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Débat Thomas Guénolé/Jacques Attali : combien de morts causés par la mondialisation ?

Pour Thomas Guénolé, la mondialisation possède cinq caractéristiques : « l’existence d’un réseau commercial ; le fait qu’une superpuissance en impose les règles ; l’hégémonie d’un courant de pensée économique qui coïncide avec les intérêts de cette superpuissance ; la prédation des ressources matérielles des territoires du plus faible et l’asservissement de leurs populations ; un nombre de morts extrêmement élevé qui se compte en millions ».

Thomas Guénolé, selon vous, la mondialisation a fait 400 millions de morts entre 1992 et 2018. Pouvez-vous revenir dessus ?

Thomas Guénolé : Il m’a fallu un long travail de recherche pour écrire ce Livre noir de la mondialisation. D’abord, 600 000 morts de l’économie guerrière des États-Unis, la superpuissance qui domine la mondialisation actuelle. Plus précisément, ce sont les morts causées par l’invasion américaine de l’Irak, aux fins de prédation de son économie. Ensuite, 6,5 millions de morts des guerres de pillage des ressources pour aller nourrir les besoins de certaines industries mondialisées, notamment celle du smartphone. Par exemple, la deuxième guerre du Congo, à elle seule, a causé 5,4 millions de morts. L’enjeu minier était notamment celui du cobalt et du coltan – dont nous tirons le tantale. S’ajoutent 11 millions de morts de faim. En réalité nous produisons largement assez de nourriture pour l’intégralité de l’humanité. La mondialisation est donc responsable de ces morts, en tant que système très gravement dysfonctionnel de répartition de la nourriture. Par exemple, un Éthiopien sur cinq souffre de sous-alimentation, pendant que les pays riches sont satisfaits de leur approvisionnement en café et en roses d’Éthiopie. Il convient de rajouter 56 millions de morts de leurs conditions de travail.

La mondialisation est « un marché mondial sans règle de droit mondiale » définition que vous donnez, monsieur Attali, dans Une économie de la vie. Cela produit un nivellement mondial par le bas des conditions de santé et de sécurité de la main-d’œuvre : sur le marché mondial, un grand nombre de pays ont pour avantage compétitif des conditions de travail atroces, afin d’écraser les coûts. Prenons l’exemple de Foxconn, numéro 1 mondial de composants électroniques et fournisseur passé ou actuel d’Apple, Sony, etc. En 2010, une étude universitaire chinoise a conclu que ses usines sont, je cite, « des camps de travail ». Le bilan s’alourdit avec 69 millions de morts de la catastrophe écologique : la mondialisation en est coupable en tant que système planétaire consumériste et productiviste. « Marché mondial sans règle de droit mondiale » cela signifie le nivellement mondial par le bas des conditions écologiques de production et de transport. Par conséquent, les victimes de la pollution atmosphérique sont essentiellement là où la mondialisation a transféré les activités industrielles les plus polluantes. Pour ne prendre qu’un exemple, la pollution de l’air de New Dehli en 2009 correspond à celle de l’air du Londres industriel de 1830, alors que la pollution de l’air du Londres désindustrialisé de 2009 est très faible. À cela s’ajoute la pollution des produits de ce système consumériste, issue notamment des rejets des véhicules thermiques. Enfin, s’ajoutent 256 millions de morts de maladies pourtant soignables.

Lorsqu’une maladie facile à soigner, comme la tuberculose, fait quand même des millions de morts, ou lorsqu’il existe des traitements qui maintiennent en vie sans guérir, comme c’est le cas pour le sida, en réalité ils meurent de déni d’accès aux traitements et aux médicaments. La mondialisation est donc responsable de ces morts, en tant que système de répartition des ressources en général et des ressources de santé en particulier. Les deux dimensions s’emboîtent. Prenons la Zambie : elle n’intéresse la mondialisation que comme exportateur de cuivre. Mais les profits du cuivre sont accaparés par une poignée de multinationales, comme Glencore. Conséquence : le système de santé zambien est atrocement sous-développé, par manque de moyens et de ressources. Résultats : la tuberculose a fait 200.000 morts en Zambie sur la période étudiée.

Jacques Attali : Ce livre contient beaucoup d’informations et il est argumenté aussi honnêtement que possible, il avoue même que des chiffres sont surestimés. Chaque année, environ 60 millions de personnes meurent dans le monde. Sur vingt ans, cela fait 1,2 milliard. Le livre impute donc à la mondialisation 1/3 des morts dans le monde. De mon point de vue, une partie des chiffres sont vrais. Je pense cependant que beaucoup n’ont rien à voir avec la mondialisation. Quand un pays est en croissance industrielle, les morts de la pollution ne sont pas dus à la mondialisation : ce n’est pas la conséquence d’exportations ! À New Dehli, par exemple, les Indiens produisent pour l’essentiel pour eux-mêmes, et assez peu pour le reste du monde.

Ce que nous appelons « mondialisation », c’est en fait la mondialisation du marché. Évidemment que si cette dernière est seule, c’est un désastre. Cela fait trente-cinq ans que j’écris cela ! Mais je ne crois pas que transformer 200 nations en 200 bunkers soit la solution. Au contraire, il faut une mondialisation de la règle de droit, afin qu’il y ait une harmonisation vers le haut des droits sociaux et humains. Un protectionnisme aveugle ne peut pas conduire à cela, ni à une amélioration durable du niveau de vie des gens ou de l’environnement. En revanche, il peut être utile dans certains domaines, à condition qu’il soit pensé comme partie d’une politique cohérente. Par exemple, l’Europe devrait avoir une protection douanière commune efficace et sélective, afin de faire renaître certaines industries, ce qui impliquerait la mise en place d’une vraie politique industrielle, sociale et écologique.

Pour moi, la vraie réponse, même si elle est utopique, c’est une règle de droit mondiale beaucoup plus forte. Il y a un domaine où il existe un gouvernement mondial dans lequel la moindre décision est appliquée dans tous les pays du monde : la Fifa [Fédération internationale de football association]. Ce qui est valable pour le football pourrait la santé ou le droit du travail ou le climat, ou la protection de la biodiversité. Voilà pourquoi je pense qu’il ne faut pas moins de mondialisation, mais plus

Comment cette règle de droit mondiale pourrait advenir ? Avec un gouvernement mondial ? N’est-ce pas une chimère irréalisable ?

J. A. : Je n’ai pas parlé de gouvernement mondial. Mais l’humanité est une, le covid nous l’a encore prouvé. La Fifa démontre aussi  qu’une règle de droit mondiale peut être dévoyée. Cette organisation a été corrompue, les règles du foot ne sont pas toujours justes, etc. Une règle de droit mondiale peut donc  être mauvaise. Mais il n’est pas  impossible qu’elle soit juste. C’est ce que nous essayons de faire avec l’Union européenne : avoir une règle de droit commune sur une petite partie de la planète.

T. G. : La « mondialisation malheureuse » est notre système planétaire de répartition des ressources. Son impact sur chaque vie humaine est donc considérable. Dès lors que nous admettons que ce système est néfaste, il est donc logique de constater qu’elle a causé une proportion élevée du total des morts de l’humanité sur la période étudiée. D’autre part, on peut admettre en théorie une mondialisation qui serait bienfaisante, mais mon Livre noir étudie la mondialisation réelle, actuelle, qui est mortifère.

J. A. : Vous parlez de mondialisation, alors qu’il s’agit du capitalisme !

T. G. : Je voudrais attirer votre attention sur nos deux sujets de désaccord les plus importants : le protectionnisme et la gouvernance mondiale. De votre point de vue, le protectionnisme provoque des guerres et, par ailleurs, il n’est pas efficace. Je réponds que plusieurs grandes guerres ont éclaté sans protectionnisme auparavant. Ainsi, la Première Guerre mondiale a au contraire éclaté après plusieurs années d’augmentation du commerce mondial. Réciproquement, la montée du protectionnisme peut se produire sans susciter de guerre. La Corée du Sud et le Brésil, notamment, ont été très fortement protectionnistes ces dernières décennies, sans que ne cela n’ait provoqué ni grande guerre ni guerre régionale.

Concernant la gouvernance mondiale, vous avez dit dans À tort ou à raison : « Le marché devient global et sans règle sauf si la démocratie elle-même devient aussi large que le marché, c’est la règle de droit mondiale, ou si la démocratie referme le marché avec du protectionnisme. » Je suis d’accord avec vous, il faut soit l’un, soit l’autre. Et, comme je pense qu’un gouvernement mondial de l’humanité n’est pas possible, faute de menace extérieure commune, je propose le protectionnisme. Cela n’est rien de plus qu’un libre-échange régulé par des taxes douanières, suffisamment fortes pour éliminer tout avantage concurrentiel fondé sur des conditions sociales et environnementales atroces de production ou de transport.

  J. A. : Là-dessus nous ne sommes pas en désaccord. Mais pour moi, le protectionnisme peut être un outil, mais pas une fin.

T. G. : Sur la question de la règle de droit mondiale, dans Une brève histoire de l’avenir vous avez préconisé et estimé probable, après une phase horrible d’hyperempire des marchés, la création d’un gouvernement démocratique mondial, assorti d’un Parlement mondial démocratiquement élu, ce qui permettrait une règle de droit mondiale pour discipliner le marché planétaire et pour construire – là, c’est dans l’Économie de la vie – une économie du marché. Je propose plutôt qu’une coalition de puissances, probablement sans les États-Unis, mette en place une taxe Tobin sur les transactions financières, avec protectionnisme envers tous les pays qui ne suivent pas – là, le protectionnisme est un moyen et non une fin. Cette même coalition créerait un Fonds international de développement humain (Fidh), financé par cette taxe Tobin. En outre, le Fidh financerait des programmes de transition écologique dans les pays pauvres. Les pays membres seraient ceux de la coalition et les pays pauvres, avec une voix chacun et aucun droit de veto. Les programmes seraient gérés par les branches spécialisées des Nations unies et par des ONG accréditées, avec une très forte clause d’emplois locaux – au moins 80 % –, et la transparence intégrale des flux financiers, comme en Suède.

J.A. : Ce que vous proposez est au moins aussi utopique que ce que je propose ! Il y a encore moins de chances de voir cette coalition que d’avoir une règle de droit. Mais vous avez posé un sujet très intéressant : pour avoir une règle de droit commune, faut-il un ennemi commun ? La réponse est oui, c’est pour cela que je suis très optimiste sur l’avenir de l’Europe. Dans la mesure où les Américains sont en train d’abandonner l’Europe, nous devrons commencer à nous unir contre le terrorisme. L’humanité a-t-elle un ennemi commun ? Aujourd’hui, elle en a un : le Covid. Il n’y aura d’ailleurs de solution que commune : fermer les frontières ne suffira pas. Les vaccins et les médicaments seront mondiaux. De plus, l’humanité a un autre ennemi commun : elle-même ! Il faut qu’elle se batte contre ses propres démons. La réponse est dans l’altruisme, la prise en compte des autres, notamment des générations futures. Or le protectionnisme est la négation de l’altruisme. Et l’altruisme ne peut être que planétaire.

T. G. : C’est un outil de régulation indispensable. Sans protectionnisme, nous n’avons aucun moyen d’empêcher le nivellement mondial par le bas, en particulier écologique et social, causé par la « mondialisation malheureuse ».

J. A. : Pour cela que je dis qu’il peut quand même être un outil. Depuis longtemps je dis qu’il faudrait que les règles de l’OMC et les règles de l’OIT. Autrement dit, personne ne devrait avoir de libre accès commercial s’il n’applique pas les règles de l’ONU.

T. G. : Vous défendez donc un embargo sur tous les pays qui n’appliquent pas les exigences de droits sociaux, environnementaux et humains fondamentaux, tels que définis par les Nations-Unies.

J. A. : Oui et de l’OIT.

T. G. : Je pourrais parfaitement signer cela.

J. A. : Cela donne du sens à ce protectionnisme planétaire.

T. G. : Mais cela me semble beaucoup plus faisable par une grande coalition, que par les Nations-Unies.

Malgré sa face sombre, la mondialisation ne nous a-t-elle pas apporté nombre de progrès : élévation de l’espérance de vie et du niveau de vie, sortie de la misère de millions de gens, un certain nombre de libertés, etc. ?

J. A. : Là encore, nous mélangeons tout. Parlons-nous vraiment de la mondialisation ou du capitalisme ? Ce dernier peut être décrié et, dans ce cas-là, nous l’appelons « capitalisme ». Lorsque nous voulons être plus soft nous le nommons « économie de marché ». Mais, jusqu’à présent, nous n’avons pas mieux. Le socialisme d’État a échoué. L’économie de marché consiste à répartir les biens par la monnaie. C’est une géniale gestion de la rareté. Mais c’est épouvantable si nous ne compensons pas par d’autres mécanismes ce que le marché n’est pas capable de faire. Pour la justice sociale, et pour la protection des générations futures, et du reste du vivant. C’est le rôle de la démocratie, qui permet les transferts entre gens de la même génération et entre générations. Vous parlez des gens que la mondialisation a tués, je parlerai de gens que le capitalisme a tués. À l’inverse, nous devons aussi parler de ceux qu’il a sauvés. Ils sont très nombreux. L’espérance de vie a progressé partout. Il y a la réduction de la faim dans nombre de pays, etc. Avec, certes, d’immenses désastres écologiques, sociaux et humains.

T. G. : La mondialisation, parce qu’elle est un marché mondial et une absence de règle de droit mondiale, a des conséquences atroces : écologiques, sanitaires, alimentaires, néo-esclavagistes, etc. Mon Livre noir révèle le coût humain total de cela. L’argument du « bilan globalement positif » ne marche pas : lorsqu’un système aboutit à 11 millions de morts de faim alors qu’il y a assez de nourriture pour tout le monde, son bilan est évidemment indéfendable quels que soient les aspects par ailleurs positifs.

Quant à ceux qui douteraient de la responsabilité de la mondialisation dans ces morts, je leur réponds qu’il faut être cohérent : on ne peut pas attribuer à la mondialisation toutes les conséquences positives l’économie-monde, et en même temps refuser de lui attribuer ses conséquences négatives – je ne dis pas que vous le dites, mais c’est un argument récurrent.

J. A. : Parce qu’il y a des millions de vies aussi !

T. G. : Mais les 400 millions de morts rendent ce système indéfendable !

J. A. : En avez-vous un autre ?

T. G. : Il nous en faut un autre et vos livres comme les miens donnent des pistes. Nous avons des désaccords importants mais aussi des points de convergence. Quant au fait qu’il ait existé jadis des systèmes pires que la mondialisation, cela ne rend pas acceptable pour autant son bilan de 400 millions de morts.

Thomas Guénolé, le titre de votre livre fait référence au Livre noir du communisme dirigé par Stéphane Courtois. Pouvons-nous vraiment mettre sur le même plan les morts de la mondialisation, résultats indirects de décisions humaines, et ceux du communisme, liés à des décisions politiques, comme les goulags ou les grandes purges ?

T. G. : Le titre de mon livre fait effectivement écho au Livre noir du communisme pour la raison qu’il y a une similitude dans les démarches : il s’agit d’évaluer le coût humain d’un système. On juge un système à son impact et à ses conséquences. La façon exacte dont le système a causé ces morts, que ce soit de manière active ou passive, par négligence, par indifférence, par stupidité, par conformisme ou par manque d’empathie pour eux, ne change pas grand-chose pour les morts et pour ceux qui les aimaient. Les parents des 5 757 millions d’enfants mort-nés à cause du sous-développement sanitaire, par exemple.

J. A. : Je suis d’accord avec cela : les décès provoqués par des décisions implicites sont aussi insupportables que ceux qui sont dus à des décisions explicites.

Le Livre noir de la mondialisation : 400 millions de morts de Thomas Guénolé, Plon, 306 p., 19 €.

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