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Le temps des humbles, Chili 1970 – 1973. Une rencontre avec Désirée et Alain Frappier

À l’origine : la terre. Elle porte les humains qui ont oublié, s’ils l’ont jamais connue, l’égalité. Il y a ceux qui possèdent la terre, et les autres qui la travaillent dur, sèment et en récoltent les produits au seul profit des premiers. Aux possédants vont l’argent et le pouvoir, aux sans terre exploités reviennent la pauvreté et l’aliénation que fuit le père de Soledad. Le paysan décide soudain du grand départ, emmène sa femme et ses enfants à Santiago, où il y a moins de place encore et moins de travail qu’à la campagne. Exilés à la capitale, les sans terre rejoignent les rangs des milliers de sin casa, les sans logis, les miséreux.

Là où se termine la terre est le titre du premier volume de ce récit du Chili au début des années 1970 que poursuit ce deuxième tome : Le Temps des humbles, Chili 1970 - 1973. Fidèle à sa méthode narrative de raconter la grande histoire à travers les souvenirs et la subjectivité d’un témoin ordinaire, d’une anonyme engagée presque malgré elle, Désirée Frappier fait le récit détaillé des mille jours de l’Unité Populaire par la voix de Soledad. La narratrice a quinze ans quand elle se retrouve seule sous une tente d’un campamento de Santiago. Il se dit qu’en cas de victoire socialiste, les habitants des campements auront une maison.

Les bidonvilles ne sont pas que des lieux de relégation de la misère loin des quartiers protégés où résident les momios, ces bourgeois de droite, conservateurs dédaigneux arrimés à leurs privilèges dont Alain Frappier fait des portraits sans concession. Ils sont aussi des espaces d’entraide et de solidarité où se construit le combat politique, où se transmet la culture de la lutte à ceux et celles qui n’ont rien et où les Mapuche, ces indiens spoliés de leurs terres ancestrales, sont accueillis en frères et sœurs de révolte. Dans les bidonvilles auto-gérés gronde la colère. Le MIR, mouvement de la gauche révolutionnaire, marxiste, soutient les organisations syndicales et assume le recours à la lutte armée. La révolte populaire s’organise, porté par l’espoir qu’enfin ça change avec l’Unité populaire et l’élection de Salvadore Allende.

Au sortir de l’enfance, Soledad découvre l’amour et la politique d’un même souffle : « j’étais heureuse d’être là » se souvient-elle, parmi les compañeros et les compañeras, dans l’assemblée quotidienne où se décident ensemble les actions politiques à mener comme la vie matérielle et pratique du campement. Un jeune homme, Alejandro, a la parole, c’est l’un des responsables du campamento : « Quand il se mit à parler, un silence total se fit dans l’assemblée. Il y avait quelque chose dans sa façon de s’adresser aux gens… un mélange d’autorité et de douceur. » Tout va très vite dans cette période pleine d’espoir comme d’incertitude, et l’on passe de l’enfance à l’âge adulte en quelques nuits étoilées. C’est l’une des forces de l’écriture de Désirée Frappier de savoir aussi bien montrer comment l’intime et l’histoire collective cheminent en résonance, se nourrissent et se heurtent, puisque tout est politique.

Le temps des humbles est porté par l’énergie d’une jeunesse chilienne qui veut le renversement de l’ordre ancien fondé sur les inégalités, sur les mensonges d’une fausse démocratie confisquée par les puissants. On ne rêve plus, pour les enfants qui viennent au monde dans un Chili nouveau, de longues études et d’un avenir plein de promesses et de liberté : on y croit fermement. Il n’est pas neutre que soit fait par une femme le rappel des conquêtes de l’Unité populaire : des logements en dur pour les sans-abri, du lait donné aux petits qui ne meurent plus de faim, l’ouverture de centres de santé pour toutes et tous. Et les grandes réformes telle l’augmentation des salaires et la loi sur la nationalisation du cuivre pour l’indépendance économique du pays trop longtemps pillé par les États-Unis. Dans ce monde politique où les hommes dominent, décident, les voix des femmes se font entendre au plus près des humbles qui trouvent pendant les mille jours de l’Unité populaire non pas l'occasion de la revanche, mais la reprise de ce qui en toute justice est le bien des ouvrières, des mineurs, des travailleurs jusque là exploités.

Désirée et Alain Frappier décrivent avec une minutie qui ne brise pas l’élan de la narration, les manœuvres antidémocratiques de l’ancienne classe dirigeante qui n’est pas prête à laisser le pouvoir ni à renoncer à ses intérêts en respectant le verdict des urnes. La violente répression des militants de gauche n’empêche par l’accession au pouvoir d’Allende, ni une victoire plus large aux élections législatives. Mais l’illégalisme de la réaction conservatrice est sans limite et va jusqu’au crime politique, aux attentats, à l’étouffement économique du pays, jusqu’à créer le chaos. On suit, sur un rythme haletant, les efforts de la gauche - militantEs, étudiantEs, travailleurs et travailleuses - pour tenir bon dans le combat contre la sape du gouvernement Allende organisée par les partis de droite soutenu à l’extérieur par Nixon et les USA, jusqu’au coup d’État.

Il faut bien plus qu’une victoire électorale pour renverser le système destructeur de l’humanité et de la nature qu’est le libéralisme. Le temps des humbles en constitue une forte démonstration. L’exemple historique chilien semble être la matrice de tous les échecs suivants de révolution par les urnes : « le réformisme on connaît. Ils entrouvent des portes. Tout contents, on s’y engouffre… et on reste coincés », observe avec lucidité une amie de Soledad. Si les mille jours de l’Unité Populaire se terminent, comme on le sait, dans le sang et la souffrance, si Alejandro ne survivra pas à la torture, le beau roman graphique de Désirée et Alain Frappier inscrit au présent et pour l’avenir la mémoire de Soledad et de toute une génération portée par la volonté d'instaurer la justice et l’égalité. L’espoir, lui, ne meurt pas.

tps-humbles

Source : Médiapart,

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