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Référendum ADP: pourquoi la mobilisation n’a pas (encore) décollé

Le temps d’une grossesse pour faire naître une innovation démocratique. L’idée était belle ; sa réalisation l’est moins. À cinq petits mois de la date fatidique (fixée au 12 mars 2020), les défenseurs du référendum d’initiative partagée (RIP) sont aujourd’hui bien en peine. Il leur manque la bagatelle de 3,8 millions de signatures pour espérer soumettre au vote la privatisation d’Aéroports de Paris (ADP) décidée, contre toute rationalité économique et sociale, par Emmanuel Macron.

Depuis la rentrée, une certaine lassitude a gagné les esprits. Dans les partis politiques, les syndicats ou les collectifs citoyens, tout le monde commence à se faire à l’idée : ce qui devait être la grande bataille « gagnable » du quinquennat risque de se solder par une nouvelle douche froide. « Ce n’est pas cuit, mais c’est mal parti », reconnaît Aurélie Trouvé, présidente de l’association altermondialiste Attac, très investie dans la campagne.

Car pour enclencher le fameux article 11 de la Constitution, il faut obtenir, en neuf mois, le soutien de 4,7 millions de citoyens, soit 10 % du corps électoral. Or avec environ 900 000 signatures enregistrées fin octobre (voir cet excellent site créé par un informaticien basé en Corée du Sud où l'on retrouve le décompte précis, la carte de France des signatures, etc.), on est très loin du compte. Et rien ne dit que le dépassement probable de la barre du million de signatures en novembre agira comme un électrochoc pour le pouvoir.

Au printemps dernier, 248 parlementaires de gauche et de droite avaient pourtant accompli un exploit : mettre en branle, pour la première fois dans l’histoire de France, le processus du RIP. Depuis, ils se sont heurtés à un mur de silence. Silence du gouvernement, silence des grands médias… Le site internet de recueil des signatures, si mal conçu par l’État, peut en outre s’avérer décourageant, même pour les plus volontaires.

Résultat, responsables politiques, syndicalistes ou simples citoyens passionnés par la cause ont beau multiplier les tables de signatures, les sites internet ou les réunions publiques, l’engouement attendu n’est pas (encore) au rendez-vous. Un constat d’autant plus cruel que, selon les sondages d’opinion, plus des deux tiers des Français sont opposés à la privatisation des aéroports. Et que la séquence des « gilets jaunes » a semblé montrer une forte appétence des citoyens à la démocratie directe.

Alors, qu’est-ce qui cloche ? Mediapart a identifié cinq points de blocage, qui révèlent combien la mobilisation contre la privatisation d’ADP pâtit des tourments de notre époque. Entre un gouvernement qui ne connaît que le passage en force, la faiblesse historique de la gauche française et les limites de la politique « 2.0 », c’est bien une profonde crise de la démocratie que dévoile cet impossible RIP.

  • 1. Une non-communication orchestrée par le pouvoir

Pas un spot officiel à la radio ou à la télévision. Très peu de sujets dans les médias. Depuis son lancement, c’est une chape de plomb qui s’est abattue sur la campagne de signatures pour le référendum ADP. Parfois, les maires eux-mêmes ignorent qu’ils peuvent ouvrir des permanences dans leur commune… « À l’heure où j’écris, les grands médias, par leur silence, ont offert au RIP un enterrement de première classe », écrit le journaliste Daniel Schneidermann dans un ouvrage qu’il a consacré au sujet (Pouvoir dire stop, Les Arènes, 2019).

Quoi qu’il en soit, le contraste avec le « grand débat » lancé par Emmanuel Macron au début de l’année est saisissant. Selon le site Grand débat vs ADP, 13 000 articles de presse avaient été alors publiés les 30 premiers jours de la consultation gouvernementale, contre… 500 les 30 premiers jours du RIP.

« Macron a dépensé au moins 12 millions d’euros pour faire la pub pour parler de son “grand débat”, un événement qui n’était pas constitutionnel et clairement à sa gloire, tance Patrick Kanner, sénateur socialiste et fer de lance du processus référendaire sur ADP. Le gouvernement se serait honoré à communiquer, de manière neutre, pour faire savoir que le RIP existait. Mais il ne l’a pas fait. » Logique : « Son meilleur allié, c'est le silence », résume le député socialiste Boris Vallaud.

Si l’information des citoyens n’est pas une obligation constitutionnelle, dire que l’État n’a pas joué le jeu est un doux euphémisme. « Au fond, ce silence montre le peu de cas que le gouvernement fait de la question démocratique », soupire Daniel Bertone, syndicaliste CGT à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. « On essuie les plâtres d’une nouvelle procédure », observe aussi le député communiste Stéphane Peu.

Si le CSA a été saisi – mais sans résultat – par plusieurs citoyens, les parlementaires projettent désormais d’interpeller le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius. Ils espèrent que ses décennies de militantisme à gauche et son positionnement pour le « non » au référendum de 2005 sur la Constitution européenne l’amèneront à tendre une oreille attentive.

« À l’époque du traité constitutionnel européen, en 2005, il y avait clairement un parti pris politique et médiatique pour le “oui” mais, au moins, on en parlait, remarque Daniel Bertone. Le problème, c’est que pour plein de gens, si quelque chose ne passe pas à la télé, ça n’existe pas. »

Alexandra Jardin, militante socialiste de Paris, en sait quelque chose. Trois fois par semaine, elle expérimente sur les marchés du XXe arrondissement les conséquences de l’absence de communication nationale : « Les gens ne sont pas au courant, et tout réexpliquer à chaque fois prend un temps fou et finit par lasser les militants. Neuf mois, c’est à la fois très court et trop long. »

  • 2. Le casse-tête de la signature

La procédure pour signer : c’est l’autre « scandale »dixit Daniel Schneidermann – qui entrave la dynamique de la mobilisation citoyenne. Car signer via le site internet mis en place par le gouvernement n’est pas une sinécure. Il faut se munir d’une carte d’identité, être inscrit sur les listes électorales, connaître par cœur le code Insee de sa commune de naissance… Et entre les bugs, les problèmes d’accent, les erreurs de localisation, le site a la fâcheuse manie de planter.

Mille et un obstacles qui n’ont rien à voir avec le hasard, estime David Libeau, jeune informaticien, créateur d’un mini-site proposant des tutoriels pour aider les signataires en galère. « Comme le REU (répertoire électoral unique) est de mauvaise qualité, explique-t-il, beaucoup de personnes n’arrivent pas à signer car le formulaire se bloque lorsqu’il n’arrive pas à identifier l’électeur. Or le décret 2014-1488, qui régit les modalités de recueil des signatures, a été modifié par l’exécutif Macron juste avant le RIP sur ADP. C’est donc entièrement leur responsabilité si le site web fonctionne ainsi. »

Afin de s’adapter aux remontées de terrain sur les incessantes difficultés à signer en ligne, les diffusions de tractage organisées par les militants anti-privatisation se sont transformées en séance de signatures sur table, avec tablette à la main. Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, se souvient de la débauche d’énergie qu’il lui a fallu déployer lors d’un banquet militant organisé cet été dans sa circonscription du Nord : « On a fait signer 200 personnes sur la tablette qu’on avait apportée. Mon record : 4 minutes et 20 secondes pour une signature. »

Les premiers jours de la mobilisation, les témoignages de centaines de personnes sur leurs difficultés à signer n’ont, en outre, pas aidé à motiver les troupes. « S’épancher sur les bugs du site sur les réseaux sociaux a été contreproductif », regrette l’économiste David Cayla, qui, d’Angers, a lancé, avec l’essayiste Coralie Delaume, la première pétition contre la privatisation d’ADP sur Change.org, en février 2018, soit plusieurs mois avant l’ouverture du processus constitutionnel. Loin des lourdeurs du site actuel, la facilité de maniement de la pétition en ligne avait permis de mobiliser vite et bien : le premier soir, elle comptait déjà 10 000 signataires.

  • 3. Un sujet éloigné des préoccupations des Français ?

« L’avion, c’est pour les bourgeois et Paris, c’est loin. Voilà ce que j’entends dans ma circonscription », lâche, dépité, le député communiste de Seine-Maritime, Sébastien Jumel. Expliquer que la privatisation d’un aéroport parisien est un sujet fondamental pour les Français sur l’ensemble du territoire : pas si simple.

Au point que certains, comme Théo Roumier, enseignant syndiqué à Sud Éducation et militant à l’Union communiste libertaire (UCL), ne sont pas loin de penser que l’opposition politique et syndicale à Macron a eu tort de concentrer ses forces sur un sujet abstrait et qui parle peu à la grande masse des Français : « D’abord, travailler à la collecte de signatures alors qu’on n’est même pas sûrs d’avoir un référendum au bout du compte, m’interroge, dit-il. Par ailleurs, et on le constate dans les discussions au sein des sections syndicales, la montée en puissance du mouvement social va se faire sur la question des retraites, en décembre, pas sur ADP. »

Le CGTiste Daniel Bertone n’est pas de cet avis : « Quand on explique que la privatisation des aéroports aura les mêmes conséquences que la privatisation des autoroutes, ça fait “tilt” dans la tête des gens. » Lui qui a écumé les réunions publiques, parfois devant une petite centaine de spectateurs, affirme que toutes les personnes rencontrées finissent par signer – sous réserve de surmonter les aléas numériques.

Même expérience du député Les Républicains (LR) du Val-de-Marne Gilles Carrez, qui constate que, « quand on démontre aux gens que la privatisation est une aberration, ils sont stupéfaits, et tous signent du moment qu’ils ont leur carte d’identité dans la poche ».

Reste qu’il semble loin le temps de la votation citoyenne contre la privatisation de La Poste. Les urnes – qui, à l’époque, n’étaient pas virtuelles – débordaient. En deux semaines, plus de 2,3 millions de signataires avaient répondu à l’appel. À croire que, dix ans plus tard, les Français se seraient résolus à la disparition de leurs services publics ?

« La Poste, ce n’était pas pareil, relativise Nicolas Galépides, secrétaire général de Sud PTT. On touchait vraiment au patrimoine national, il y avait quelque chose d’affectif. L’expérience que les gens ont des aéroports, c’est se faire fouiller et acheter du parfum dans les duty free. Ce n’est ni agréable, ni constitutif de leur identité… »

L’intellectuel Paul Cassia, engagé dans la campagne depuis le premier jour de la validation du processus par le Conseil constitutionnel, déplore plus généralement une « apathie citoyenne générale » : « Le sujet, on ne peut pas faire plus simple ! Mais aujourd’hui, il y a une indifférence et un désintérêt pour la chose publique. On a pourtant tout tenté : des “goodies”, des belles affiches… Mais les gens sont résignés. Ils se disent : “Que ce soit public ou privé, c’est la même merde.” »

  • 4. La faiblesse des oppositions politiques et syndicales

Du fait de l’absence d’information au niveau national, voilà les militants anti-privatisation condamnés à ne devoir compter que sur eux-mêmes pour faire campagne. Mais comment mobiliser alors que les partis de gauche sont atones et que le monde syndical ne va pas fort ? « Vu le paysage politique actuel, on sait que le changement social viendra désormais davantage du mouvement social que du monde politique », juge Aurélie Trouvé, d’Attac. Il n’en demeure pas moins que si les gilets jaunes ont, selon certains observateurs, beaucoup signé pour ADP, on n’a pas encore vu la question de la privatisation des aéroports s'immiscer dans les marches climat…

Depuis quelques semaines, les parlementaires – écologistes, insoumis, socialistes, communistes et LR – ont toutefois décidé de passer la seconde. Chaque mardi soir, un semblant de comité de pilotage se tient à l’Assemblée nationale. « On a beaucoup d’idées pour faire avancer la campagne, mais on se heurte souvent à la question financière : les meetings, ça coûte cher. Et pour un spot de 30 secondes sur les 44 radios de France Bleu, cela nous reviendrait à devoir débourser 6 000 euros par diffusion », indique la sénatrice communiste Éliane Assassi, qui évoque l’idée de mettre en place des opérations de crowdfunding (financement participatif).

C’est que, de défaite électorale en défaite électorale, les oppositions politiques, à gauche notamment, ont dû, ces dernières années, faire face à une hémorragie militante sans précédent, avec les conséquences financières qui en découlent. Par ailleurs, au sein d'une gauche sans leadership, la figure incarnant le combat pour ADP reste introuvable.

« En réalité, la faible mobilisation révèle l’extrême faiblesse de la gauche », souligne David Cayla, qui pointe le manque de relais militants politiques sur le terrain. « Les gilets jaunes, qui revendiquaient le référendum d’initiative citoyenne, ont, eux, beaucoup signé, mais ils ne sont pas si nombreux, ajoute-t-il. Le problème des politiques, c’est qu’ils sont tellement affaiblis qu’ils ne touchent plus les profondeurs du pays. Ils parlent à leurs militants, pas au-delà. »

Le communiste Stéphane Peu le reconnaît du bout des lèvres : « C’est vrai que depuis des mois, on tape dans un mur avec Macron, ce qui est décourageant. Et puis on est obligés de mener toutes les batailles [les urgences, les retraites, ADP, les violences policières… – ndlr] en même temps, ce qui épuise les militants. »

À droite, c’est la question idéologique qui coince. Si beaucoup de députés se sont déclarés hostiles à la privatisation, le parti, lui, ne suit pas. Pas de site internet dédié, peu de mobilisation de terrain. « Chez nous, beaucoup pensent que refuser la privatisation, c’est ringard », déplore Gilles Carrez, qui rappelle pourtant que la création d’ADP en tant qu’établissement public avait été faite par… le général de Gaulle.

Le député veut quand même croire que, même en cas d’échec à rassembler les 4,7 millions de signatures, l’expérience aura été positive. Ne serait-ce que parce qu’elle « est une manière de reprendre contact avec [les] administrés ». Paul Cassia, lui, ne se fait guère d’illusions : « On pourra faire une lecture politique de la mobilisation. Si on n’arrive pas à convaincre 10 % du corps électoral, ce qui n’est pas énorme comparé aux millions de gens qui votent pour le RN, c’est que notre démocratie est malade. »

  • 5. Un contexte électoral peu favorable

Si le chemin jusqu’aux 4,7 millions de signatures est semé d’embûches, le contexte politique est, en outre, peu favorable. Principal obstacle : les élections municipales qui auront lieu en mars de l’année prochaine. Détail qui a son importance : « Beaucoup de maires pensent que s’ils mènent la bataille pour ADP, les frais leur seront décomptés de leurs comptes de campagne. Nous allons communiquer auprès d’eux pour leur dire que si aucun logo n’apparaît, cela ne devrait pas poser de problèmes », indique Éliane Assassi.

Plus fondamentalement, la concurrence électorale pourrait avoir rapidement raison de la grande cause unitaire. « Le problème, c’est qu’on ne va pas faire campagne ensemble, alors que les municipales se profilent [en mars 2020]. Les forces militantes vont être sur les marchés pour soutenir leur liste, pas pour faire signer pour ADP », souligne Éric Coquerel, député de La France insoumise.

Faire bloc autour d’ADP ; se retrouver adversaires aux municipales… Comme un signe annonciateur de la fragilité de cette unité de circonstance, le grand meeting pour ADP qui devait être organisé à Toulouse, fin septembre, par la députée socialiste Valérie Rabault, est tombé à l’eau. « Il y a eu pas mal de malentendus et, au final, ça ressemblait un peu trop à un meeting à la gloire du Parti socialiste », témoigne un député de la gauche non socialiste qui a décliné l’invitation.

Les défenseurs du RIP devraient néanmoins s’octroyer une séance de rattrapage, au mois de novembre. Dès que la barre du million de signatures sera atteinte, le comité de pilotage parlementaire prévoit de réunir militants et société civile lors d’un grand meeting national en région parisienne. L’occasion, peut-être, d’un nouveau départ.

Source : Médiapart

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