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Un mot qui signifie « panique »

l est d’usage qu’un texte consacré au populisme débute par l’aveu d’un léger malaise : à quoi rime une notion qui rassemble les paysans américains et les étudiants russes de la fin du XIXe siècle, MM. Bernie Sanders et Donald Trump, Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, Nicolás Maduro et Jair Bolsonaro ? Mais, sitôt ce doute exposé, il convient de n’en tenir aucun compte et d’enchaîner sur un constat tout aussi rituel : le danger populiste est de retour, il menace le pluralisme et la démocratie (1). Ce disque rayé tourne depuis plus d’un demi-siècle. Déjà, les 20 et 21 mai… 1967, la London School of Economics and Political Science (LSE) invitait une brochette de chercheurs à « définir le populisme ». À défaut d’y parvenir, les congressistes, alors préoccupés par Mao Zedong et le nationalisme économique des pays non alignés, avaient prévenu : « Un spectre hante le monde : le populisme. » La définition contemporaine du phénomène — une politique qui combine l’appel à un peuple conçu comme monolithique et le rejet des élites — ne nous avance guère puisqu’elle enrôlerait le président français Emmanuel Macron, lequel tira volontiers sur ce genre de ficelle au cours de sa campagne de 2017.

Ces formalités accomplies, il faut se rendre à l’évidence. Le mot en dit moins sur ceux qu’il qualifie que sur ceux qui l’emploient à un rythme de plus en plus frénétique. Dans la presse quotidienne française (2), le nombre d’articles comportant le nom fatidique est passé de 486 en 2015 à 1 254 en 2018. Pareille inflation traduit une inquiétude des classes dominantes, qui détiennent le quasi-monopole de son usage. C’est précisément au cours de cette période qu’a éclaté la contradiction habituelle de la démocratie représentative : celle qui oppose la souveraineté populaire gravée dans les textes au gouvernement permanent de la bourgeoisie cultivée.

Frappées de plein fouet par la crise de 2008, les classes populaires et moyennes ont exprimé leur colère dans les urnes — avec le Brexit, l’élection de M. Trump en 2016, l’affaiblissement des partis traditionnels, l’affermissement des conservateurs en Europe centrale —, bien plus que dans la rue comme en France avec le mouvement des « gilets jaunes ». Et plus volontiers à droite qu’à gauche. Pour la première fois depuis la chute du mur de Berlin, le social-libéralisme se voit opposer, au sein même de l’univers capitaliste, un contre-modèle : libéral sur le plan économique mais conservateur sur les questions de société, plus autoritaire, il se prétend aussi plus proche du peuple. Mais lequel ?

Des hommes forts qui détournent la colère populaire de la contestation du libéralisme économique vers celle des valeurs de liberté

Ce libéralisme autoritaire s’appuie sur une constellation sociale improbable d’ouvriers victimes des délocalisations, d’employés « ubérisés », de classes moyennes pressurées par l’austérité. Le coup de force des dirigeants dits populistes aura consisté à détourner la colère populaire de la contestation du libéralisme économique vers celle des valeurs de liberté. Cibler l’élite urbaine et diplômée permet à MM. Donald Trump et Viktor Orbán (qui tous deux en font partie…) d’unifier le groupe disparate de leurs supporteurs contre ces intellectuels arrogants qui, depuis des décennies, pilotent la planète.

Le tiroir est à double fond : pour que ces « populistes » puissent instrumentaliser la détestation qu’inspirent les couches cultivées au reste de la population, il fallait que cette aversion soit profondément ancrée. Journalistes et experts n’ont-ils pas des décennies durant célébré les transformations qui ravageaient un monde ouvrier présenté comme dépassé et déphasé — « Il n’y a pas de déficit de prise de parole dans notre société, expliqua un jour le sociologue Pierre Rosanvallon. Par contre, il y a un déficit de compréhension » (France culture, 10 mai 2003) ? Comprendre — à leur tour ! — le rejet qu’elles inspirent exigerait des professions lettrées une modestie qu’elles n’ont pas. Dès lors, combattre le populisme tient lieu pour elles de marqueur social. « Pour les bien-nés et les diplômés, le mot est parfait. Il rassemble tout ce qu’ils ne sont pas : les racistes et les ruraux, les incultes et les traînards », note ironiquement le critique social Thomas Frank (3). Ce grand Autre fait peur. D’autant que les médias et le pouvoir présentent les classes populaires comme le jouet d’une internationale dirigée en sous-main par le tandem Donald Trump-Vladimir Poutine. Le trait d’union tiré entre le thème du populisme et celui des « infox » n’a rien d’anodin. Du point de vue des élites instruites, les fake news représentent le populisme transposé aux médias : des fanatiques qui désinforment des ignorants sur les réseaux sociaux. « La montée du populisme a démultiplié cette fausse monnaie informative qui a tendu, comme toujours, à chasser la bonne », a sermonné le directeur d’un quotidien français dont les ventes enfoncent chaque année des records à la baisse (4)

Certains défenseurs des démocraties libérales ont perçu le danger. Directrice de la LSE, Mme Minouche Shafik alerte dans le Financial Times (18 février 2019) : « Les populistes ont raison : le système doit changer. » Pas le capitalisme, bien sûr ; mais il serait prudent de concéder aux travailleurs une plus grande sécurité de revenus afin qu’ils cessent de mal voter. Yascha Mounk, directeur jusqu’en 2018 du programme « Rénover le centre » de l’Institut Tony Blair pour le changement global (cela ne s’invente pas…) ne dit pas autre chose. À force de négliger le suffrage populaire, admet-il, les dirigeants modérés ont permis qu’« un système de liberté sans démocratie prenne le dessus ». Pour éviter « le basculement dramatique du libéralisme antidémocratique dans la démocratie antilibérale », il importe de reformuler le discours dominant dans un langage intelligible par les masses : on parlera à nouveau de patriotisme, mais « inclusif », on dénoncera avec indignation les excès les plus criants du système…

Après l’assaut populiste, le script de la prochaine saison idéologique paraît déjà écrit. Son titre ? « La démocratie contre-attaque ».

Pierre Rimbert

Source : Le Monde Diplomatique

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