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Michael Lonsdale est mort : pour lui, être acteur, c’était une façon de se soigner

S'il n'avait pas été acteur, il aurait aimé être archéologue ou ambassadeur. Il en a le physique. Avec sa barbe drue, on l'imagine bien découvreur, vieux savant. Vice-consul, il l'a été maintes fois, aidé par sa prestance de lord anglais. Michael Lonsdale a de fait couvert pas mal de corps de métier, dans la police, l'Eglise ou les ministères. Le public le connaissait jusque-là, au moins de tête, pour l'avoir aperçu ici et là en bon Samaritain ou en bourgeois crapuleux. Grâce à Des hommes et des dieux, dans lequel il fait montre d'une sérénité puissante, il accède à une forme de consécration. Sa filmographie imposante - plus de 140 films ! - force le respect. Et c'est sans compter le théâtre, les téléfilms, les innombrables lectures à la radio, son travail de peintre. Un géant, Lonsdale ? De par sa taille et son engagement sans faille. Une souris discrète aussi, de par sa voix de velours qui soudain se perche très haut. Ce doux mystique a travaillé avec les plus grands (Buñuel, Welles, Truffaut, Eustache, Spielberg...) sans cesser d'expérimenter, en s'aventurant dans l'avant-garde, en devenant même une sorte de parrain pour la nouvelle garde du cinéma français (Bruno Podalydès, Thierry Jousse, Sophie Fillières, Nicolas Klotz...). Jamais installé, Lonsdale. Toujours, il chemine, lentement, migre à travers les continents et les époques. A la fois pèlerin et mammouth.

 

 

Mickaël, Michel, Michael... Commençons par cet intrigant prénom, qui change selon les époques. Lequel est le bon ?
C'est Michael, et il faut le prononcer comme Michael Jackson - un secours précieux pour moi ! Je suis d'un père anglais, qui parlait à peine le français et qui a choisi ce prénom anglo-saxon. C'était un peu dur à porter à mes débuts, au théâtre : le metteur en scène, Raymond Rouleau, l'écorchait sans arrêt, ne parvenait pas à le prononcer. Je débutais, j'étais timide. Pour ne pas le contrarier, je lui ai dit de m'appeler Michel. Ce prénom est resté dans l'annuaire des comédiens. Plus tard, lorsque j'ai commencé à travailler pour des Anglais, ça me mettait très mal à l'aise qu'ils m'appellent Michel. C'est là où j'ai repris possession de mon vrai prénom, Michael. Voilà l'histoire.

 

Votre père était un officier de l'armée britannique...
Oui, mais il n'avait pas du tout l'âme d'un militaire. On l'a envoyé en Sierra Leone, ancienne colonie britannique. L'ambiance, la chaleur, il a détesté. On lui disait : ici, il faudra boire beaucoup ou pas du tout. Il a plutôt opté pour la boisson... Ensuite, il a rejoint les Indes. Il a finalement abandonné l'armée très tôt, à 30 ans. Lorsqu'il est revenu en Angleterre, il a rencontré ma mère, Française mariée à un officier de la Marine anglaise, qu'elle a quitté pour mon père. Je suis le fruit d'un amour illégitime. J'ai grandi quelques années sur l'île de Jersey, où mes parents tenaient un hôtel. Puis à Londres, jusqu'à 9 ans. Mais mes souvenirs marquants sont ceux du Maroc, où mon père s'est reconverti dans le négoce d'engrais. Le voyage pour y aller, le train jusqu'à Marseille, le bateau pour Tanger, puis pour Casablanca, la calèche, l'hôtel où on est allés, je me souviens de tout avec précision. C'était le 15 août 1939. Et la guerre a été déclarée le 2 septembre. On est restés bloqués là-bas : suite à la destruction de la flotte française par Churchill, à Mers el-Kébir, mon père a été fait prisonnier, en tant qu'Anglais. Le pays était alors sous l'autorité de Vichy...

 

“Enfant, je n'arrêtais pas de jouer avec les photos d'acteurs américains, qu'on trouvait dans les plaquettes de chocolat. Je leur faisais la classe.”

 

Votre vocation remonte-t-elle à cette époque marocaine ?
Elle est sans doute née au cinéma. Quand les Américains ont débarqué en 1942, mes parents sont devenus amis avec des officiers américains qui m'emmenaient avec eux. Il y avait des séances différentes, tous les jours. J'ai pu découvrir les Hawks, les John Ford, les Cukor, qui filme si bien les femmes ! J'ai vu Casablanca à Casablanca même. C'était marrant de constater que les personnages n'étaient pas du tout habillés comme les gens sur place... Les actrices et les acteurs américains, j'en étais fou ! Enfant, je n'arrêtais pas de jouer avec leurs photos, qu'on trouvait dans les plaquettes de chocolat. Je leur faisais la classe. Je m'arrangeais toujours pour que Greta Garbo soit la première !

 

Quelle langue parliez-vous alors ?
Je parlais surtout anglais. J'avais un accent terrible en français, au début. Puis, je suis devenu parfaitement bilingue. Ce qui m'a ouvert beaucoup de portes et m'a permis de tourner Chacal de Fred Zinnemann, Le Procès de Welles, plusieurs films de Joseph Losey, un Frankenheimer... Quand j'ai joué en Angleterre, plein de souvenirs sont remontés du tréfonds. Je retrouvai ma première langue, celle apprise dans la petite enfance. Cela a été un plaisir inouï.

 

Une fois à Paris, avez-vous suivi une formation théâtrale ?
Mes études avaient été navrantes, je n'avais ni le bachot ni le certificat d'études. J'étais très inhibé. Je peignais et je souhaitais confusément devenir acteur, mais j'avais eu une expérience épouvantable au cours d'un stage d'improvisation. Et puis je suis tombé dans un paradis : le cours d'art dramatique de Tania Balachova. Il y avait là Antoine Vitez, Trintignant... Tania était une femme adorable et très psychologue, qui a su me pousser dans mes retranchements. Un jour, je répétais une scène du Misanthrope où Alceste est furieux et je n'y arrivais pas. J'ai recommencé plusieurs fois, en vain, jusqu'au moment où elle m'a menacé de ne pas me garder dans son cours si je ne me montrais pas plus violent. Là, j'ai ressenti une décharge électrique dans le ventre et dans le dos, c'était comme la fin du monde pour moi. Alors j'ai attrapé une chaise, je l'ai cassée, j'ai hurlé mon texte ! « Eh bien voilà, vous y êtes arrivé », m'a-t-elle dit. Je suis rentré ensuite chez moi et j'ai dormi pendant plusieurs heures, mon coeur battait tellement fort.

 

“J'aime beaucoup les acteurs anglais qui jouent tout, modifient leur voix, leur façon de bouger.”

 

Outre son abondance, votre filmographie témoigne d'une diversité exceptionnelle. De nanars (Le Judoka agent secret) aux expériences esthétiques les plus radicales (Out one, de Rivette), vous avez couvert tout le spectre du cinéma. Quel est votre secret ?
La disponibilité. Et j'aime être là où on ne s'attend pas à me voir. Au théâtre, j'ai commencé dans le boulevard. Je suis passé ensuite « Rive gauche » avec Laurent Terzieff et Jean-Marie Serreau. Après avoir fait pas mal d'avant-garde, je suis retourné « Rive droite » chez Raymond Rouleau... J'aime beaucoup les acteurs anglais qui jouent tout, modifient leur voix, leur façon de bouger. Laurence Olivier pouvait jouer Shakespeare, Feydeau ou des comédies musicales... En France, on est étiqueté. Voyez mes rôles d'Eglise : curé de campagne, moine, prêtre révolutionnaire, évêque, cardinal, pape, j'ai tout fait. Y compris l'archange Gabriel dans Ma vie est un enfer de Balasko. Je m'étais juré d'arrêter. Mais le film de Beauvois, c'était impossible de refuser.

 

 

Vous êtes-vous renseigné sur son existence ?
Oui, il y a un petit film qui a été fait sur lui, dans lequel il parle un peu. Mais j'ai tellement l'impression de comprendre sa démarche que c'est un ami. Il est dans la dévotion extrême. Ne plus s'occuper de soi, mais des autres, c'est la plus belle trajectoire de la foi. Je garde un très bon souvenir de ce tournage où tout le monde était soudé. J'ai bien aimé la façon assez libre de travailler de Xavier Beauvois. Par exemple, la scène où j'explique à la jeune Algérienne en proie au doute ce qu'est le grand amour est totalement improvisée. Ce film est un témoignage positif. Au-delà du choix très difficile - doit-on rester en Algérie ou partir ? -, il montre qu'il y a une possibilité de coexistence entre les êtres humains.

 

Comment vous imprégnez-vous d'un personnage ?
Je ne travaille pas. Je lis le texte et il me donne une impulsion. Répéter longtemps un rôle, ça m'ennuie terriblement. Je suis un acteur d'instinct, tout est là tout de suite, je n'ai pas à construire, à réfléchir. Mon grand maître dans le genre, c'est Michel Simon. C'est un bonhomme qui ne comprenait rien à ce qu'il jouait, mais qui possédait une connaissance obscure. Il était génial. Totalement décomplexé. Il paraît qu'au cours des répétitions de Du vent dans les branches de sassafras, de René de Obaldia, il n'a fait que répéter la même phrase pendant un mois. Les autres comédiens devaient être fous. Pour moi, c'est un modèle absolu de liberté.

 

Votre voix est intérieure, non déclamatoire. D'où la tenez-vous ?
Ma voix, c'est ma voix. Je ne le fais pas exprès. Longtemps, je n'ai pas parlé assez fort. J'avais une voix sourde. C'était ma hantise, au théâtre. Et au cinéma, on me disait : attention, tu n'articules pas assez. La force de ma voix est venue peu à peu, mais sans méthode particulière. Je me souviens un jour de ma frayeur avec Losey, sur Galileo d'après Brecht. Après une scène, il me dit : « Vous allez tout jouer comme cela, en chuchotant ? » J'étais paniqué. Il m'a aussitôt rassuré. « C'est juste pour savoir où placer la caméra. Je la rapprocherai... » Voilà ce que j'appelle un bon directeur d'acteurs. Les acteurs, c'est très fragile. On peut vite se fermer, comme des huîtres.

 

Quelle était la nature de votre lien avec Marguerite Duras ?
C'était une amitié très spéciale, au-delà du cinéma, « extraterritoriale ». Une complicité liée à l'enfance : on riait souvent tous les deux, comme des mômes. On s'est connu sur L'Amante anglaise, une pièce consacrée à une femme criminelle, qu'on a jouée au théâtre pendant vingt ans, jusqu'à la mort de Madeleine Renaud, qui avait 92 ans la dernière fois. Marguerite a toujours eu une fascination pour les criminels et les fous...

 

... que vous partagez aussi, n'est-ce pas ?
J'aime ce qui est extraordinaire. La folie, je l'ai croisée souvent dans l'univers de Claude Régy, avec qui j'ai fait douze pièces. Pour certains acteurs, c'est parfois difficile de travailler avec lui. Pour moi, non. On fait de nombreuses lectures, on travaille sans fatigue, sans stress. Les choses surgissent, tout doucement. Sur L'Amante anglaise, la rencontre avec Madeleine Renaud, c'était épique. Car elle avait l'habitude de la Comédie-Française, elle parlait vite, gaiement. Claude, lui, cherchait le secret du personnage, réclamait des silences, aussi parlants que les mots. Madeleine obéissait, mais en coulisses, elle me disait : « Ah, qu'est-ce qu'il m'enquiquine avec ses silences ! » Duras, c'était la première, avec Beckett, à parler autant du silence en scène. A écrire « petit silence », « grand silence ».

 

Un souvenir marquant de cinéma ?
Au début des années 60, j'avais une employée espagnole qui ne parlait pas bien le français. Je rentre un soir, elle m'avait laissé un message : « Monsieur Willis a téléphoné, il faut le rappeler, c'est urgent. » Je ne voyais pas du tout qui était ce monsieur Willis. Je compose le numéro, je demande à lui parler lorsque j'entends une voix d'ogre : « I'm Orson Welles. » J'ai cru à une blague : c'était mon dieu, Welles ! « Venez me voir demain au studio de Billancourt. » Il a été adorable, m'a remis un scénario, en me proposant le rôle du pasteur dans Le Procès. On a tourné dans la gare d'Orsay, transformée en studio. Pour ma première scène, il a fallu vingt prises. La caméra devait monter et tourner, c'était un mouvement compliqué. Mais cela a été une telle joie de travailler avec lui. Welles, c'était un surdoué. A 7 ans, il jouait par coeur les pièces de Shakespeare avec ses marionnettes. Citizen Kane, à 25 ans, c'est quand même pas mal. Et puis, l'exil forcé, la déchéance. Sa fin est terrible.

 

Dans Le Fantôme de la liberté, on vous découvre en notable, les fesses à l'air, dans une scène de sadomasochisme. Vous n'avez pas hésité ?
Si cela n'avait pas été don Luis, comme on appelait Buñuel, je n'aurais pas accepté. C'est hautement comique, ce chapelier de Nîmes qui, au cours d'un cocktail, se fait fouetter sans explication par sa femme devant des moines offusqués, et qui hurle : « Attendez, ne partez pas. Que les moines restent au moins... ! » J'avais dit à la production, soyez gentils, ne mettez pas la photo dans les cinémas ; naturellement, ils l'ont mise ! A 80 ans, Buñuel était toujours aussi créatif, avec des idées bien précises. Un jour où je ne comprenais pas pourquoi il fallait tenir mon verre très haut, il m'a répondu que cela lui faisait plaisir ! J'avais trouvé cela très valable comme explication.

 

Vous êtes un croyant fervent, engagé dans le Renouveau charismatique. Vous avez songé à rentrer dans les ordres ?
L'idée m'a effleuré, mais par à-coups. Et puis ma famille était ruinée, je ne pouvais pas partir, l'abandonner...

 

“J’aime cette parole du Christ : ’Si vous n'êtes pas comme les enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume.‘”

 

Vous êtes l'un des rares comédiens à ne pas cacher votre foi...
Oui, car c'est important. Avec un grand ami, qui est maintenant évêque de Toulon, Dominique Rey, nous avons fondé il y a vingt ans un groupe de prière pour les artistes, car nous regrettions que ce soit si tabou chez les comédiens... Deux rencontres providentielles ont compté pour moi : l'une avec ma marraine, une femme aveugle, qui m'a conduit de façon maternelle vers le baptême, que j'ai demandé à 22 ans ; l'autre avec un père dominicain d'un atelier d'art sacré qui m'a ouvert l'esprit sur la foi, la peinture et le théâtre. Je pense souvent à une phrase de lui : « Vous ferez au public des confidences que vous ne ferez à personne dans la vie. » C'est un exutoire, le jeu de comédien. Et j'aime cette parole du Christ : « Si vous n'êtes pas comme les enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume. » Les enfants jouent pour se construire, inventer, imaginer. Le jeu, c'est quelque chose de prodigieux. Etre acteur, c'est une façon de se soigner. Les artistes sont des gens qui ne supportent pas la vie telle qu'elle est. Ni ses contraintes ni ses lois. Ils cherchent à être autrement.

 

Vous allez fêter vos 80 ans. Vieillir vous fait peur ?
Au contraire, je me sens plus libre dans mon métier de comédien. J'en viens même à conseiller certains metteurs en scène un peu perdus. J'aurais bien aimé être comme ça à 40 ans. Un de mes handicaps dans la vie, c'est la lenteur. Longtemps, j'ai eu des angoisses, des hésitations. J'étais comme Louis XVI face à ses ministres qui le pressaient pour prendre une décision. J'ai sans doute maintenant plus de plaisir qu'avant. Un plaisir calme.

 

Source : Télérama

 

 

 

 

 

 

 

 

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