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Bernard Lahire: «Les enseignants n’arriveront jamais tout seuls à réduire les inégalités»


5 septembre 2019 Par Faïza Zerouala
Dans Enfances de classe – De l'inégalité parmi les enfants (éditions du Seuil), le sociologue Bernard Lahire raconte avec précision ce qui se joue dès le berceau. Grâce à de longs entretiens, dans toute la pyramide sociale, on découvre à quel point les déterminismes en tout genre conditionnent la réussite scolaire des petits et combien l’école ne peut pas tout.
Quiconque s’intéresse à l’éducation connaît le poids des déterminismes sociaux, familiaux ou culturels, sur le destin scolaire d’un enfant. Encore faut-il objectiver ces données pour en dessiner un tableau plus large et raconter comment deux enfants peuvent évoluer dans deux mondes différents tout en étant nés au même endroit, dans la même société.
Le sociologue Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’École normale supérieure de Lyon, s’y est attelé avec talent et précision dans un ouvrage baptisé Enfances de classe – De l'inégalité parmi les enfants (éditions du Seuil). Il a choisi, assisté de seize autres chercheurs, de consacrer une recherche d’ampleur aux inégalités dès le berceau pour comprendre ce qui se joue « à la racine ».
Dans cet ouvrage-fleuve de plus de 1 200 pages, on suit les destins de dix-huit enfants (trente-cinq cas ont été explorés à l’origine, entre 2014 et 2018), sur la longueur et de manière microscopique via des centaines d'entretiens très précis. Le lecteur sait tout du régime alimentaire de l’enfant, de sa généalogie, ses pratiques de jeu, ses lectures, ses interactions, son logement, ses loisirs, ses échanges, son sommeil, sa santé, etc.
Parmi eux, Libertad est une petite Rom dont les parents rêvent qu’elle devienne chanteuse, Balkis dort dans une voiture avec sa famille. Thibault, le peu expressif fils d’agriculteurs, incarne la classe moyenne. À l’autre bout du spectre, on découvre Lucie, fille d’un écrivain, qui maîtrise déjà l’ironie et a écrit un livre avec sa grande sœur de 7 ans. Le lecteur se plonge aussi dans les existences de Yoann, le fils d’ingénieur, ou encore d’Anaïs, la petite fille qui aime diriger, élevée par deux avocates aisées de Bordeaux.
Cette recherche sociologique précise, centrée sur l’enfant, permet alors de saisir quelques clés et de s’interroger quant à la capacité et à la volonté de la société d’agir sur les inégalités qui la rongent. Entretien.
L’école française agit comme une machine à reproduire les inégalités, ce qui est largement documenté par la recherche et différentes études. Que racontez-vous d’inédit sur cette question ?
Bernard Lahire : En réalité, la question centrale pour nous n’est pas l’école. Certes, l’école est très importante. Elle est le premier marché dominant sur lequel sont jugés les enfants. Cela arrive très tôt dans leur vie. On juge leurs performances et leurs comportements, on les soumet à des évaluations, etc. Des enjeux forts s’y nouent car les élèves sortent de l’entre-soi familial et intègrent cette institution qui délivre les titres pour bien se placer sur le marché du travail. Évidemment, tout cela joue un rôle central dans la vie des enfants, mais si on avait voulu expliquer ou interpréter les échecs scolaires, on aurait réduit l’enquête. Ici on a étudié autant l’alimentation, les loisirs, la santé, le logement, les activités sportives que les pratiques culturelles, les pratiques langagières ou les pratiques en rapport avec l’école. Nous sommes dix-sept chercheurs qui avons voulu regarder l’ensemble des inégalités et repérer comment celles-ci s’incarnent et se combinent dans la petite enfance.
Et donc ?
Nous avons voulu voir quel type de famille ça crée et dans quel univers sont plongés les enfants. Est-ce que l’école peut faire quelque chose contre ça ? L’école, en réalité, c’est l’expérience du choc, c’est la réalité socialement extrêmement différenciée qui entre dans un univers particulier, lui-même déjà très différencié. Il faut arrêter avec l’idée d’une école républicaine qui serait partout la même, car ce n’est pas vrai. Les écoles sont en correspondance sociologique avec la nature des quartiers dans lesquels elles se trouvent. Dans les quartiers bourgeois ou populaires, l’école n’aura pas de mixité sociale. Et quand bien même il y aurait de la mixité sociale, avec un enfant d’ouvrier qui est à côté d’un camarade fils de commerçant, lui-même à côté d’une fille de médecin, ils ne feront jamais la même expérience car ils sont rattachés à des milieux très différents et n’ont pas été fabriqués de la même façon. C’est ça qui est difficile à faire comprendre. Les enseignants font ce qu’ils peuvent, traitent les enfants le mieux possible, mais ceux-ci n’arrivent pas tous et toutes dans le même état.
La sociologie de l’enfant n’est pas une discipline mise en valeur en France. Pour quelle raison ? Pierre Bourdieu aurait-il tout dit sur les déterminismes ?
Elle commence depuis quelques années à se développer, mais c’est très récent. Il y a une division scientifique du travail avec la psychologie, qui était là avant la sociologie. Pour un sociologue de ma génération, l’enfance n’est pas un objet sociologique évident car faire un entretien avec un enfant est difficile, voire impossible pour les plus petits. Les enfants ne sont pas les meilleurs ethnographes de leur vie, car ils n’ont pas encore les capacités langagières pour raconter ou décrire ce qu’ils font, ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent, et peuvent aussi « fabuler » de façon parfois un peu délirante. Pourtant, si les sociologues avaient fait les choses dans l’ordre, ils auraient commencé par les enfants. L’origine sociale est déterminante. Si l’on prend des propriétés très grossières, comme la profession ou les niveaux de diplôme des parents, et qu’on les croise avec des indicateurs des pratiques alimentaires, culturelles, politiques, scolaires, sportives, etc., on constate des corrélations fortes entre eux. Durkheim avait déjà mis en évidence le rôle de la famille dans l’éducation, mais cela restait abstrait.
Le ministre Blanquer parle aujourd’hui de « vision doloriste » dans ce que dépeint la sociologie, et je me dis qu’il faut ne jamais avoir connu une condition défavorisée pour penser que nous faisons du dolorisme. La sociologie montre l’état réel du monde et, oui, il y a des gens qui souffrent, c’est ça la réalité. Il faut arrêter d’être abstrait. Un enfant ne décide pas du milieu où il naît et il apprend à voir le monde, à sentir le monde avec des parents donnés dans des conditions d’existence données. Tout cela pèse sur lui sans même qu’il l’ait choisi.
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avaient théorisé tout ça dans La Reproduction ou Les Héritiers. Mais ce sont des recherches qui parlent de l’université et ne donnent pas accès aux réalités familiales. Les auteurs présupposaient le travail pédagogique dans la famille dès la prime enfance, mais ne le décrivaient pas en détail. En nous intéressant aux enfants, on reprend les choses à la racine et on examine les prémices des mécanismes que Bourdieu et Passeron ont mis en évidence à propos des jeunes adultes que sont les étudiants.
« Plus la scolarisation est précoce, plus les enfants des milieux populaires en bénéficient »
À vous entendre, le constat est pessimiste. Est-ce que cela signifie que lorsque l’enfant arrive à l’école à 3 ans, tout est déjà joué ?
Non, car cela voudrait dire que tout est inscrit dans le marbre, et que ce serait quasi génétique. Mais beaucoup de choses sont déjà jouées. Certains partent avec de l’avance et d’autres ont déjà pris du retard objectivement. Un enfant d’humain a besoin d’interaction, de relation à l’autre et ne survit pas tout seul. Tous les jours, il interagit avec ses parents qui ont des propriétés sociales données, parlent et exercent leur autorité d’une certaine façon, ont du capital scolaire et culturel ou non. Ils ont aussi une grande maison ou un petit appartement, des moyens financiers et culturels pour voyager, découvrir le monde, connaître, etc., ou des absences de moyens. Et surtout, ils ont un horizon très ouvert ou très restreint. Toutes ces expériences-là se jouent dès la naissance, pendant trois ans avant de rentrer à l’école.
Il faudrait aller plus loin et scolariser les enfants dès l’âge de deux ans ?
Plus la scolarisation est précoce, plus les enfants des milieux populaires en bénéficient. Mais on voit bien qu’on bute sur la réalité des classes sociales. La politique de lutte contre l’échec scolaire ne dépend pas que de la politique scolaire. Si vous abolissez les classes sociales, vous avez réglé une grande partie du problème. Il y a quelque chose d’hypocrite chez les ministres de l’éducation nationale, qui promettent de faire des efforts mais qui participent à des gouvernements qui retirent de l’argent aux plus pauvres. On accorde aux plus riches des privilèges, alors qu’ils ont déjà tous les privilèges.
Comment la scolarisation permet-elle de contrecarrer les effets négatifs de la naissance dans un milieu défavorisé à plusieurs égards ?
Je ne veux pas désespérer les enseignants, mais il serait honnête de dire qu’ils n’arriveront jamais tout seuls à réduire les inégalités. Une partie du problème ne relève pas de l’école mais autant d’une politique de répartition des richesses, d’une politique du logement, de la santé, de la famille, etc. Il existe des enfants qui ont des problèmes de santé, n’ont pas mangé correctement, ont des problèmes aux poumons, de vue, ont des dents non soignées ou de la fatigue liée à des conditions de logement difficiles, parce qu’ils dorment dans une voiture ou un foyer Sonacotra où il y a du bruit et pas d’espace pour travailler ou jouer. Parfois, ils n’ont pas d’adultes disponibles. La mère d’Ashan, par exemple, est un peu « ailleurs », elle est prise par des soucis, même si elle a compris aussi que l’école pouvait l’aider et qu’elle s’implique dans l’école de son fils.
Tout relève du détail. Finalement, le parcours scolaire est un jeu de piste, il faut faire le bon choix à chaque instant, avoir la bonne attitude pour appréhender les difficultés ?
Quand vous avez une belle maison ou un grand appartement avec une femme de ménage que vos parents payent pour faire des tâches un peu sales, pas intéressantes et chronophages, cela leur dégage du temps pour lire, se cultiver, sortir au cinéma ou au spectacle. Quand vous avez une résidence secondaire, que vous faites des voyages à l’étranger, quand vos parents vous payent une jeune fille au pair anglophone, quand vous avez une bibliothèque, des lectures le soir, que vous avez des jeux pédagogiques, qui font travailler la mémoire, la reconnaissance visuelle, la logique ou l’usage du langage oral ou écrit, que vous allez voir des spectacles, etc., vous partez mieux dans la vie que si vous n’avez rien de tout cela.
Ces enfants privilégiés, quand on leur donne à faire un exercice langagier à partir d’images, on constate qu’ils ont le vécu, le vocabulaire et la syntaxe nécessaires pour nommer les choses, faire vivre les images, donner des intentions aux personnages, etc. Ils ont aussi un capital narratif parfois déjà considérable.
Ce qui est frappant dans cet ouvrage, c’est la question des écrans. Est-ce que cela reste un marqueur entre les classes sociales ?
Oui. Il y a par exemple ceux qui ont choisi de ne pas avoir de télévision ou qui essayent d’en limiter l’accès. Certains vont chercher des films en médiathèque, qu’ils ont soigneusement choisis pour des raisons esthétiques ou langagières. À l’autre bout du spectre, il y a ces familles qui « consomment » une télévision de flux. Dans les milieux populaires, souvent, elle est en bruit de fond. J’ai connu ça dans mon enfance. Ma mère repassait devant la télé ou écoutait la radio. Quoi qu’on en dise, cela entre en concurrence avec d’autres choses que certains estiment plus importantes, lire, avoir des temps calmes à faire des jeux. On va chercher des choses à plus-value culturelle, esthétique ou cognitive.
Les jeux ou la présence ou non de livres semblent avoir aussi leur importance. On a l’impression qu’il suffit presque de couper l’accès aux écrans et à la place de mettre des livres entre les mains des enfants pour régler tous les problèmes. Est-ce aussi systématique que cela ?
C’est malheureusement loin d’être aussi simple que ça. Le problème est plus massif et touche à des caractéristiques centrales de nos sociétés. On peut dire que l’existence de classes sociales engendre ces difficultés scolaires. Si l’on fait de la politique-fiction, mais ce n’est pas mon rôle de faire de la politique, la première solution radicale mais logique est donc de supprimer les classes sociales en redistribuant massivement les richesses.
Une autre solution, qui paraît plus totalitaire mais c’est seulement une expérience de pensée comme peuvent en faire les physiciens, c’est de se dire qu’étant donné que c’est dans les familles que se jouent les transmissions matérielles et culturelles, il faudrait donc une génération zéro où aucun enfant n’a le droit de rester dans sa famille, mais appartient à l’État ou à la société, comme on voudra.
Si vous allez au bout de la logique, vous les prenez tous et vous les mettez dans une institution homogène pour ne pas reproduire les différences. Cela donnerait des enfants à peu près dans le même état cognitif, psychologique et culturel. Ça créerait des enfants aux mêmes structures mentales, avec les mêmes goûts et les mêmes possibilités. Pour que cela fonctionne, il faudrait dans le même temps interdire totalement l’héritage matériel intergénérationnel. Ces scénarios sont des provocations pour la pensée qui servent à faire comprendre vers quoi il faudrait tendre pour aller vers une société plus égalitaire et démocratique.
Comment faire alors ?
Le grand levier actuellement disponible est le service public. Plus vous attaquez les services publics, plus vous mettez les plus démunis en difficulté, même si aujourd’hui (mais pour combien de temps encore ?), il vaut mieux être pauvre en France qu’aux États-Unis.
Des délits d’initié permanents
Un paradoxe est très visible dans l’ouvrage. Ces familles des classes populaires, malgré leurs travers éducatifs, culturels, alimentaires, etc., semblent très investies dans l’éducation de leurs enfants pour leur réussite. Est-ce le cas ?
Depuis très longtemps, on parle de parents « démissionnaires », qui sont dans le « laisser aller ». Alors que dans mon travail d’enquête, depuis la fin des années 1980, j’ai enregistré en permanence des propos de parents qui disent : « Je ne veux pas que mes enfants fassent un sale métier comme moi, je veux qu’ils s’en sortent, qu’ils se comportent bien, je veux le mieux pour eux. » Les plus dominés ont souvent conscience des enjeux de l’école. Ils savent qu’elle peut délivrer des titres qui permettraient à leurs enfants de mener une vie meilleure. Mais tout les éloigne des bonnes conditions et des bonnes façons de faire pour que leurs enfants réussissent scolairement. Et de cet état de fait, ils ne sont pas responsables.
Le langage apparaît aussi comme l'une des clés les plus importantes. À quel point est-ce déterminant ?
C’est important scolairement, car ce qui se joue à l’école c’est la capacité d’entrer dans le langage et de le maîtriser symboliquement, avec de la réflexivité, et très rapidement.
Il se joue effectivement des choses très importantes au niveau des manières de parler. Est-ce que vous reprenez votre enfant quand il prononce mal un mot ? Est-ce que vous avez recours à l’orthophonie si votre enfant a des problèmes de prononciation ? Dans les milieux de classe moyenne ou supérieure, on ne laisse pas passer cela car on sent, ou on sait, que plus on a des difficultés à prononcer correctement des mots, plus on aura du mal à écrire correctement.
On voit aussi que le bilinguisme est un atout à géométrie variable…
Absolument. Il est favorable quand il se conjugue à du capital scolaire. Par exemple, le diplomate venu des États-Unis est un immigré, mais personne ne pense à ces immigrés-là quand on parle des « problèmes de l’immigration » car ils ont de l’argent et des diplômes. Le problème linguistique n’est pas majeur, et même rapidement surmontable pour des enfants. Ce sont déjà des dominants dans leur pays d’origine et ils le restent dans le pays d’accueil. C’est un multilinguisme de haut niveau.
Que sont les loisirs culturels légitimes ?
Dans le livre, la mère de Mathilde par exemple va au musée avec ses enfants et leur parle de mythologie grecque ou de passages de la Bible pour leur faire comprendre certaines toiles. Ce qui sera rentable scolairement à terme car, dans une copie, il vaut mieux parler de Thésée que de Mickey et Donald. Les livres comme les films doivent avoir pour certains parents un contenu culturel, poétique, esthétique, politique. Aller vers La Reine des neiges, c’est mal vu.
Et il y a une dimension intégrée par les femmes des milieux supérieurs, à savoir qu’elles ne veulent pas que leurs filles soient trop dans une culture de fille. Elles savent que cela relève de la domination masculine et ne veulent pas les enfermer dans ces références culturelles genrées. Il y a aussi une hiérarchie dans les sports pratiqués (la danse classique ou le tennis restent plus chics que le football), dans les sorties culturelles, etc. Tout cela est bien informé par les travaux scientifiques depuis plus de quarante ans.
Les récits de transfuges sont très à la mode. Comment faire pour que ces trajectoires n’occultent pas les déterminismes sociaux ?
Étant moi-même un transfuge de classe, j’ai travaillé sur des questions proches. Il faut toujours rappeler que ce sont des réussites statistiquement improbables. Mais malgré ce rappel, les gens préféreront toujours entendre parler des success stories. Enfances de classe donne à comprendre les grandes tendances statistiques et explique pourquoi les inégalités se reproduisent. Et c’est ça qu’on doit comprendre en tout premier lieu si l’on veut mettre en œuvre une politique de démocratisation. J’ai essayé de montrer que même dans ces cas-là, ce ne sont pas des enfants « géniaux » ou qui ont eu des bonnes fées qui se sont penchées sur leur berceau. Là aussi, tout se joue dans le détail. Parfois, ils sont issus de familles populaires qui ont été en déclassement et rattrapent leur statut par leurs enfants. Certaines familles ont un ordre moral domestique très fort et inculquent à leurs enfants l’importance de bien se comporter à l’école. Ces enfants sont en état d’écouter, ce qui n’est déjà pas si mal. Il y a aussi parfois des petits capitaux culturels militants, religieux, qui jouent un rôle non négligeable. Les transfuges ont réussi autant avec leur milieu que contre leur milieu.
Quel est le poids des origines migratoires dans la réussite scolaire ?
J’ai un problème par rapport à cette question quand on la dissocie des propriétés sociales telles que le capital économique, le capital scolaire, le genre, l’origine rurale ou urbaine, etc. Si on ne couple pas le parcours migratoire avec la classe sociale, on ne comprend rien. Le sociologue algérien Abdelmalek Sayad n’oubliait jamais cela. Ces facteurs s’additionnent. L’immigration maghrébine en France est constituée de travailleurs peu qualifiés qu’on est allé chercher pour reconstruire le pays. Et il faut aussi considérer les conditions d’accueil faites aux migrants.
La question de genre est importante aussi pour la réussite scolaire, mais vous l’abordez peu. Pourquoi ?
Quand on veut traiter une question, il faut pouvoir construire la population enquêtée en conséquence. Or tenir compte systématiquement des différences garçons/filles dans toutes les positions de l’espace social a été impossible. Cela aurait amené à doubler le nombre de familles enquêtées. Mais nous tenons compte en revanche dans nos analyses des différences entre filles et garçons en fonction des cas que nous avons. Les différences de genre sont plus complexes à saisir que celles entre classes sociales. Quel que soit le domaine considéré, il vaut toujours mieux être dans les classes supérieures que dans les classes populaires. Ce qui n’est pas le cas pour les filles et les garçons. Il vaut parfois mieux être une fille qu’un garçon.
Par exemple, les filles de milieux populaires bénéficient du fait d’être éduquées à plus de docilité et de discipline que les garçons. Elles sont moins repérées comme caractérielles à l’école, dissipées ou « à problèmes ». C’est un atout important, car les enfants qui réussissent sont dociles, calmes, répondent aux questions, font ce qu’on leur demande de faire, etc. L’autre aspect en milieu populaire, c’est que les filles sont entourées de femmes s’occupant des papiers ou lisant et qu’elles s’identifient plus tôt que les garçons à des rôles de scripteurs ou de lecteurs. Certaines petites filles dont les parents sont analphabètes peuvent aider à lire ou écrire les lettres, à remplir les papiers, et ça leur donne une puissance et une fierté particulières au sein de leur famille. C’est un levier important pour réussir ses études. Elles ont la fierté de savoir qu’elles vont éviter la honte que leurs parents peuvent avoir en demandant l’aide d’une assistante sociale ou en s’entendant dire au guichet de la poste que c’est à eux de remplir un document. Ces phénomènes ne s’observent pas, ou un peu moins, dans les classes moyennes et supérieures (il y a toutefois souvent plus de lectrices que de lecteurs) et les avantages masculins sont parfois nets plus on avance dans la scolarité, car les garçons ont l’assurance d’être bons à l’école, s’autocensurent moins, ont de plus grandes ambitions.
On remarque aussi que les enfants riches présentent un fort taux d’anxiété...
Apprendre à être un dominant, ça se « paye » un peu aussi, oui. Les classes préparatoires par exemple sont des fabriques à épuisement, anxiété, dépression ou anorexie. On leur demande un travail monumental et on leur demande en permanence de dépasser leurs limites. Il ne faut pas imaginer qu’être dominant, c’est la fabrique du bonheur. Mais c’est la fabrique de l’élargissement des possibles, de l’extension de soi quasi infinie pour ceux qui arrivent à conquérir les positions les plus rares. On a les moyens de bien se nourrir, de se soigner, de vivre dans des espaces vastes et confortables, on bénéficie de tous les loisirs, de tous les savoirs et de toutes les informations possibles pour vivre mieux. Du point de vue des codes culturels nécessaires à la réussite scolaire et sociale, ce sont des délits d’initié permanents qui s’observent.

Source Mediapart

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Commentaires: 1
  • #1

    Boucelkha (mercredi, 30 décembre 2020)

    Magnifique,il es d'une Lucidité incroyable, cet écrivain,qui as conjugué la sociologie a l'école,un formidable travail,qui nos éclair sur les égalités d'école.merci boucoup.