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Une montée du fascisme? Les parentés idéologiques forcées et leurs conséquences délétères pour la gauche

 

Il y en a parmi nous qui se livrent à une chasse à temps plein aux fascistes. Il s’agit souvent de leur principale raison d’exister. C’est pourquoi ils fouillent sans relâche pour justifier leur existence. Mais comme, dans la réalité concrète, il existe très peu de véritables fascistes, on en change la définition. On peut ainsi ajuster la perception de la réalité à des lubies idéologiques. L’effet le plus pervers de cette façon de procéder réside sans doute dans la découverte de vilains défauts chez les gens issus des milieux populaires. À l’œil nu et avec un peu de distance, bien des choses nous échappent. Mais avec une loupe ou un microscope, on finit par apercevoir des imperfections. Quand on cherche des défauts, on finit toujours par en trouver. Le peuple idéalisé dans les bouquins inspirés du romantisme révolutionnaire n’est pas constitué que de héros sans peurs et sans reproches. Dans la Russie de 1917, l’antisémitisme était répandu au point où Trotski, qui était juif, a refusé l’offre de Lénine de devenir président du Conseil des commissaires du peuple (premier ministre) afin de ne pas nuire à la popularité du nouveau régime. Ce n’est pas un peuple parfait qui a fait la révolution. C’est un peuple qui n’acceptait plus le système de domination en place. Il serait bon de s’en souvenir avant que la gauche achève de se couper complètement du peuple réel.

Le fascisme, faut-il le rappeler, a été un mouvement de masse destiné à éliminer à la fois le libéralisme (démocratie libérale et primauté des droits individuels) et le communisme. Il s’agissait d’une idéologie totalitaire fondée sur la race (en Allemagne) ou sur l’État (en Italie), dont le but consistait à créer un « homme nouveau ». Le fascisme était également une idéologie conquérante, cherchant non pas à protéger les frontières existantes, mais à les agrandir. Le militarisme et la guerre se situaient donc au cœur de l’idéologie fasciste. Cette dernière a réussi à s’imposer par l’entremise de partis armés, alors que des millions de jeunes Européens avaient, au cours de la Première Guerre mondiale, assimilé une culture de violence dont l’ampleur dépassait tout ce que l’humanité avait connu jusque-là. Nous sommes aujourd’hui bien loin de cette brutalisation des sociétés européennes en cette époque où la peur de choquer une minorité quelconque domine la société officielle.

Constate-t-on réellement, au Québec, un mouvement de masse qui s’apparente à ce que je viens de décrire? Bien sûr que non. C’est pourquoi la définition du fascisme doit être diluée pour conserver sa fonction instrumentale dans le combat politique que mènent certaines organisations et tendances. On la dilue au point de pouvoir y inclure les droites populistes, la critique de certains aspects de l’immigration, diverses expressions d’insécurité culturelle ou nationale, et le reste. En réduisant la distance qui sépare les comportements jugés négatifs, l’insécurité identitaire de la majorité devient méfiance envers les minorités, qu’on associe le plus souvent dans le contexte actuel à de l’islamophobie et de la xénophobie, et ces deux dernières rejoignent rapidement le racisme, qu’on assimile ensuite au fascisme, même s’il n’y a pas de lien obligé entre les deux. On en aura des exemples bien pires dans les mois qui viennent, alors que la bataille pour la laïcité déchirera à nouveau la gauche québécoise. S’opposer au port de signes religieux chez les employés de l’État sera encore considéré comme une attaque envers des minorités, plus particulièrement comme une marque d’islamophobie et donc une forme de proto-fascisme. C’est cette façon de raisonner que j’appelle les parentés idéologiques forcées et qui divise tout le monde dans des positions si tranchées. On la retrouve souvent du côté de la droite. À titre d’exemple, Mario Dumont, alors chef de l’ADQ, considérait les garderies à cinq dollars par jour comme du socialisme. En 1990, l’élection du NPD en Ontario avait fait réagir le Wall Street Journal : le prestigieux quotidien new-yorkais écrivait dans ses pages que les nouvelles arrivaient sans doute en « traîneaux à chiens » en Ontario, l’électorat ignorant encore que le Mur de Berlin était tombé quelques mois plus tôt. Tout ce qui n’est pas fondé sur le marché libre est ainsi jeté dans le panier du communisme, où on retrouve aussi le régime nord-coréen, le maoïsme, le stalinisme et le trotskisme, le socialisme démocratique, la social-démocratie, l’État-Providence et le keynésianisme. Il est triste de constater qu’une partie de la gauche raisonne de la même manière.

Mon propos consiste ici à rappeler que le braquage d’un camp contre l’autre ne fera pas avancer la contestation du régime dans la bonne direction. Pour dire les choses plus simplement, il y a beaucoup de gens, actuellement séduits par les droites populistes, qui pourraient changer de camp dans la mesure où la gauche saurait renoncer à une dialectique sans possibilité de synthèse (le dépassement de la contradiction) en se mettant au diapason des affects populaires – comme le faisait Gramsci – et en récupérant du camp adverse tout ce qui peut l’être.

La confusion au sujet des concepts de xénophobie, de racisme, de fascisme et de droite populiste entraîne de grandes difficultés dans l’analyse du contexte actuel, de l’identification de ce qu’il faut combattre et des stratégies à élaborer. Il faut pourtant savoir les distinguer, si les mots ont encore un sens. Il y a ce phénomène répandu sur toute la surface de la Terre qu’on appelle les « préjugés culturels », la croyance dans certaines mentalités et traits de caractère dont personne ne peut prétendre être à l’abri et qui n’implique pas forcément des comportements détestables : les Allemands sont disciplinés, dit-on, les Français forts en gueule et indisciplinés, les Mexicains paresseux (la réalité du monde du travail démontre pourtant le contraire…), les Russes préfèrent les régimes autoritaires, etc. Le xénophobe se méfie des étrangers ou les craint. Ce n’est pas une question de race. Le raciste croit en l’existence des races et les hiérarchise (supérieures, inférieures). Ce sentiment a des conséquences beaucoup plus graves. La plupart des racistes ne s’impliquent pas dans une lutte politique quelconque. Souvent isolés, ils font du mal en refusant de louer un logement ou d’embaucher quelqu’un sur la base de la « race ». Ou en exerçant du profilage racial dans une situation d’autorité. Ce racisme-là ne peut se combattre que par voie législative, par l’éducation et, surtout, par l’intégration au travail. De nos jours, les racistes eux-mêmes osent rarement s’autoqualifier ainsi, tellement ce sentiment est discrédité par la société officielle. C’est déjà un progrès en soi. Il reste que le racisme existe toujours et continue donc de faire souffrir. Mais comme il est devenu sournois, hypocrite, le vaincre complètement ne sera pas chose facile. Quant au fasciste, il s’investit à fond pour transformer la société dans le sens de ses idéaux parmi lesquelles la violence apparaît à la fois comme un moyen et une fin. Ce n’est pas lui qui doit nous inquiéter, dans le contexte actuel.

En démêlant les concepts, il apparaît que, sur le plan politique, la montée bien réelle des droites populistes dans plusieurs pays se distingue foncièrement de celle du fascisme et du nazisme des années 1920 et 1930 et du populisme alimenté par la perte d’empire coloniaux, notamment dans la France des années 1950. Celui d’aujourd’hui ne se veut nullement conquérant : il est au contraire protectionniste. À la mondialisation, il oppose la souveraineté nationale. La mondialisation néolibérale a poussé à l’ultime limite l’aliénation propre au mode de production capitaliste. En laissant les « marchés » et les firmes multinationales (FMN) prendre des décisions fondamentales sans contrôle ou interférence des États, les peuples perçoivent avec raison une amplification de leur impuissance politique qui les empêche d’appliquer les remèdes nécessaires pour contrer les maux engendrés par le capitalisme. Le taux de participation électorale diminue constamment, le membership des partis politiques a fondu, les partis politiques traditionnels sont désertés au profit de nouveaux partis prétendant rompre avec les « élites » ou de candidats outsider (Trump).

Baisse de la participation électorale, rejet des partis politiques traditionnels, appuis à ceux qui veulent sortir de l’UE ou de l’ALENA, constituent des manifestations de l’incapacité des institutions actuelles à résoudre les problèmes qui se posent. Certaines sont anciennes, d’autres plus récentes, dont l’UE et la monnaie unique, l’OMC, l’ALENA et son successeur, etc. Si les droites populistes inquiètent la gauche et les libéraux pour l’avenir de la démocratie, il ne faudrait pas oublier que c’est le capitalisme lui-même, dans sa version néolibérale mondialisée, qui en attaque les fondements depuis des décennies, en condamnant les États à agir en relais des intérêts des FMN. Le fameux TINA (« There Is No Alternative ») de Margaret Thatcher a fait disparaître le pluralisme politique des grands partis traditionnels. En France, seules des nuances ou un certain style d’exercice du pouvoir ont pu distinguer la présidence Sarkozy de celle de Hollande. Et Macron a persisté dans la même voie, achevant de convaincre la population française qu’un changement réel s’impose et qu’il viendra non pas des élites mais des pressions populaires. Au Québec, ce fut l’élection de la CAQ, la victoire de 10 candidats et candidates de QS, l’éradication du PLQ du Québec français et la mort clinique du PQ. Au Canada anglais, il y a eu la fraction plus radicale du conservatisme, incarnée par Stephen Harper. D’autres sont en formation pour remplacer les Libéraux de Trudeau (sans un appui massif au Québec, ces derniers retourneront dans l’opposition).

La montée actuelle des revendications « souverainistes » (au sens de se réapproprier le contrôle politique du territoire sans l’interférence des institutions supra étatiques), identitaires et sécuritaires exige une analyse aussi fine que possible. Mettre tout cela dans le panier du fascisme ou de l’intolérance gratuite condamne à coup sûr toute tentative de réparer les pots cassés et de relancer un mouvement en faveur du socialisme et d’une transition écologique. Je ne connais aucun exemple dans le passé où les invectives seraient venues à bout d’un phénomène social. Il est facile de pointer du doigt les manifestations de xénophobie. Plus difficile est d’en analyser les fondements. L’insécurité touche une grande partie du mouvement ouvrier et des « classes moyennes » constituées de petits propriétaires de commerces, de PME manufacturières ou de services (il ne faudrait pas négliger cette petite-bourgeoisie dont Marx admettait qu’en certaines circonstances, elle pouvait se joindre à la lutte du prolétariat, en dépit de son attachement à la propriété privée). L’idéologie néolibérale a réussi à convaincre (presque) tout le monde que la dette publique constituait un fléau épouvantable. Les gouvernements ont ainsi procédé à des attaques en règle contre les services sociaux, mettant notamment fin à l’universalité pour certains programmes. Les plus pauvres parmi nous apprennent simultanément que les mêmes gouvernements consacrent de l’argent à l’accueil d’un nombre croissant d’immigrants qui, parce que plus démunis encore que les pauvres nés ici ou bénéficiant déjà de la citoyenneté, viendront les concurrencer dans la distribution des fonds publics, en plus de les concurrencer pour les emplois. Dans ce domaine, la bourgeoisie peut se donner des airs progressistes parce qu’elle profite de cette concurrence du côté de l’offre de travail et parce qu’elle fait face à une pénurie dans certains secteurs. Mais qu’en est-il pour les personnes vivant concrètement les effets de cette concurrence et par-dessus tout dénuées du bagage théorique nécessaire et dépourvues du temps pour y réfléchir correctement? Le mépris constitue-t-il vraiment la seule option? Ces personnes sont-elles individuellement coupables de leurs mauvais choix de lecture et d’émissions de radio? Si vous le croyez, c’est que le libéralisme thatchérien a contaminé la gauche à un niveau que je ne soupçonnais guère.

Penser qu’il s’agit d’une réaction exclusive des « petits Blancs » ou des « souchiens » ne rend pas compte de la réalité. En Grande-Bretagne, une citoyenne racisée originaire de l’Inde disait avoir voté en faveur du Brexit par crainte que les Polonais viennent concurrencer les travailleurs britanniques, dont elle-même. J’ai connu des immigrés italiens à Montréal qui se plaignaient de l’immigration et exerçaient une forme de discrimination dans la location de leur logement. En France, des citoyens d’origine maghrébine se plaignent de l’immigration en provenance de l’Afrique subsaharienne. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini, en commençant par notre puissant voisin du Sud.

Autre exemple de parenté idéologique forcée: la xénophobie s’inscrirait dans la lignée du nationalisme, considéré ici sans distinctions du point de vue de ses manifestations (de libération, de domination, progressiste, réactionnaire). Comme la xénophobie se trouve dans le même panier que le racisme et le fascisme, il n’y a qu’un pas pour en arriver à se méfier du nationalisme lui-même et du mouvement indépendantiste. Je me rappelle d’un cas où quelqu’un me confiait sa réticence à dénoncer un geste barbare commis par un militant de l’État islamique (il avait exécuté sa propre mère). On me disait que la propagation d’une telle nouvelle, même si elle était authentique, faisait le jeu des islamophobes. Une telle attitude fait apparaître la gauche fantasmée comme alliée objective de ces fondamentalistes. Ce n’est pas pour rien que l’islamo-fascisme est dénoncé principalement par des courants associés à la droite (par exemple MBC), faisant oublier à certains segments des milieux populaires qu’il existe aussi des défenseurs socialistes et républicains de la laïcité tel l’auteur de ces lignes. Une partie de la gauche a manifestement mal fait son travail, renonçant à des principes bicentenaires par peur de blesser quelqu’un et perdant ainsi en crédibilité auprès des masses. De même, la crainte d’être associé à un mouvement nationaliste dont certains ont voté pour la CAQ, s’opposent aux signes religieux pour les employés de l’État et critiquent les seuils d’immigration qu’ils jugent trop élevés fait mal à l’ensemble du mouvement indépendantiste sans lequel, pourtant, on ne peut guère songer pouvoir se libérer d’un État pétrolier et fonder un régime reposant sur une constitution issue d’un processus démocratique. La parenté idéologique forcée empêche la séparation du bon grain de l’ivraie, pour reprendre une image évangélique. La peur de l’anathème atteint aujourd’hui des proportions sans précédent depuis qu’on s’est émancipé de la tutelle de l’Église catholique. Nous nous enfonçons collectivement dans les sables mouvants des condamnations sans appel.

Il est particulièrement regrettable que nous en soyons là, alors que l’idéologie néolibérale se trouve actuellement en pleine crise de légitimité. Même le président français Emmanuel Macron annonce la fin de l’« ultra-libéralisme », ce qui est particulièrement révélateur, non pas de ce qu’il fera, mais de son propre désarroi. Les lois du marché, étendues à l’échelle mondiale et dans pratiquement tous les secteurs de l’existence, n’ont pas rempli les promesses faites par leurs zélateurs patentés. La révolte gronde. Si la gauche veut se reconnecter avec le mouvement ouvrier et les classes populaires, elle doit tenir compte de leurs affects. L’insécurité identitaire n’est pas une vue de l’esprit, le produit d’une mauvaise éducation politique ou le simple résultat de l’offensive des radios-poubelles. Elle repose sur des fondements matériels liés à la vie réelle, au travail, à la capacité concrète de pouvoir vivre heureux. Par ailleurs, dans l’état actuel, la démocratie est impensable sans souveraineté sur un territoire donné. À tout le moins, tant que nous vivrons dans une société capitaliste. Socialisme, démocratie, souveraineté et laïcité républicaine, tels sont les axes sur lesquels doit reposer la lutte, alors que la bête néolibérale commence à montrer des signes de fatigue. En retirer ne fut-ce qu’un seul parce que certains ont décidé par toutes sortes de raccourcis intellectuels de l’associer à une montée du fascisme compromet nos chances d’inverser le cours des choses.

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