· 

“Il y a une nécessité absolue de retrouver une autonomie de la pratique de gauche.”

Geoffroy de Lagasnerie est un philosophe sociologue âgé de moins de 40 ans. Il est l’un des jeunes penseurs les plus brillant et intéressant de notre époque. Auteur d’une dizaine d’ouvrages aux thèmes très variés, il revient en cette rentrée littéraire avec un nouvel ouvrage intitulé « Sortir de notre impuissance politique » publié aux éditions Fayard. Ce véritable manuel de lutte de 90 pages est éminemment révolutionnaire en ce qu’il cherche à s’affranchir des vieilles stratégies traditionnellement employées à gauche et qui la conduise inévitablement dans la stagnation, la régression et la défaite depuis maintenant plusieurs décennies. L’occasion de discuter avec lui des formes d’action vieillissantes qui paralysent aujourd’hui les luttes progressistes ainsi que des nouvelles pratiques qu’il tente d’inventer à travers ce livre. 

 

En 2016 sur le blog de Mediapart vous écriviez ceci : « Si nous voulons sortir de cette situation d’impuissance et d’anxiété, il faut procéder à un réexamen de notre rapport à la politique et inventer de nouvelles pratiques politiques. » Cette réflexion sur l’impuissance politique des formes de luttes à gauche n’est donc pas nouvelle dans votre pensée. Comment vous en êtes venu à théoriser ce concept, quel est le point de départ ?

 

Je dirais qu’un sentiment d’impuissance hante aujourd’hui toute personne qui s’inscrit dans des pratiques de luttes de gauche. Quand on discute, quand on va en manifestation, quand on s’engage et qu’on rencontre d’autres militants on voit bien qu’il y a ce sentiment décourageant que les enjeux sont trop grands, que les ennemis sont trop puissants, que les inerties sont trop fortes. Or cette évidence partagée de l’échec sur presque tout s’accompagne plus d’une dénégation que d’une prise de conscience de la nécessité d’agir autrement. Après tout c’est quelque chose de classique dans l’humanité, quand quelque chose vous fait mal vous avez plutôt tendance à le mettre de côté qu’à l’affronter de face. Mais la politique devrait être le lieu de la prise de conscience et pas celui de l’aveuglement. Tous les gens de ma génération n’ont vécu que sous la droite. Et devrait donc se poser la question de savoir comment faire pour que cela change. Je me suis beaucoup impliqué ces dernières années dans un ensemble de luttes très différentes et pour être honnête plus j’ai milité et plus j’ai éprouvé une sorte de malaise vis à vis des pratiques et des stratégies déployées, des discours tenus etc… Plus le temps passait et plus je me demandais « est-ce qu’on est en train d’agir ou est-ce qu’on est en train de se faire plaisir et de se construire une vie de militant qui n’a plus aucun rapport avec son but premier. »

 

Dans ce livre, il y quelque chose qui vous intéresse beaucoup. La gauche a fini par considérer le retrait d’une réforme ou la marche arrière d’un pouvoir en place comme le sacro-saint de la lutte et n’appréhende aujourd’hui la mise en action que dans une démarche réactive ou défensive. Vous dites à cet égard que même lorsqu’elle ne perd pas, elle ne gagne pas non plus et que réagir aux pouvoirs c’est d’emblée s’inscrire dans la défaite puisqu’il n’y a plus d’esprit de conquête.

 

Pour moi traiter la question en terme d’impuissance c’est essayer de transformer la réflexion sur la gauche en proposant cette idée : peut être que ce n’est pas parce que nous n’agissons pas, ou parce que nous agissons mal ou parce que nous sommes entravés que nous perdons. Peut être sont-ce plutôt nos manières d’agir qui nous condamnent à la défaite. Je veux décrire une logique diabolique, qui serait que nos actions fonctionnent comme des pièges au sens où elles seraient d’autant plus impuissantes qu’elles se vivent comme puissantes. C’est précisément quand on croit qu’on agit qu’on est en train de s’auto mutiler. C’est ce qui apparaît par exemple dans le devenir réactive des forces progressistes. Depuis les années 1980, il y a eu une inversion du temps politique et les forces progressistes se sont de plus en plus définies comme réagissant aux actions des gouvernants. Les grands mouvements que l’on à en tête sur les vingt ou les trente dernières années, contre le plan Juppé, contre le CPE, contre la réforme des retraite, contre la loi travail, ne sont que des mouvements « contre ». Or lorsque vous vous contentez de réagir à la réaction, vous ne pouvez que perdre. Même quand vous croyez que vous « gagnez »comme au moment du CPE en réalité vous perdez puisque vous avez transformé l’ordre présent que vous critiqiuez auparavant comme l’ordre que vous êtes satisfait d’avoir conservé, vous avez donc cédé du terrain aux forces réactionnaires en qualifiant le présent de désirable. A partir du moment où elle agit de manière défensive, la gauche est condamnée à l’échec. La gauche ne peut gagner que si elle est pro-active, si elle à l’initiative de la temporalité politique et pas si elle passe son temps à réagir. En gros on pourrait dire que jusqu’aux années 1970 (que l’on pense à 1936 ou 1968), la gauche était conquérante et pro-active, elle demandait des conquêtes et ne pouvait jamais perdre en quelque sorte. Pourquoi on a pas vu ces dernières années de mobilisations générales pour la semaine de 4 jours ou les 28h. Ce genre de mobilisation ne sont pas envisagées alors que le syndicalisme à l’origine est un mouvement de conquête. Il y a une domination symbolique des forces réactionnaires qui aujourd’hui nous bloque. La gauche redeviendra puissante quand elle redeviendra autonome par rapport à la droite et quand elle déploiera des modes d’action qui prendront la droite par surprise et la placeront sur la défensive.

 

Pour vous, le drame de la gauche aujourd’hui est qu’elle se met en action et s’oppose aux pouvoirs conservateurs sans jamais remettre en question ses propres modes d’action. Est-ce qu’en agissant ainsi elle fini par adopter la dimension conservatrice contre laquelle elle pense lutter ?

 

Déjà avant de vous répondre je dirais qu’il faut se méfier de l’idée de « conservatisme ». Personne ne se présente comme un conservateur. La droite passe son temps à vouloir faire des réformes, à vouloir transformer l’ordre juridique. Tout le monde se présente politiquement avec une ambition de changer ce qui est et même l’extrême droite à cet égard n’est pas conservatrice en ce qu’elle passe son temps à vouloir tout modifier ou tout transformer, donc ce terme de conservatisme je m’en méfie. Je ne sais pas s’il permet de bien comprendre ce qui se passe et ce qui anime les forces à l’œuvre dans le champ politique. Pour vous répondre, le problème essentiel c’est qu’il est très difficile de faire une expérience politique, c’est à dire d’accepter de vivre la politique comme quelque chose d’historique, de contingent, et non comme un rituel. La gauche semble ne pas vouloir accepter le fait que les instruments de la contestation sont construits et réglés historiquement, que nombre d’entre eux sont déjà intégrés dans le système, attendus par les gouvernants et que de ce point de vue les outils s’usent et perdent de leur caractère surprenant… Nous n’agissons pas politiquement en stratèges mais en automates. Si vous vous obstinez à continuer de recourir à un instrument dont l’histoire récente a montré l’inefficacite alors on peut se demander si vous n’avez pas un désir d’inefficacité au fond. C’est donc plus que du conservatisme, c’est comme une forme de logique de l’autosacrifice au sein du militantisme de gauche – presque comme si on avait accepté qu’on à déjà perdu et donc tant pis  : allons jusqu’au bout de ce sacrifice. C’est presque comme ça que je le vois.

 

Dans ce livre vous cherchez à comprendre dans quelles mesures les formes d’actions actuelles à gauche sont vouées à l’échec et vous pointez du doigt cette mauvaise habitude qui fait loi de toujours s’adresser aux dominants. En quoi est-ce une démarche perverse à vos yeux ?

 

En effet l’une des manières typiques par laquelle l’impuissance politique fonctionne apparaît lorsque l’on déploie sa pratique politique à partir du paradigme de l’ignorance et de la méconnaissance, qui consiste à penser que les dominants ignorent le monde et que c’est la connaissance qui va leur permettre de prendre conscience de la vérité pour transformer leurs actions. L’un des réflexes que l’on observe gauche quand on se mobilise c’est de penser que les dominants ignorent la réalité, qu’il s’agisse de la situation  de l’hôpital, des migrants, des prisons, des universités, des quartiers populaires. Et donc on va vouloir leur montrer, leur dire « regardez », faire des pétitions, etc… en faisant comme si on allait changer leurs pratiques en rendant visibles des réalités qu’ils ignoreraient. Je récuse totalement ce paradigme. je crois qu’il est beaucoup plus rationnel et efficace de penser que les dominants savent très bien ce qu’ils font. Non seulement ils sont conscients des effets de leurs politiques mais en plus c’est ce qu’ils veulent. À partir de ce moment là il faut accepter que les gouvernants sont irrécupérables et en tirer les conséquences. Les dominants ne sont pas des gens à qui on s’adresse, avec qui on débat. Ce sont des adversaires que l’on doit remplacer, neutraliser ou exclure mais ils ne font pas partie de notre cercle d’adresse. La politique doit s’affranchir de cette croyance dans le débat et de la discussion. Toute personne qui a déjà regardé un débat à l’assemblée nationale sait que tout argument, même le plus incontestable, qui sera proposé par l’opposition ne passera pas puisque la politique n’obéit pas à une logique de la discussion et de l’argument mais à celle du camp, de l’idéologie, de l’intérêt objectif. Si on accepte ça, il faut comprendre que la gauche n’a jamais intérêt à s’adresser aux dominants puisqu’ils sont par essence perdus pour la cause. C’est du temps perdu. Le but de la gauche est de les bloquer, par le droit par exemple, ou de les remplacer par des mécanismes de long terme, notamment par l’adresse à la jeunesse qui pourra faire naitre d’autres idéologies et d’autres pratiques dans vingt ou trente ans. La gauche perd son temps en cherchant à s’adresser aux dominants. Et c’est donc tout autrement que nous devons penser nos pratiques de lutte et de prise de parole publique.

 

Vous parlez dans le livre de cette prison de l’urgence et de ce mythe de l’immédiateté qui conduit la gauche à prendre les mauvaises décisions. Pour vous il vaudrait mieux privilégier le temps long et le travail sur les structures de conscience des générations à venir. Comment concilier urgence politique et stratégies à long terme dans les luttes contemporaines ? Parce que l’urgence qu’on le veuille ou non elle est là.

 

Peut être est-ce la l’un des drames de la politique de gauche, personne d’humain ne peut dire à quelqu’un qui souffre “on attendra 20 ans”. C’est aujourd’hui que les gens ont faim, c’est aujourd’hui que les gens meurent à 60 ans dans certains métiers, c’est aujourd’hui que les femmes sont battues et meurent sous les coups de leurs conjoints, c’est aujourd’hui que les migrants se noient dans la Méditerranée… Effectivement, le problème de la gauche c’est qu’il y a une urgence vitale des corps qui souffrent et donc on se dit il faut agir aujourd’hui. Le problème qui est affreux et c’est pour ça que la gauche est toujours un peu piégée c’est que les modes d’action destinés à agir dans le présent sont presque tous condamnés à l’échec et donc en y recourant vous prenez le risque de ne régler les questions ni au présent ni au futur alors que les modes d’action du temps long, de la culture, des cerveaux jeunes, du droit, ou de l’infiltration sont susceptibles de produire des transformations majeures mais uniquement au bout d’un certain temps. En terme de calcul coût / avantages – je suis pour l’importation d’un raisonnement utilitariste dans le mouvement social – il vaut mieux sauver le futur et perdre le présent que perdre les deux. Après, la question à se poser c’est comment ne pas être dans une forme de sacrifice des souffrances présentes pour parvenir malgré tout à réconcilier le plus possible les exigences du temps long et du temps court. Et là je pense que l’action directe est la forme politique la plus puissante : intervenir tout de suite et produire sa propre légalité : les bateaux dans la Méditerranée pour sauver les migrants, Cédric Herrou, 269 Libération Animale, le Black Panther Party… tous sont des exemples de sauveurs de vies qui agissent concrètement dans le présent, qui imposent leur propre légalité et mettent l’état sur la défensive. Puis il y a le droit, c’est à dire le fait de porter plainte contre les états et obliger les gouvernants à prendre des mesures (le droit est l’une des seules réalités qui peut contraindre les gouvernants). C’est une des rares choses qui a marché à Calais quand les migrants étaient maltraités par le gouvernement socialiste. Ce ne sont pas les manifestations qui ont obligé les socialistes à donner de l’eau aux migrants mais le Conseil d’Etat.

 

L’action directe d’un côté et le droit de l’autre pour ce qui est du court terme mais parlons du long terme. Dans le livre vous parlez d’une perte de contact de la gauche avec les endroits concrets de la transformation politique et à cet égard c’est assez intéressant puisque vous cassez ce mythe de la démission qui règne dans la gauche traditionnelle. Si on est policier et qu’on est de gauche on démissionne, si on est un magistrat de gauche on démissionne. Vous, vous incitez au contraire à rester mais vous allez au delà en prônant la tactique de l’infiltration politique massive et sur le long terme notamment des sphères politiques décisionnaires qui ont largement été laissé aux mains d’une doxa réactionnaire depuis 30 à 50 ans.

 

Absolument, je conçois l’infiltration comme l’une des manières de concevoir l’action directe, c’est à dire une manière de se donner des instruments pour produire sa propre loi et pour produire des transformations effectives. La gauche doit se poser la question de savoir quels sont les instruments de transformations effectives qui vont diminuer les quantités de souffrances réelles éprouvées. C’est ça le programme radical de la gauche et ne pas se poser cette question c’est ne pas faire de la politique mais de la mystique ou de la mythologie. A partir de là j’essaye de réfléchir dans mon livre à comment – notamment dans la gauche radicale – l’infiltration des appareils de pouvoir est aujourd’hui vue comme de la corruption, en sorte qu’est encouragée l’auto-exclusion des lieux d’action pratique. C’est un paradoxe énorme. Il est tout de même étrange d’adopter un concept d’action qui concrètement veut dire : renoncer à l’action. Cette logique perverse agit comme une sorte de malédiction qui mutile les forces progressistes. Tout ce qui pourrait donner un peu de pouvoir est dégradé, dévalorisé et diffamé et tout ce qui ne sert presque jamais à rien et s’inscrit dans une logique du spectacle comme la manifestation sauvage, le squat, ou casser une voiture va être valorisé comme étant radicale. Après, je ne sous-estime pas l’inertie des institutions et je ne considère pas que l’infiltration soit l’unique pratique radicale, mais je pense que l’on surestime l’inertie des institutions et que dans un monde où il y a des systèmes de pouvoir il faut produire des transformations systématiques et les institutions sont des lieux essentiels pour cela.

 

Récemment, j’interviewais Jerôme Rodrigues à l’occasion de la reprise des manifestations gilets jaunes le 12 septembre dernier. Il évoquait cette nécessité absolue de dépasser les cercles de convaincus qui ne finissent par se parler qu’entre eux. Est-ce que cette crise de la visibilité et de la communication entre dans votre analyse de l’impuissance politique qui caractérise les luttes progressistes d’aujourd’hui ?

 

La question de la production de cercles d’adresses autonomes est une des grandes questions de la gauche. On parlait tout à l’heure du fait que la gauche a été manipulée psychiquement par la droite pour se mettre sur la défensive : he bien c’est quelque chose que l’on voit très puissamment dans les cercles d’adresse. Par exemple sur les réseaux sociaux, qui pourrait être un grand lieu d’autonomie, où il suffit que n’importe quelle personne insignifiante de droite ou d’extrême droite tienne un propos raciste dans une émission d’extrême-droite regardée en grande partie par des gens déjà racistes ou d’extrême droite (de surcroît très peu de monde regardent ces chaînes et c’est la réaction que leur donne de la visibilité) pour que cela devienne une obsession et tout le monde va se vivre comme étant de gauche en réagissant, s’insurgeant, et donc contaminant nos espaces avec ces gens et leur propos pathétique au lieu de les laisser crever entre eux dans leur coin et que personne ne les regarde. Pour moi ça c’est vraiment la honte et c’est exactement le contraire de la construction d’un espace de gauche. Je crois beaucoup à la production d’espaces autonomes avec des temporalités autonomes, des formats autonomes. Je pense qu’il faut conquérir les mass médias exactement comme la droite l’a fait mais il faut le faire d’une autre manière. Les jeux vidéos, Instagram ou TikTok peuvent être des instruments très puissants pour infiltrer la culture, les cerveaux des jeune et imposer des thèmes de gauche, des habitudes de gauche. L’erreur c’est d’avoir l’impression qu’on parle a plus de gens parce qu’on va sur une chaîne d’information continue qui est en grande partie regardée par un public qu’il est de toute façon impossible de convaincre. Il faut parvenir à trouver des circuits où l’on peut toucher des gens qui ne se reconnaissent pas dans les médias traditionnels. À cet égard l’une des choses les plus puissantes qu’a construit Assa Traoré c’est ça . C’est quelqu’un qui par ses réseaux sociaux, par son instagram a réussi à construire un public autonome et qui tend même à être plus influente et puissante que certains médias (ce sont eux qui sont obligés de reprendre ce qu’elle dit sur ses propres réseaux). J’ajouterais juste que le but n’est pas de convaincre tout le monde. Il ne faut pas être trop obsédé par cette question du grand public. On peut prendre le pouvoir et imposer des réformes même en étant très minoritaire, Macron en est un bon exemple.

 

On va aborder de manière plus précise les modi operandi qui sont a vos yeux obsolètes et qui pourtant font figure de mastodonte au sein de l’imaginaire et de la mythologie de gauche. Par exemple pour vous les grèves n’ont plus lieu d’être, ce mode d’action ne fonctionne plus face aux pouvoirs conservateurs en place aujourd’hui. L’idée d’une auto-organisation populaire qui se substitue à la légalité en place – je pense à Malcolm X ou très récemment à Banksy par exemple – est bien plus pertinente et efficace selon vous ?

 

Je ne cherche pas à critiquer les gens qui font grève. Mais j’essaye de réflechir stratégiquement ; une grève  ça coûte énormément d’argent, de temps et d’énergie à celles et ceux qui la font. Or concrètement sur les dix dernières années trouvez moi une seule grande grève efficace à l’échelle nationale (c’est différent à l’échelle locale).  Il n’y en a pas en vérité. Lors du mouvement contre la réforme des retraites, le métro parisien a été fermé pendant 3 semaines. Tout le monde pensait qu’une telle mobilisation ferait reculer les gouvernants mais ca n’a pas été le cas. Autrement dit, nous pouvons nous demander si, de fait, la grève n’a pas perdu la force destabilisatrice qui était la sienne à la fin du XIXème et jusqu’aux années 1960…  Il est donc temps pour la gauche d’opérer une réflexion pour se demander si l’on ne pourrait pas utiliser l’argent et l’énergie que coûte une grève pour déployer des formes d’actions moins rituelles mais beaucoup plus puissantes, efficaces et stratégiques, peut-être par exemple à travers des petits groupes qui déploieraient des actions ciblées. Tout le monde sait très bien que quand Macron fait la réforme des retraites, il a déjà anticipé les trois semaines de grèves qui vont avec.  Est-ce que dès lors recourir la grève ce n’est pas performer une forme de rituel où on se donne le sentiment d’avoir agi plutôt qu’essayer concrètement de mettre l’Etat sur la défensive ? Sur des combats comme le travail ou les retraites il est très difficile de concevoir ce que voudrait dire le recours à l’action directe… À ce moment là, mon hypothèse serait qu’il faut parvenir à concevoir la conquête électorale et la conquête par le temps long comme beaucoup plus agissante. Si on investit les millions qu’investissent les syndicats ou les militants dans la grève pour essayer de diffuser des idées de gauche, notamment auprès des jeunes… Hé bien si vous prenez le pouvoir dans dix ans vous pouvez revenir sur la loi sur les retraites. Gagner le bataille des retraites, en un sens, c’est bien plus travailler à faire élire Mélenchon et lui permettre d’appliquer le programme de la FI que faire retirer le projet de loi Macron… Je sais bien que l’on oppose souvent à cet argument que la lutte présente contribue à mobiliser les énergies et que cela se retrouvera ensuite dans d’autres luttes ou sur le terrain électoral. Mais en même temps, si c’était vrai, avec toutes les grèves et manifestations qui ont eu lieu ces dernières années, nous serions en période prérévolutionnaire… Donc on peut se demander si nous n’avons pas affaire ici à deux économies politiques différentes.

 

Pour rebondir sur cette question, je me questionnais en écrivant cette interview sur les raisons qui font que non seulement la gauche s’enlise dans des process de luttes anachroniques et inefficaces mais surtout pourquoi elle ne réagit pas face à ce constat d’échec permanent. A ce niveau là vous pointez du doigt quelque chose de très pertinent, c’est la mauvaise habitude qu’à la gauche dans son analyse des systèmes d’oppression d’identifier et d’agiter des sortes de chimères extrêmement vagues : patriarcat, néolibéralisme, colonialisme, impérialisme occidental… Vous, vous dites que ces grands termes généraux sont tellement abstraits qu’ils empêchent de lutter concrètement contre des cibles précisément identifiées en amont.

 

Il y a un écart très grand entre les profits symboliques du militant dans son champ et les conditions de la victoire réelle dans le champ politique. Si vous voulez vous faire applaudir à un meeting de la CGT ou du NPA ou à une AG à Tolbiac il y a un certains nombres de choses à faire et à dire qui sont complètement contradictoires avec ce qui fera que la CGT ou le NPA gagnera. Il y a une logique à gauche qui pousse aux maniements d’entités mythologiques destinées à vous faire passer pour radical mais qui vous dépossède en fait de toute capacité d’action concrète si ce n’est pour vous faire plaisir en tant que militant. Ces catégories abstraites et discursives sur lesquelles nous n’avons absolument aucune prise parce qu’elles n’existent pas (l’état impérialiste, l’état capitaliste…) permettent de se donner une identité subjective de militant, “anticapitaliste” ou “antiraciste” par exemple. Mais si vous n’identifiez pas réellement les conditions objectives qui vous permettront de démanteler l’exploitation au travail ou la mise à mort des jeunes garçons noirs et arabes par la police alors vous n’êtes absolument pas anticapitaliste ou antiraciste, vous êtes seulement incantatoire. Vous ne pouvez pas organiser votre lutte de façon puissante et mobilisatrice. Ces entités mythologiques paralysent la gauche en quelque sorte puisqu’elles l’éloignent de toutes perspectives de transformations concrètes et radicales.

 

Je sais que c’est un sujet que vous considérez comme trop obsédant lorsqu’il s’agit d’évoquer les luttes progressistes mais j’ai quand même une question à vous poser sur la violence comme mode d’action. Je suis en train de finir le livre de Peter Gelderloos intitulé « Comment la non violence protège l’état » et c’est assez intéressant comme il décrit le mythe de la non violence comme un véritable leurre. Pour lui prôner la non violence à tout prix c’est adopter une approche autoritaire des luttes sociales et des mobilisations populaires. MLK disait « une émeute n’est rien d’autre que le langage des sans voix » vous partagez en un sens cette analyse, mais vous y voyez également une démarche auto-sacrificielle qui s’avère être contre-productive. Pouvez-vous précisez votre analyse sur cette question, aussi bien sur le plan éthique que stratégique ?

 

Encore une fois je veux aborder cette question de façon utilitariste, en termes de calcul coût / avantage. Dans un monde où les dominants possèdent l’appareil répressif d’état nous sommes faibles dans le rapport de force c’est une évidence. Moi si on me disait : c’est bon, nous avons autant d’armes que l’Etat, nous pouvons prendre l’Élysée demain, je serais pour la violence puisque le rapport de force sera à notre avantage… Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. Ça ne veut pas dire que contextuellement il ne peut pas y avoir des stratégies de confrontations très puissantes et très importantes à certain moment, comme au moment du G20 à Hambourg. Le vrai danger pour moi c’est de se livrer à l’appareil répressif de l’état et de faire régner dans le mouvement social une économie psychique sacrificelle en vertu de laquelle on a le sentiment d’avoir agi et résisté quand, en fait, on s’est sacrifié et mis en danger. L’intensité de la répression qui va s’abattre sur vous a pour vocation à vous détruire en tant que sujet militant. Beaucoup de militants se pensent agissant en se sacrifiant pour la cause mais en réalité ils ont juste disparus politiquement en donnant aux gouvernants un prétexte pour les éliminer. Je crois qu’il faut appréhender l’action violente par ce prisme et pour moi la violence est beaucoup plus de l’ordre du spectacle auto-sacrificielle, du happening que de l’action concrète. Casser est une pratique aussi rituelle, codifée et traditionnelle, que la manifestation ou la grève et opposer le caractère traditionnel de la manifestation à un caractère disruptif du cortège de tête n’a strictement aucun sens sociologique. En même temps, je comprends l’envie de casser, d’affronter, de faire monter la tension lorsque l’on étouffe politquement comme c’est le cas depuis 40 ans. Il faut réussir à prendre un peu d’écart par rapport à nos pulsions spontanées pour nous méfier de nous-mêmes et des intellectuels qui flattent nos pulsions mais qui eux ne vont jamais prendre de risque pour nous demander dans quelles mesures le pouvoir nous attire parfois là où il veut que nous allions pour nous capter et nous détruire.

 

Dernière question. L’autre jour, sur le plateau d’interdit d’interdire, Frederic Tadeï vous a posé une question qui vous a laissé pantois. « Est ce que vous n’avez pas peur que ce manuel de lutte soit réutilisé par la droite ou l’extrême droite ? » Vous avez répondu ne pas vous poser cette question tant votre approche de la gauche et des questions qui la préoccupe est autonomisante. Est-ce que considérer que la droite et l’extreme droite n’existent pas, ne constitue pas un paradoxe énorme au sein de cette pensée profondément socio-culturel et socio-politique qui est la votre ?

 

Mon livre part des luttes, a vocation à revenir aux luttes. C’est une sorte de manifeste pour un retour à l’autonomie de la pensée et des pratiques de gauche. Ce qu’il se passe depuis 30 ans c’est une manipulation psychique de la gauche par les forces de droite. On passe notre temps à réagir à la droite, dans le champ politique, dans le champ médiatique, dans le champ numérique, dans le champ syndical. Il y a une nécessité absolue de retrouver une autonomie de la pratique de gauche dans son rapport au temps, aux thèmes, aux institutions. De ce point de vue, une coupure avec les thèmatiques et les problématiques de droite me parait essentielle. Si on veut les combattre paradoxalement il faut les ignorer et ne pas être obsédés par elles. L’ignorance est une forme de domination symbolique très puissante en politique. Ensuite sur la pratique en tant que telle on peut s’interroger sur la puissance des affects néo-fascistes dans le monde en se demandant si l’extrême droite depuis 20 ans n’a pas été plus maligne que la gauche oui. On ne peut pas dire qu’ils soient soutenus par l’ordre puisqu’ils veulent le renverser. On peut se demander si l’extrême droite n’a pas accompli une forme de deuil de ses imageries traditionnelles au nom d’une efficacité pratique, qui est d’autant plus inquiétante que visiblement ça fonctionne, par des systèmes d’infiltration culturelle que ce soit des écoles (Marion Maréchal vient de fonder une Ecole…), des réseaux sociaux, des plateformes de jeux vidéos. Cela devrait nous alerter et il serait temps que la gauche radicale trouve elle aussi la voix de l’efficacité pratique.  Aujourd’hui, si on veut être antifasciste concrètement et pas seulement le scander en manifestation, c’est ce travail qu’il accomplir. 

 

Pour vous procurer ce manuel de luttes de 90 pages, c’est par ici !

 

Source : Le Monde Moderne

Interview écrite et réalisée par Léo Thiery

Écrire commentaire

Commentaires: 0