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Les cheminots face à une guerre de communication acharnée contre leur sécurité

Le trafic ferroviaire était fortement perturbé, vendredi et samedi, à la suite d'un accident dans les Ardennes qui a déclenché un droit de retrait des cheminots dans toute la France. Mais la demande des agents de ne plus se trouver seuls à bord des trains se heurte à une violente campagne de la SNCF et de l'Etat de banalisation du risque, et de criminalisation de leur action. 

C’est l’accident de trop pour les cheminots. Douze blessés, dont le conducteur de la rame, dans la collision qui s’est produite, mercredi, entre un convoi traversant les voies de chemin de fer et un train express régional (TER) à la hauteur d’un passage à niveau de Saint-Pierre-sur-Vence (Ardennes). Le sur-accident a été évité de justesse, c’est-à-dire le choc entre un autre train et le convoi ou la rame à l’arrêt, grâce au sang-froid du conducteur. 

Des trains sans contrôleur

Parti des cheminots de Champagne-Ardenne, l’exercice du « droit de retrait » (c’est-à-dire le fait, pour un travailleur, de se retirer d’une situation « qui présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé », article L4131-1 du Code du travail) s’est depuis étendu à la plupart du territoire national, vendredi et samedi, perturbant fortement le trafic ferroviaire en ce week-end de départ en congés de la Toussaint. Selon la SNCF, on ne comptait qu’un TER sur deux en circulation samedi, aucune circulation des TGV à bas coût Ouigo, un trafic Intercités (grandes lignes hors TGV), Transilien et RER (lignes B, D, H et R en Île-de-France) « très perturbé ». Seuls les Hauts-de-France et le réseau des TGV ordinaires (9 sur 10 en circulation) semblaient épargnés. 

Pour les cheminots, la politique de l’« équipement agent seul » (EAS), qui consiste à faire circuler les trains avec un seul agent à bord, en l’occurence le conducteur, sans la présence d’aucun contrôleur dans la rame, met en danger le personnel et les voyageurs. Dans le cas de l’accident des Ardennes, le conducteur, « blessé, a dû partir de la rame pour installer des dispositifs de sécurité » sur la voie, a expliqué la CGT cheminots. « Etant dans un train sans contrôleur, les usagers ont été laissés seuls à bord », alors qu’on comptait onze blessés sur les 70 passagers. Et le syndicat d’indiquer, jeudi midi, que « les conducteurs de la région Champagne-Ardenne refusent de conduire les trains depuis le début de la matinée (de jeudi - NDLR) car ils n’acceptent plus d’être seuls et exigent le retour de la présence d’au moins un contrôleur dans chaque train ». 

La SNCF n'a pas réagi à temps

La situation aurait-elle pu être désamorcée à ce moment ? Dans les heures qui ont suivi, et faute de réaction appropriée de la SNCF, « le bouche-à-oreille » a en tout cas fonctionné, et le droit de retrait était « en train de s’étendre à tout le pays », jeudi soir, a alerté la CGT cheminots. Plutôt que de reconnaître la gravité du problème, la direction de la SNCF et le gouvernement ont lancé l’offensive sur le thème de la « grève » injustifiée et illégale, en tentant d’instrumentaliser le désarroi des voyageurs coincés dans les gares. Dans sa communication officielle en direction des usagers, la SNCF évoque ainsi depuis vendredi une « grève sans préavis » pour expliquer leurs désagréments. « Ce n’est pas une grève, c’est un droit d’alerte qui est utilisé par les agents, a rectifié le secrétaire général de la CGT cheminots, Laurent Brun, invité sur BFMTV vendredi matin. La vérité, c’est que la direction de la SNCF a négligé l’impact que pouvait avoir cet accident sur les collègues, et donc elle n’a pas pris de mesure. Nous avons déposé une alerte sociale hier matin (jeudi - NDLR), il n’y a pas eu plus de réaction, et ce n’est qu’hier soir (jeudi soir), quand l’entreprise a vu que, par le bouche-à-oreille, les agents (…) se mettaient en droit de retrait que là, elle a commencé à s’inquiéter. » 

Négociations et coups tordus

C’est en effet une véritable guerre de communication qui a alors été lancée dans les médias et sur les réseaux sociaux, pendant que de premières réunions de concertation se tenaient, sans résultat. « Négociations tendues et postures tordues », a résumé vendredi la CGT cheminots, au sortir d’un premier rendez-vous avec la direction de la SNCF. A l’issue de 4h30 de réunion, le relevé de décisions actait « quelques maigres ouvertures » et la tenue de « tables rondes en région » mais dont « les premiers retours ne sont pas à la hauteur », notait le syndicat. « Parallèlement, les mêmes dirigeants déploient sur le terrain des dizaines de cadres pour faire pression sur les agents qui refusent de prendre le service et leur remettre des ‘‘mises en demeure’’. Ils veulent provoquer des incidents pour détourner l’opinion publique des sujets que nous mettons en avant », mettait en garde la CGT. Effectivement, le directeur de la communication de la SNCF attaquait sur Twitter : « Pas de danger imminent = pas de droit de retrait. C’est une grève inopinée. Les mots ont un sens ». Le secrétaire d’Etat aux Tansports, Jean-Baptiste Djebbari, franchissait un pas supplémentaire en parlant d’une « grève surprise, (…) hors du cadre légal ». Une interprétation immédiatement relayée à droite sur le réseau social : « Je déplore le mouvement social sans préavis des cheminots (…). Les voyageurs ne peuvent pas être pris ainsi en otage », lançait la présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse (divers droite, ex-LR). Quant au député LaREM Florent Boudié, il déplorait des « perturbations XXL » et « un sens des responsabilités taille S » des cheminots… « Toujours la même stratégie, mentir pour cacher le fait que la vie des usagers n’intéresse pas une direction qui ne pense qu’à l’argent », a répliqué le cheminot CGT Thomas Portes. 

Des précédents inquiétants

La posture de la direction de la SNCF est d’autant plus délicate qu’elle avait parfaitement connaissance des risques inhérents à la politique du conducteur seul à bord, depuis un rapport préventif de la CGT sur le sujet. Daté du 2 mars 2017, ce document, remis aux dirigeants du groupe ferroviaire et au ministère des Transports, prévenait noir sur blanc : « Le conducteur n’a pas les capacités matérielles et réglementaires d’assurer et garantir la sécurité des voyageurs et garantir la sécurité des circulations. Psychologiquement et humainement, c'est insoutenable. Les réponses managériales consistant à demander au conducteur (…) de gérer les voyageurs alors qu’il se trouve dans une situation d’urgence dont il connaît les conséquences dangereuses pour les circulations et pour les voyageurs, sont inacceptables ».
D’autres accidents ont d’ailleurs déjà eu lieu, comme l'a souligné Fabien Guillaud-Bataille, conseiller régional PCF et administrateur d’Île-de-France Mobilités, l’autorité francilienne des transports : « En Île-de-France, deux autres accidents sérieux ont également eu lieu récemment sur le réseau Paris Sud-est. (…) A chaque fois, les conducteurs, seuls personnels à bord des trains, se sont retrouvés isolés pour traiter, sans dispositif de communication efficient, de multiples procédures réglementaires et la situation des usagers en état de choc. Ce n’est plus tenable ». 

Le choix du pourrissement

Vendredi soir, une nouvelle réunion s’est tenue avec les organisations syndicales. Toutes - CGT, Unsa, Solidaires, CFDT, mais aussi FO (non représentative) - étant favorables au retour des contrôleurs à bord des trains. Sans plus de résultat, aux dires de la CGT : « Six heures d’enfumage, écrit la fédération dans un communiqué. Si, en début de soirée, les négociateurs laissaient penser qu’il pourrait y avoir du concret, (les discussions) n’ont abouti qu’à un verrouillage grandissant au fur et à mesure de la réunion ». Au cours de celle-ci, la SNCF a annoncé que la direction chargée des audits sécurité et le bureau enquête-accident étaient saisis, cependant, « ces deux structures n’étant pas indépendantes, la fédération CGT relativise l’intérêt de leurs conclusions et (s’en tiendra) à l’analyse des cheminots de la région ». Quant à remettre en cause la politique de l’EAS, l'entreprise campe sur son refus. Pour la CGT, « la direction prend donc la responsabilité de pourrir un peu plus la situation »

Menaces contre les cheminots 

Un peu plus tard, samedi, sur BFMTV, le PDG de la SNCF, Guillaume Pepy, a évoqué l’option de traîner les cheminots devant les tribunaux pour « faire juger » leur action et sanctionner une « grève sauvage ». Le premier ministre Edouard Philippe s'en est pris de son côté à un « détournement du droit de retrait » à « l’impact inacceptable ». Des déclarations contradictoires avec celle du secrétaire d’Etat aux Transports, vendredi soir, qui semblait soudain vouloir faire baisser la tension, en reconnaissant « une inquiétude parmi les personnels de l’entreprise qui s’est exprimée par des exercices de droit de retrait ». Pour Jean-Baptiste Djebbari, « la SNCF a pris les mesures d'urgence en interne pour assurer la sécurité de ses personnels et analyser les circonstances de l’événement. (…) De multiples échanges sont déjà intervenus entre la direction de l’entreprise et les représentants du personnel hier et aujourd’hui (jeudi et vendredi - NDLR). Ils se poursuivront dans les prochaines heures et les prochains jours ». Le secrétaire d’Etat annonçait également l’ouverture d’une enquête sur l’accident des Ardennes. 

Sébastien Crépel
Source : l'Humanité

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