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Frappé par une sécheresse historique, le Chili se révolte contre l’injustice sociale

  • Valparaiso (Chili), correspondance

Tout a commencé avec des « invasions massives » d’étudiants dans le métro de Santiago jeudi 17 octobre. Coordonnés et déterminés, de nombreux groupes de jeunes ont sauté les portiques et se sont engouffrés sans payer dans les rames du métro de la capitale. La raison de leur action : l’augmentation de trente pesos (trois centimes d’euros) du prix des transports publics pour la cinquième fois en deux ans [1].

Le métro BellaVista de Valparaiso, brûlé samedi 19 octobre

« No es por 30 pesos, es por 30 años ! » [« Ce n’est pas pour 30 pesos, c’est pour les trente dernières années ! »]. Dès vendredi, ce slogan était sur les lèvres des milliers de Chiliens qui sont descendus dans la rue pour rejoindre les étudiants. Les revendications se sont multipliées et Santiago est devenu le théâtre d’une révolte généralisée qui s’est exprimée à travers des blocages d’axes routiers, des pillages de supermarchés ou encore des incendies de bâtiments publics et privés. La journée s’est conclue par des mesures gouvernementales jamais prises depuis la fin de la dictature d’Augusto Pinochet, en 1990 : état d’urgence, couvre-feu et déploiement de l’armée dans les rues. Ce faisant, le gouvernement chilien a jeté de l’huile sur le feu. Samedi, l’explosion sociale s’est répandue comme une traînée de poudre dans tout le pays.

Valparaiso – lors du rassemblement spontané, samedi 19 octobre

À Valparaiso, deuxième ville du Chili et un des plus grands ports d’Amérique du Sud, les cacerolasos [personnes jouant de la musique avec une casserole] se sont penchés aux fenêtres de leur logement vers 13 h et ont commencé à faire retentir leur colère armés de leurs ustensiles de cuisine. Cette tradition latino-américaine est un appel au rassemblement. C’est ainsi que quelques heures plus tard, des milliers de gens, toutes générations confondues, se sont emparés spontanément des rues du port historique. La répression policière ne s’est pas faite attendre : gaz lacrymogènes, canons à eaux, grenades et autres armes létales ont été utilisés pour tenter de disperser les manifestants.

Valparaiso – lors du rassemblement spontané, samedi 19 octobre

Sur les pancartes gribouillées au débotté ou sur les t-shirts floqués à la dernière minute par les citoyens révoltés qui ont tenu la rue jusque tard dans la nuit, on pouvait lire : « Ce n’est pas le métro, c’est la santé, l’éducation, l’électricité, les petites retraites, etc. »

Valparaiso – lors du rassemblement spontané, samedi 19 octobre

L’augmentation du prix des transports publics est à l’explosion sociale au Chili ce que la taxe carbone a été au mouvement des Gilets jaunes en France : la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Depuis la dictature militaire de Pinochet (1973-1990), le Chili est devenu le pays néo-libéral par excellence en Amérique du Sud. Sous la dictature, il a été le terrain d’expérimentation du libéralisme par les « Chicago Boys », un groupe d’économistes chiliens formés à l’Université de Chicago et influencés par Milton Friedman. Cet héritage du régime dictatorial a conduit à une misère sociale qui – pour ne prendre qu’un seul exemple – a précipité un Chilien sur trois dans un endettement insolvable.

Cet embrasement sans précédent dans l’histoire démocratique du Chili est l’expression d’un ras-le-bol généralisé contre un système qui privatise à tout-va, creuse les inégalités et ne prodigue presque aucune aide sociale. À l’unisson dans leurs revendications, les Chiliens protestent ainsi contre des abus subis depuis de nombreuses années : la précarité du système de retraite et de santé, l’augmentation du prix des médicaments, la hausse des coûts de l’électricité ou encore les intoxications répétées dans les « zonas de sacrificio » [« zones de sacrifice »] très industrialisées et fortement polluées.

Valparaiso – lors du rassemblement spontané, samedi 19 octobre

Dans un contexte de sécheresse historique dans le pays, en pleine période hivernale, les Chiliens se révoltent également contre les injustices engendrées par les restrictions de consommation d’eau. Depuis quatre mois, des centaines de petits agriculteurs et éleveurs ont perdu leurs cultures et ont vu leur bétail mourir de soif et de faim alors qu’à côté, les cultivateurs d’avocats ont pu irriguer leurs immenses monocultures destinées à l’exportation dans le monde entier. Dimanche, des villageois de la région de Valparaiso, très touchée par la sécheresse, se sont étonnés sur les réseaux sociaux du retour soudain de l’eau en abondance dans le fleuve Aconcagua, à sec depuis plusieurs mois. Explication probable : les entreprises privées qui gèrent les barrages, et donc l’approvisionnement en eau des fleuves, auraient ouvert les vannes pour calmer le mouvement social. Modatima (Mouvement pour le droit à l’eau, à la terre et à l’environnement) s’est également étonné de cet étrange phénomène en rappelant que le flux d’eau dans les fleuves chiliens est conditionné par des accords passés entre les propriétaires des sources et les usagers de l’eau et que « ces accords reflètent la logique du modèle actuel : laisser la gestion des biens communs, comme l’eau, au secteur privé génère de fortes inégalités ».

Barrage sur le fleuve BioBio, au Chili

L’explosion inattendue du samedi 19 octobre s’est poursuivie et intensifiée dimanche et lundi. La colère contre la misère sociale dans laquelle des millions de Chiliens sont plongés ne faiblit pas. Elle semble même se renforcer après les annonces de Sebastian Piñera, président du Chili et homme d’affaires à la tête d’une fortune estimée à 2,7 milliards de dollars. Il a déclaré : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, prêt à la violence sans limite. » Un message visant les manifestants qui ont détruit les stations de métro, pillé des dizaines de supermarchés ou encore incendié des concessions automobiles. En focalisant son discours sur les actes de vandalisme sans aborder les revendications sociales qui ont motivé les mobilisations pacifiques, le président milliardaire du Chili n’a fait qu’alimenter la colère et gonfler les rangs des manifestants. Ces mots présidentiels, que beaucoup de Chiliens ont reçu comme une déclaration de guerre, ont été atténués par le général Javier Iturriaga, en charge des opérations militaires de maintien de l’ordre depuis vendredi, qui a déclaré : « Je ne suis en guerre contre personne. » Rien n’y a fait, ce lundi, la plupart des villes du Chili se sont à nouveau enflammées jusqu’à la paralysie : les transports en commun ont circulé partiellement, les écoles ont été fermées et la plupart des magasins ont laissé leurs portes closes.

Un vent de panique souffle désormais sur la population : les distributeurs automatiques d’argent liquide sont vidés, les quelques magasins ouverts sont dévalisés et une pénurie alimentaire s’annonce dans les grandes villes.

Les casseroles, quant à elles, continuent de retentir aux fenêtres, les manifestants gardent la détermination des premiers jours et la colère sociale continue de s’exprimer dans les rues. De l’autre côté, l’état d’urgence a été prolongé, les périodes de couvre-feu ont été élargies et les hélicoptères militaires continuent de tourner au-dessus des villes. Le bras de fer engagé par le gouvernement de Sebastian Piñera se durcit et les rumeurs d’une dissolution du gouvernement commencent à circuler. Dans le sillage de l’Équateur, de l’Argentine, de la Bolivie ou encore du Pérou qui ont connu de massifs mouvements sociaux ces dernières semaines, le peuple chilien semble s’être réveillé.


Source Reporterre

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