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Gaël Giraud : « La poursuite du déluge monétaire ressemble à l’action de pompiers pyromanes »


La conférence annuelle des banquiers centraux, du 22 au 24 août à Jackson Hole, aux Etats-Unis, avait pour thème : « Les défis de la politique monétaire ». Elle a permis aux grands argentiers de répéter ce qui est devenu un refrain – la politique monétaire ne peut pas tout, aux gouvernements de faire leur part –, mais n’a pas esquissé de piste de solution aux paradoxes et aux dilemmes devant lesquels nous nous trouvons.

Le premier d’entre eux est que les liquidités injectées par les banques centrales depuis le krach de 2007-2009 n’ont pas permis d’éviter la trappe déflationniste qui, comme on le sait pourtant depuis les années 1930, guette toute économie en convalescence d’une crise financière : l’excédent des dettes privées obère l’investissement et réduit la croissance potentielle, obligeant les survivants surendettés à vendre des actifs réels dont la baisse des prix accroît le poids de la dette réelle… Le Japon se débat dans ce cercle vicieux depuis presque trente ans.

Après de trop longues années de dénégation, plus personne, aujourd’hui, ne nie la réalité de la déflation en Europe, dont les taux d’intérêt négatifs sont l’un des symptômes les plus préoccupants. Or l’entre-deux-guerres nous a appris que, dans ce piège, injecter de la liquidité ne sert à rien : hier comme aujourd’hui, le secteur bancaire, très fragilisé par la crise financière, ne peut qu’absorber la manne monétaire pour combler la défaillance de ses « actifs pourris », sans irriguer suffisamment l’économie réelle. Le déficit d’investissement, tant privé que public, se creuse, et le mal s’approfondit. Les taux négatifs, eux, accroissent la pression en faveur d’une rentabilité immédiate très élevée dans les entreprises pour faire monter les cours de Bourse et accroître le rendement du capital investi. Ils encouragent les investissements risqués et spéculatifs, donc irresponsables, bien plus que l’investissement productif.

On éteint un incendie avec ce qui embrasera le suivant

Pire encore, et c’est le deuxième problème, les milliers de milliards créés par les banques centrales ont alimenté une gigantesque bulle financière dont n’ont bénéficié qu’une fraction des Européens – creusant les inégalités de manière inédite – et qui ne manquera pas, tôt ou tard, de crever : le hiatus entre la valorisation des actifs financiers et la léthargie de l’économie réelle se soldera inévitablement par une « correction » dont, compte tenu du niveau extravagant des dettes privées, on ne voit pas quelle forme elle peut prendre sinon celle d’un nouveau maelström financier. De sorte que la poursuite du déluge monétaire ressemble à l’action de pompiers pyromanes : on éteint un incendie avec ce qui embrasera le suivant. La récente panique bancaire américaine et l’injection en hâte de 270 milliards de dollars par la Fed à cette occasion en témoignent.

Devant la commission des affaires économiques du Parlement européen, Christine Lagarde a reconnu à juste titre que la Banque centrale européenne (BCE), dont elle va prendre la direction le 1er novembre, ne peut pas « relever le potentiel de croissance à plus long terme des pays » et que « les taux bas ont des implications pour le secteur bancaire et plus généralement pour la stabilité financière ». Elle a suggéré qu’un nouvel examen stratégique des missions de la BCE soit lancé, le dernier datant de 2003.

« Il faudra bien, un jour, arbitrer entre le sauvetage d’une planète en péril et celui de certaines banques dont le modèle d’affaires n’est plus viable depuis longtemps »

Au-delà du seul mandat de contrôle de l’inflation, ce pourrait être l’occasion de donner à l’institut de Francfort la mission de financer la transition écologique, par exemple en autorisant la BCE à refinancer systématiquement la Banque européenne d’investissement ou un réseau de banques publiques européennes qui pourraient recevoir des institutions communautaires la mission de financer les infrastructures vertes sans lesquelles nous n’atteindrons jamais les objectifs de décarbonation que nous nous sommes fixés.

Cela suppose que le secteur bancaire européen se convertisse pour de bon à la nécessité de cette transition, au lieu de se contenter d’un green washing dont les « obligations vertes » restent à ce jour un avatar parmi d’autres : d’après Oxfam, pour 1 euro destiné au financement des énergies renouvelables, les banques françaises continuent d’accorder en moyenne 7 euros aux hydrocarbures fossiles.

Nous ne pouvons pas réécrire les lois de la physique

Il faudra bien, un jour, arbitrer entre le sauvetage d’une planète en péril et celui de certaines banques dont le modèle d’affaires n’est plus viable depuis longtemps, surtout si les soins palliatifs prodigués à ces dernières, en creusant les inégalités et en préparant la prochaine crise, fonctionnent comme une maladie auto-immune. En politique comme en médecine, mettre fin à une thérapie qui efface provisoirement les symptômes mais renforce le mal est une décision difficile. C’est pourtant la seule qui soit responsable.

« Un programme d’investissements massifs en faveur de la transition écologique ne constitue-t-il pas la meilleure manière de sortir de l’ornière déflationniste ? »

Quant à la politique budgétaire, comment peut-elle agir ? Au sein de l’Union européenne, les traités semblent interdire l’accumulation de déficit public. Il est temps de revoir leur interprétation. Nous nous sommes déjà autorisés à extraire du calcul du déficit public certaines dépenses destinées à sauver provisoirement le secteur bancaire après 2008. Rien n’interdit de faire de même pour des investissements « verts » de long terme. Le surcroît de dette publique qui en résulterait doit être apprécié au regard de la dette écologique que nous laisserons aux générations futures si nous n’agissons pas aujourd’hui. La création d’un fonds consacré au financement de ces investissements et bénéficiant de la garantie publique serait une option complémentaire à un renouvellement des traités et aux financements par la BCE et par des banques publiques.

Un programme d’investissements massifs en faveur de la transition écologique ne constitue-t-il pas la meilleure manière de sortir de l’ornière déflationniste ? Cela créerait des emplois et assainirait notre balance commerciale en réduisant les importations d’énergie fossile. A condition, bien sûr, que les politiques réglementaires, fiscales et budgétaires créent les incitations qui poussent ménages, entreprises et collectivités à se saisir des nouvelles opportunités de financement pour prendre leur part dans le « verdissement » de notre société. Les décisions à prendre aujourd’hui exigent du courage politique, mais elles sont nécessaires. Nous pouvons interpréter de diverses manières nos conventions comptables, mais nous ne pouvons pas réécrire les lois de la physique associées au réchauffement climatique. Pour survivre, l’humanité a davantage besoin d’eau, d’énergie et des services écologiques rendus gratuitement par notre environnement que des marchés

financiers et de banques de l’ombre.

Source : Le Monde

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