· 

Sortir de la croissance : des économistes défient les politiques

Lorsqu’on parle d’un autre monde à construire, on se situe en opposition au monde dans lequel nous sommes tous nés et qui nous a façonné, auquel on associe certains termes devenus symboles d’une culture, d’une idéologie, d’un mode de vie, dans laquelle beaucoup ne se reconnaissent plus : économie de marché, consumérisme, croissance.

 

La croissance, c’est dans la bouche des politiques que nous en avons entendu parler, bien avant de comprendre en classe ce que c’était. Lors des élections, ceux qui sont candidats pour représenter les citoyens les assomment de chiffres et d’indicateurs, au premier rang desquels trône le fameux PIB (produit intérieur brut). Cette obsession est déjà considérée par nombre d’économistes et de chercheurs comme obsolète. Pourtant, elle continue à régir la vie politique de nos pays. Dans son essai « Sortir de la croissance, mode d’emploi », l’économiste Eloi Laurent, professeur à Science Po et à l’Université de Stanford, membre de l’OFCE, analyse les origines de ce qu’il nomme une « passion » et « une mythologie » et propose, à la suite de nombreux autres économistes, d’autres outils pour mesurer le progrès humain. 

 

Démystifier la croissance

 

La croissance est la mesure du PIB. Pour rappel, le PIB est la mesure de la production des biens monétarisés sur les marchés, c’est-à-dire les biens et services. Loin de mesurer la richesse d’un pays, il n’en mesure qu’une richesse très étroite, celle des marchés, laissant de côté la richesse humaine sociale, écologique, la confiance dans les institutions, la qualité de la démocratie, l’accès à la santé ou encore la qualité de l’éducation. Ainsi « borgne sur le bien-être économique, aveugle sur le bien-être humain, muet sur les souffrances sociales et sur l’état de la planète » le PIB selon Eloi Laurent doit être démystifié. Pour l’économiste, « ce n’est pas la croissance qui crée la richesse, c’est la richesse qui crée la croissance ». Quand la croissance économique détruit la richesse humaine, le pays s’appauvrit.

 

L’exemple suprême étant les États-Unis, pays de 3 % de croissance où la démocratie s’effondre, où l’insécurité augmente et où l’espérance de vie recule.

 

Crédit photo : Nik Shuliahin

 

Ainsi l’argument selon lequel on a besoin de croissance pour financer les plans sociaux est une mythologie économique. Eloi Laurent démontre que lorsqu’on étudie le rapport entre la croissance économique et le déficit de la sécurité sociale en France, on se rend compte qu’en période de grande croissance, la sécurité sociale a pourtant enregistré son plus gros déficit. L’indicateur à prendre en compte ici est absent du débat public : il s’agit de la démographie. L’économiste fait une autre comparaison entre le pouvoir d’achat et la croissance, soulignant de nombreuses périodes où le pouvoir d’achat augmentait alors qu’il n’y avait pas de croissance. 

 

Quelle(s) Alternatives ?

 

Alors, vive la décroissance ? Ce serait un piège, car on resterait encore dans cette logique de croissance, qui monte ou qui décroit. Les économistes se penchent depuis longtemps sur des outils alternatifs. Au Canada, l’Institut International pour le Développement Durable a développé le  Comprehensive Wealth project, ajoutant le capital naturel, humain, social au capital financier et à celui des biens produits. Le programme International Human Dimensions de l’ONU a déjà créé plusieurs outils, parmi lesquels l’Indicateur Inclusif de Richesse (IWI). Cette année, la Finlande et la Nouvelle-Zélande ont adopté des budgets fondés sur le bien-être et non sur la croissance. 

 

En Chine, la croissance tue. 1.2 millions de personnes meurent chaque année de la pollution de l’air. Les Chinois voient loin, et ont divisé leurs prévisions de croissance par deux. Le Japon est sorti de la croissance il y a 20 ans, et pourtant le capitalisme y fonctionne très bien. Ce qui est en jeu dans la critique de la croissance, ce n’est pas la critique du capitalisme mais la critique de la société de consommation.

 

La Finlande et la Suède par exemple, sont des pays capitalistes et pourtant ils ont les meilleurs indicateurs de bien-être social. 

 

Une remise en question des politiques et des citoyens

 

Devant les crises majeures de ce début de 21ème siècle – crise écologique, démocratique et sociale – la boussole de nos politiques publiques reste celle du siècle passé. L’obsession pour la croissance économique détourne l’attention des vrais défis : bien-être social, lutte contre les inégalités, bien-être du vivant. Tant que nos dirigeants ne sortiront pas de cette vision, les crises continueront à traverser nos pays. 

 

Crédit photo : Richard Simon

 

Mais la remise en question passe aussi par les citoyens. Nous serions bien en peine d’exiger de nos dirigeants un changement de grille de lecture si nous ne leur donnons pas une autre partition à lire. Tant que nos choix d’études, de lieux de vie, de déplacements, nos comportements quotidiens, seront dictés avant tout par notre identité de consommateur et non de citoyen, nous resterons prisonniers de ce que ce système que nous alimentons. 

 

Derrière la critique de la croissance, c’est une critique du libéralisme qui se profile. Le libéralisme réduit les individus à être des consommateurs interchangeables, qui produisent vendent et achètent les biens et les services pour engraisser la machine à profit. Avec le PIB, tous les pays peuvent se comparer. Mais si nous nous mettions à évaluer le bien-être, alors nous devrions reconnaître les spécificités de nos sociétés, car la conception du bien-être sera différente d’un pays à l’autre. Serons-nous prêts à revenir à cela, à l’heure où les habitants des grandes métropoles d’un pays à l’autre, se sentent culturellement plus proches entre eux que des ruraux de leurs propres pays ?  

 

Les enjeux autour de la pertinence d’un indicateur comme le PIB nous montrent à quel point le regard que nous posons sur le monde, les outils par lesquels nous l’analysons, la manière dont nous posons les questions, décident déjà de la marge de manœuvre. 

 

Image à la une : Leemage via AFP

4 novembre 2019 - Sarah Roubato

Source : La relève et la peste

Écrire commentaire

Commentaires: 0