont en effet à l’origine d’un jumelage débuté en 2008 », explique l’élu. L’anniversaire des dix ans de cette coopération a été célébré l’année dernière. « Pour l’occasion, l’entreprise a soutenu, à hauteur de 5 000 euros, un concert de l’ensemble Variance organisé à l’opéra de Rouen », rapporte Bruno Bertheuil.

Et l’adjoint de glisser que « ça devait être plus », mais que finalement la ville a dû remettre au pot. « Leur participation financière à ce jumelage n’a jamais été à la hauteur de ce qu’elle aurait pu être », glisse Bruno Bertheuil. Hormis cette maigre obole, l’entreprise a aussi apporté sa contribution à l’occasion d’une exposition photographique, en transportant à ses frais des clichés en provenance de Cleveland. À l’évidence, la société n’a pas misé sur le mécénat et le sponsoring pour se faire accepter du territoire. « Ils se sont plus investis dans les domaines économiques et scientifiques, notamment via des relations avec les écoles d’ingénieurs », souligne Pierre Albertini.

En réalité, le poids et l’effet d’entraînement de Lubrizol sur l’économie locale suffisent à en faire un acteur incontournable. Interrogé en 2013, le PDG Frédéric Henry évoquait « 550 emplois directs sur les sites de Rouen et du Havre, ainsi que plus de 1 000 emplois indirects ». Aujourd’hui, selon le cabinet du maire de Rouen, l’usine emploie 450 personnes et génère 200 emplois de sous-traitants rouennais. Le nombre total d’emplois induits étant de 1 000,  toujours selon la mairie. Dans ce contexte, les élus locaux, tous bords confondus, ont toujours fait les yeux doux à la société américaine. « Les contacts avec eux étaient excellents », se souvient Patrick Herr, président de l’Armada [le grand événement nautique de la ville – ndlr] et ancien adjoint de Jean Lecanuet. « À l’époque, c’était l’un des plus gros contribuables en matière de taxe professionnelle », explique l’ancien député UMP de Rouen.

Aujourd’hui encore, Lubrizol abonde grassement au budget de la Métropole Rouen Normandie, au titre de la cotisation foncière des entreprises (CFE) ou de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). D’après les informations communiquées par l’intercommunalité, Lubrizol se classe comme le huitième plus gros contribuable pour la première taxe et le quatrième pour la seconde. Dans les comptes 2018, à la rubrique « impôts, taxes et versements assimilés », Lubrizol renseigne la valeur de 11 millions d’euros. Une partie de cette somme tombe dans l’escarcelle de la Métropole. Selon notre estimation, basée sur un document du Medef Normandie, le total de la CVAE et de la CFE versé par Lubrizol se situerait autour de trois millions d’euros chaque année.

C’est un fait, Lubrizol pèse lourd. Et pas question de laisser s’envoler la poule aux œufs d’or. « Il y a 20, 30 ans, les dirigeants expliquaient qu’ils souhaitaient quitter la France pour aller dans des pays moins contraignants en matière d’écologie, rapporte Patrick Herr. Mais les élus se sont battus pour que Lubrizol reste. » Le centriste Pierre Albertini, maire entre 2001 et 2008, se souvient « qu’à la fin du siècle dernier », la question se posait de savoir si le site devait être pérennisé. « Au niveau de l’entreprise, l’usine de Rouen était en concurrence avec un site au Royaume-Uni pour un projet d’investissement », indique aujourd’hui l’ancien édile, selon qui les élus n’étaient pas intervenus pour faire pencher la balance en faveur de Rouen.

En 2005, sous son mandat cette fois, le conseil municipal a néanmoins validé une extension d’activité avec, à la clé, une augmentation des rejets polluants. « La quantité d’eau polluée générée par les nouvelles unités est estimée à 212 tonnes/an, soit 11,6 % d’augmentation », précisait le rapport présenté aux élus. Même topo à propos des rejets dans l’air de composés organiques volatils (COV), évalués à « un peu moins d’une tonne/an supplémentaire ». Le conseil municipal a, malgré tout, donné son aval au projet, au nom du développement économique. 

« Les gens de Lubrizol ont toujours été bien intégrés à la vie locale », pose Patrick Herr. Pendant de longues années, Frédéric Henry, PDG de Lubrizol France, a été le vice-président chargé de l’industrie à la chambre de commerce et d’industrie de Rouen. Aujourd’hui, l’homme occupe la fonction, stratégique et politique, de président du conseil de surveillance du grand port maritime de Rouen. « À ce genre de poste, on choisit des gens qui ont de l’influence », souffle Patrick Herr. Et l’ancien élu municipal de se souvenir qu’au milieu des années 1980, « quelqu’un de chez Lubrizol » avait été pressenti pour intégrer la liste de droite pour les municipales, sans que cela ne se concrétise.

« Mécanique culturelle dominante »

Si Lubrizol n’aime pas la lumière, elle a su se placer dans les réseaux économiques et politiques locaux. L’actuel président du conseil d’administration de France chimie Normandie, lobby de l’industrie pétrochimique dans la région, n’est autre que Gérard Renoux, ancien directeur général de Lubrizol France. Au sein du club Alliance Seine ouest, qui regroupe tous les cadors de la zone industrialo-portuaire rouennaise, le vice-président est Nicolas Adam, ancien directeur de l’usine Lubrizol de Rouen. La société est également représentée au sein de Rouen Normandie Invest (RNI), bras armé de la Métropole en matière économique, mais aussi lieu d’un intense « réseautage » entre chefs d’entreprise et politiques. 

« Qui a le temps et les moyens d’envoyer du monde dans les instances type CCI, clubs, etc. ? Ces grands groupes, analyse Cyrille Moreau, vice-président à l’environnement à la Métropole. Les pouvoirs politiques, lorsqu’ils leur sont confrontés, font face à ces groupes ou à ceux qui portent leur parole. Ce qui conduit les pouvoirs politiques, sans qu’il y ait la moindre corruption, à arbitrer plutôt en faveur des intérêts de ce type d’acteurs. Puisque tout le monde leur dit que tout repose sur le maintien de ces activités. C’est une mécanique culturelle dominante », avance l’élu.

Au-delà de son implantation dans les principaux réseaux d’influence, Lubrizol sait aussi recruter les bonnes personnes… En 2017, Didier Marie, sénateur PS de Seine-Maritime et ancien président du département de Seine-Maritime [déjà épinglé par Mediapart pour son appétence au cumul des mandats – ndlr], effectue sa déclaration d’intérêts auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATPV). Ce fidèle de Laurent Fabius indique que sa compagne a travaillé, au moins en 2014, en tant que responsable de la communication interne chez le chimiste rouennais. Contacté, le sénateur précise aujourd’hui que son épouse travaille toujours chez Lubrizol « dans la communication interne ». « Tout cela relève de la vie privée. Il n’y a pas de conflit d’intérêts, je ne mélange pas les genres », assure l’élu socialiste.

Didier Marie a tout de même pris soin de saisir le comité de déontologie du Sénat à propos de sa situation. « Ils m’ont dit qu’il n’y avait pas de problème majeur, mais que des interprétations pourraient être faites par des journalistes. J’ai donc fait le choix de me déporter de la commission d’enquête sénatoriale, explique l’ancien président du département. Ça ne m’empêchera pas de m’exprimer sur le sujet. Si vous avez lu mes récentes interventions sur le sujet, vous aurez remarqué que je ne suis pas spécialement complaisant avec Lubrizol », poursuit-il.

Rassemblement à Rouen, 1er octobre 2019. © PP Rassemblement à Rouen, 1er octobre 2019. © PP

Guillaume Grima, ancien adjoint à l’environnement de Valérie Fourneyron, maire PS de Rouen entre 2008 et 2012, se souvient de sa rencontre avec des gens de Lubrizol. C’était fin 2010, en pleine période d’étude du plan de prévention des risques technologiques (PPRT). Quelques semaines plus tôt, l’écologiste venait de monter au créneau dans la presse régionale pour dénoncer de supposées lacunes dans ce document, censé mieux évaluer et réduire les risques autour des sites industriels sensibles.

« Un jour, Valérie Fourneyron m’appelle, raconte le désormais militant associatif. Elle me dit : “Lubrizol veut nous voir sans les services de la ville.” On se pointe chez eux dans l’après-midi. Là, des ingénieurs nous ont balancé des images en PowerPoint et la maire m’a lâché en rase campagne devant eux en disant que j’exagérais avec mes critiques. Il y avait une forme de complicité entre la direction et elle. » Contactée, Valérie Fourneyron dit aujourd’hui ne plus se souvenir de cette rencontre. « Cela fait longtemps, je suis passée à tout autre chose », indique-t-elle au Poulpe.

L’ancien élu Vert maintient pour sa part que l’entreprise a bénéficié d’un « traitement de faveur » à l’occasion de l’élaboration de son PPRT. « Les scénarios présentés limitaient les impacts à l’emprise du seul site et de ses abords immédiats en cas d’accident. Il n’y avait rien non plus concernant l’installation de l’écoquartier Flaubert à proximité », pointe Guillaume Grima. Son collègue de l’époque, Cyrille Moreau, insiste sur un autre point. Initialement incluse dans le PPRT Rouen ouest avec d’autres entreprises, Lubrizol en a ensuite été extraite en cours de route. « L’argumentaire était de dire que cela prenait du temps de réaliser l’ensemble du PPRT et que cela permettait à l’État d’avancer plus vite sur Lubrizol, de montrer qu’il gérait la situation », rapporte Cyrille Moreau. « Une autre interprétation, un peu plus complotiste, mais qui comporte une part de vérité, fait que quand vous opérez ainsi, vous n’êtes pas obligés d’examiner les effets domino du risque industriel », explique-t-il aujourd’hui. « La préfecture ne peut pas s’exprimer par rapport à des propos d’élus. Ce sont deux entités séparées », fait aujourd’hui savoir le service communication de la préfecture, interrogé à ce sujet.

Selon Nicolas Zuili, élu centriste d’opposition en 2013, le PPRT de Lubrizol « n’était absolument pas abouti ». Dans le quotidien Paris-Normandie, Philippe Ducrocq, directeur de la Dreal à l’époque, avait défendu « le rôle des fonctionnaires de l’État et leur souci de vérité ». Finalement, grâce au groupe UMP d’opposition et aux voix de la majorité socialiste, le conseil municipal avait rendu un avis positif sur le périmètre du PPRT retenu par les services de l’État. Quelques mois après la publication de divers articles dans la presse locale reprenant les critiques des écologistes, Lubrizol se voyait décerner le prix du développement durable par le réseau Grandde, une association financée par la région Haute-Normandie, dirigée à l’époque par le socialiste et fabiusien Alain Le Vern. Rétrospectivement, cette distinction a de quoi surprendre.

De par sa nature et son activité, difficile de ranger Lubrizol dans le camp du développement durable. À l’occasion de la COP21 locale, organisée par la Métropole de Rouen, plusieurs entreprises se sont engagées via une fiche d’action à déployer des initiatives pour limiter leurs rejets de CO2. Lubrizol a publié la sienne, où elle se contente de détailler les performances de son dernier additif, qui permet de contenir la consommation des moteurs diesels de quelques pour-cent. « Du vrai foutage de gueule », manque de s’étrangler Guillaume Grima. À notre connaissance, aucun élu n’a exigé de Lubrizol qu’il revoie sa copie.

Jusqu’à la catastrophe du 26 septembre, personne ne cherchait la petite bête, y compris après la première alerte de 2013 avec le nuage de mercaptan. Le récent sinistre changera peut-être la donne. D’ores et déjà, les élus locaux se positionnent pour ou contre le maintien de Lubrizol sur son emplacement actuel. Jean-Michel Bérégovoy, chef de file des écologistes rouennais pressenti pour conduire une liste à Rouen en 2020, a demandé à Lubrizol « de parler, de payer, puis de partir ». « Dans une ville où l’économie est encore axée sur l’industrie, on ne peut pas d’un claquement de doigts leur dire de s’en aller », rétorque le centriste Nicolas Zuili, aujourd’hui soutien du candidat socialiste aux municipales de Rouen.

À la question de savoir si une réouverture du site était souhaitable, le préfet a répondu que « ce n’était pas le sujet ». « L’essentiel du site qui n’a pas brulé, c’est toute la partie production », a aussi rappelé le premier représentant de l’État en Seine-Maritime, laissant ouverte l’hypothèse d’un redémarrage à plus long terme. Selon un syndicaliste CGT du site havrais, l’entreprise envisagerait cependant de « délocaliser dans le temps » ses activités rouennaises vers son site d’Oudalle, près du Havre. « Nous avons des réserves foncières importantes, de l’ordre de 20 hectares », assure notre interlocuteur.

Nul doute que le maintien de Lubrizol sera au cœur des prochaines joutes politiques. Tout comme la pertinence de bâtir un écoquartier à proximité immédiate d’un site industriel dangereux et sinistré. Ce nouvel ensemble urbain, voulu et porté par les socialistes locaux en responsabilité depuis dix ans, apparaît désormais menacé. À propos de l’urbanisation à proximité des sites Seveso, voici ce que déclarait Frédéric Henry, en 2013 : « En marche normale, avec les nouvelles règles, notamment les PPRT, c’est beaucoup plus compatible que ça ne l’était. » Tout est dans le « en marche normale »

Source : Médiapart

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