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Jean Ziegler : « Le capitalisme tue mais il n’est pas invincible »

Dans la crise actuelle, quelle est la responsabilité d’institutions comme le FMI dans la casse des services publics et du secteur de la Santé plus spécifiquement

Jean Ziegler. Le Fonds monétaire international (FMI) utilise la dette comme instrument de domination. Avec la dette, on force les pays à privatiser des secteurs rentables, comme par exemple celui des mines, et à les céder aux multinationales étrangères. La privatisation de l’économie est imposée à travers la dette.

Mais qu’est-ce que la dette ? Après la vague d’indépendance des années 1960 de beaucoup de pays africains, ceux-ci avaient besoin d’argent pour financer la construction de routes, de ponts, etc. Des institutions comme le FMI ou les banques privées ont prêté cet argent, mais à condition que les États suivent le chemin libéral. Et abandonnent une partie de leur souveraineté en se laissant imposer des politiques allant dans ce sens.

Aucune lutte victorieuse contre le Covid-19 n’est possible sans la suppression radicale et immédiate de la dette extérieure des pays les plus pauvres de la planète.

Pourquoi ?

Jean Ziegler. La dette souveraine des 123 pays du Tiers-monde est de 1 500 milliards de dollars. Cette dette écrasante empêche la plupart de ces pays de faire le moindre investissement dans le secteur sanitaire ou agricole. Par exemple, tout ce que le Mali gagne en exportant un peu de coton va directement dans les poches de ses créanciers : le Club de Paris (regroupement de pays riches qui se réunissent pour prêter aux pays pauvres et décider des modes de remboursement) et le FMI. Bref, la dette empêche ces pays de faire le moindre investissement, par exemple dans le secteur agricole.

Or, trois pays africains sur quatre sont pratiquement exclusivement des pays agricoles, avec une vieille classe paysanne compétente qui a un savoir traditionnel formidable sur la météorologie, l’écologie, etc. Mais 350 millions d’Africains – plus d’un tiers de la population totale – sont gravement sous-alimentés. Dans les pays du Sahel (Sénégal, Soudan, Tchad, Mauritanie, Niger, Mali, etc.), 1 hectare de céréales, en temps normal (en dehors des guerres, de la sécheresse, de l’invasion de criquets, etc.), donne entre 600 et 700 kg. En Belgique ou en Suisse, c’est 10 tonnes. Pourquoi cette productivité est-elle tellement basse dans les pays du Sahel ? Le paysan africain n’est pas moins compétent ou travailleur que son homologue européen, mais c’est que ce dernier a de l’engrais minéral, des tracteurs, de la traction animale, des semences sélectionnées, une infrastructure routière, de l’irrigation. Tout ça est largement absent dans les pays africains les plus pauvres parce que la dette écrase les pays. Des pays agricoles qui ont de très bonnes terres, une classe paysanne travailleuse, sont en déficit alimentaire en permanence. L’année dernière, les pays d’Afrique noire ont importé pour 27 milliards de dollars d’aliments. C’est un système totalement absurde.

Qu’est-ce que la crise nous enseigne sur le système dans lequel nous vivons  ?

Jean Ziegler. La maximalisation du profit a abouti au démantèlement du secteur public de la Santé. La première chose à faire aujourd’hui est d’instaurer ce secteur comme secteur stratégique, comme la Défense. Bref, de le protéger du marché. Et il faut augmenter massivement le salaire des soignants. A cause de la course au coût de production le plus bas, les trusts pharmaceutiques (les grandes firmes qui se partagent le marché, NdlR) ont délocalisé une partie de leur production en Chine et en Inde. Il faut que les États forcent les trusts pharmaceutiques à rapatrier cette production. Un exemple concret : un certain nombre de médicaments essentiels à la réanimation sont venus à manquer (je ne parle même pas des masques, évidemment…). Ça a été caché à l’opinion publique mais certains des médicaments essentiels nécessaires à la respiration artificielle sont fabriqués en Chine ou en Inde et ils ont manqué dans les hôpitaux ici durant l’épidémie. Ce manque a provoqué la mort de beaucoup de gens.

Comment forcer les trusts pharmaceutiques à rapatrier la production et la recherche sur les médicaments essentiels ? En prenant des participations dans le capital ou en nationalisant pour reconstituer un secteur pharmaceutique stratégique soumis à la collectivité, et pour le protéger du capitalisme. Sinon, la course aux profits continuera de tuer.

En cette période de crise, des gouvernements tentent de profiter du choc pour attaquer les droits des travailleurs…

Jean Ziegler. Les décisions prises par beaucoup de gouvernements, comme le confinement, étaient justes et motivées par l’urgence sanitaire. Il faut faire attention aux thèses complotistes qui disent que le confinement, par exemple, était motivé par la volonté de réduire les travailleurs au silence et à l’isolement.

Mais l’intention de la classe dominante de réduire les droits populaires est toujours là, crise ou pas. C’est une permanence dans notre système capitaliste. Et le patronat en profite pour imposer des sacrifices aux travailleurs au nom de l’épidémie… L’impératif qui doit guider le mouvement populaire, c’est la résistance. Ce n’est pas facile ? Mais ce n’est jamais facile de résister au capital  !

Votre dernier livre est consacré aux personnes réfugiées et est intitulé «  Lesbos, la honte de l’Europe  ». Pourquoi ce titre ?

Jean Ziegler. Je suis parti en mission pour l’ONU dans le plus grand camp de réfugiés sur le sol européen, à Lesbos, en Grèce. Ce sont les premiers camps d’accueil depuis la mer Egée, qui empêchent les réfugiés de continuer leur chemin sur le continent européen. La situation, depuis 3-4 ans maintenant, à Lesbos, est horrible  : plus de 24 000 personnes comme vous et moi – venant surtout du Yemen, de Syrie, d’Afghanistan, du Soudan, d’Irak, de Palestine… – sont enfermées comme des animaux. Elles sont entassées dans une caserne entourée de barbelés, qui a été construite pour 2  700 soldats. 35 % de ces gens sont des femmes et des enfants. La nourriture manque, et est souvent immangeable. La sous-alimentation est organisée. Il y a une toilette pour 100 personnes, souvent bouchée, inutilisable et puante. Il y a une conduite d’eau coulant avec interruption pour près de 1 000 personnes. Il y a la gale, la maladie des reins, par manque d’eau… Il y a un médecin militaire dans le camp, donc un médecin pour 24 000 personnes.

Ce qui m’a frappé le plus, ce sont les tentatives de suicide des enfants. Médecins sans frontière a installé une clinique psychiatrique pour les mineurs. Ce sont des enfants qui ont 8, 10 ou 15 ans, qui s’auto-mutilent et tentent de se suicider par désespoir. Les gens ne peuvent pas déposer leur demande d’asile parce que l’Union européenne a fermé ses frontières sud. Or, le droit d’asile est un droit de l’Homme universel. C’est l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Quiconque est persécuté dans son pays a le droit de traverser une frontière et de demander une protection, le droit d’asile, dans le pays où il arrive. En les enfermant dans ces camps, en les refoulant avec des bateaux de guerre envoyés en haute mer par Frontex, on nie ce droit aux personnes réfugiées.

La présidente de la Commission européenne, la conservatrice allemande Ursula Von der Leyen, quand elle a visité la frontière territoriale sur l’Evros entre la Grèce et la Turquie au mois de mars, a félicité les autorités en disant : « Vous êtes le bouclier de l’Europe. » Et l’intitulé du nouveau commissariat aux migrations est « commissariat pour la migration et la protection du mode de vie européen ». Cela traduit une attitude coloniale totalement inadmissible. Le réfugié est vu comme une menace par l’Europe, et non pas comme une personne, une femme, un homme, un enfant qui cherche légitimement la protection de la persécution. On veut créer dans ces camps de rétention des conditions inhumaines telles que les réfugiés renoncent à quitter Alep, Bagdad, etc. Cette  stratégie de dissuasion, de terreur, de l’Union européenne est inefficace : quand vous êtes bombardé, que vous êtes un père d’enfants encore en vie, vous partez. Quelles que soient les nouvelles qui vous viennent de Lesbos.

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Comment agir rapidement pour ces gens  ?

Jean Ziegler. Comme le demandent beaucoup d’ONG, il faut évacuer immédiatement ces camps et il faut respecter le plan de relocalisation négocié en 2016 par l’Union européenne et les 28 États membres – à l’époque – qui attribue un contingent de réfugiés à chaque État selon son PIB (richesse produite par un pays, NdlR) et sa démographie. Or, les huit pays gouvernés par l’extrême droite en Europe de l’est refusent totalement l’application de ce plan. Dans mon livre, je cite le Premier ministre polonais en exercice qui dit : « Nous n’acceptons pas de réfugiés car nous devons garder la pureté ethnique de la Pologne. » C’est du vocabulaire nazi. La Commission européenne pourrait immédiatement sanctionner cela, imposer le plan de relocalisation en suspendant temporairement les versements à ces pays de fonds de cohésion, notamment,. Or, Von der Leyen refuse la moindre sanction et donc d’appliquer le plan et l’évacuation des camps, parce qu’elle a été élue avec une majorité de voix très courte, grâce aux voix de l’extrême droite. La présidente a donc été élue par l’extrême droite et est otage de celle-ci.

Or, avec l’extrême droite, avec les racistes, il n’y aucune compromission possible. Ce sont des ennemis de l’humanité. On ne les apaise pas par des compromis. Il faut les combattre par tous les moyens à disposition. Sans négociation.

Le coronavirus ajoute une urgence sanitaire à l’urgence humanitaire…

Jean Ziegler. Oh oui  ! Il n’y a aucune « distanciation sociale » possible quand les gens sont entassés comme des sardines. Le manque d’eau ne permet aucune hygiène et tout traitement médical est absent. Or, le virus ne connaît pas de frontière. On créé actuellement dans ces camps des foyers de contamination qui vont affecter la population continentale. Le constat est le même pour des régions comme la Bande de Gaza en Palestine, dans les bidonvilles surpeuplés de Nairobi, dans les favelas de São Paulo…

Vous dressez un constat bien sombre…

Jean Ziegler. Oui. Mais mon livre est un appel à l’action. Nos pays européens sont des démocraties vivantes. Il n’y a pas d’impuissance pour les organisations de travailleurs. Nous avons des droits, comme la grève générale, pour forcer nos gouvernements à changer radicalement de politique, d’abolir la terreur face aux réfugiés… Nous pouvons agir sur nos gouvernements par la pression populaire. Je pense que l’insurrection des consciences va se produire malgré toute l’aliénation capitaliste que nous subissons.

Soyons optimistes, alors ?

Jean Ziegler. Oui. Le capitalisme tue mais il n’est pas invincible.

https://www.solidaire.org/articles/jean-ziegler-le-capitalisme-tue-mais-il-n-est-pas-invincible

 Source : Le blog de Raymond Combaz

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