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Séparatisme: L'Observatoire de la laïcité préconise "plus de mixité sociale" et "moins de polémiques"

POLITIQUE - Les polémiques se suivent. Cette semaine, deux femmes portant le voile et s’exprimant dans l’espace public ont été vilipendées. La première, qui expliquait des recettes de cuisine sur BFMTV, par une journaliste faisant le lien avec le 11 septembre. La seconde qui s’exprimait en tant que syndicaliste à l’Assemblée nationale et qui a vu des députés quitter la salle.

Des événements qui font écho au départ de Mennel Ibtissem de l’émission “The Voice” en 2018 après des messages complotistes exhumés ou à une accompagnatrice scolaire forcée de quitter le Conseil régional de Bourgogne-Franche Comté après avoir été prise à partie par un élu Rassemblement national. La question du voile crispe toujours autant la société française, alors même que ces femmes sont à chaque fois dans la légalité.

Alors qu’Emmanuel Macron tarde à faire connaître les contours du projet de loi sur “les séparatismes” -finalement repoussé au 2 octobre selon le JDD- et que les atermoiements du gouvernement sont de plus en plus visibles, Le HuffPost a interrogé Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité et auteur de “La laïcité pour les nuls” (First) afin de comprendre le moment que nous vivons et ce qu’il attend de ce texte. Entretien.

Depuis deux ans, on dénombre au moins quatre femmes portant le voile obligées de disparaître de l’espace public après des polémiques alors même qu’elles sont dans la légalité. Quel est votre point de vue sur ce climat?  

Nous connaissons une polarisation de la société. Le sociologue Philippe Portier résume cette analyse ainsi: “une partie de la population, croissante, s’éloigne du religieux, quand l’autre au contraire réactive ses appartenances”, y compris de façon visible et publique. Ce recours à la religion comme valeur refuge chez beaucoup de nos concitoyens, soit parce qu’en situation de fragilité, soit en réaction à cette sécularisation ou à la visibilité accrue de certaines religions, crée de fortes tensions. 

Celles-ci sont plus particulièrement portées sur l’islam, en raison, notamment des confusions faites avec les attentats islamistes, des conflits au Proche-Orient et en Afrique, d’une insuffisante mixité sociale qui accentue les peurs entre ceux qui ne se connaissent plus, et, enfin, en raison de notre passé avec d’anciennes colonies où la population est très majoritairement de confession musulmane. 

À quand remonte ce phénomène de “polarisation”?

Depuis plus d’une trentaine d’années déjà (souvenez-vous de l’affaire du foulard à Creil en 1989), mais avec une accentuation au fil des ans, en particulier depuis les années 2000. D’ailleurs, on constate une expression plus visible de la religion chez certains croyants de toutes les religions.

Par exemple, avec les signes vestimentaires extérieurs chez certains musulmans et une pratique parfois plus conservatrice (qui découle aussi d’ingérences étrangères jusque dans les librairies, notamment de pays du Golfe, depuis les années 1990); avec la croissance du mouvement Loubavitch dans le judaïsme français alors qu’il était très faible dans les années 1990; avec le retour du traditionalisme catholique ou, très concrètement, celui du port de la soutane chez les jeunes membres du clergé; avec le prosélytisme attaché au protestantisme évangélique, la religion aujourd’hui la plus en expansion et de loin (en moyenne, un temple évangélique se crée tous les 10 jours); etc.

Il y a alors parfois une opposition entre ceux qui se sont éloignés de la religion —et ils sont de plus en plus nombreux (y compris au sein de l’islam puisqu’il y a deux fois plus de personnes qui quittent cette religion que de personnes qui y entrent)— et ceux qui réaffirment une identité religieuse.

L’insuffisante mixité sociale crée des replis communautairesNicolas Cadène, rapporteur général de l'Observatoire de la Laïcité

Pourquoi la religion musulmane est systématiquement visée?

Tout d’abord, il est indéniable que le rapport entre l’islam et l’Histoire de France est complexe notamment en raison du passé colonial. Ensuite, il y a bien sûr le contexte terrible des attentats terroristes islamistes qui créent de possibles, bien qu’inacceptables, amalgames. Aussi, il faut évoquer l’insuffisante mixité sociale dans l’habitat, parfois favorisé par un certain clientélisme local, et les établissements scolaires, ce qui crée des replis communautaires et augmente les peurs entre Français qui ne se connaissent plus vraiment.

Enfin, il y a bien sûr l’importation dramatique de conflits, en particulier ceux du Proche-Orient. Pour toutes ces raisons -et il y en a d’autres- la visibilité religieuse de l’islam crée davantage de crispations que les autres (qui néanmoins commencent à en créer également). Or, force est de constater que de nombreux prescripteurs d’opinion jouent sur ces crispations. Pour des raisons d’audimat ou parfois pour en faire un enjeu politique. Certains n’ont pas la cohésion nationale à leur agenda politique… 

La laïcité n’est pas un outil anti-religions ou anti-musulmans. Sinon, c’est une perversion de ce principe.Nicolas Cadène, rapporteur général de l'Observatoire de la Laïcité

De qui parlez-vous quand vous évoquez “ceux qui n’ont pas la cohésion nationale à leur agenda”?

Dans ma position, je n’ai pas à entrer dans un tel débat. En revanche, il y a un constat factuel: celui du remplacement par l’extrême droite de son racisme anti-Arabes par une opposition permanente à l’islam, prétendument au nom de la laïcité. C’est évidemment une perversion de ce grand principe républicain. La laïcité n’est pas un outil anti-religions ou anti-musulmans, c’est notamment un formidable outil de cohésion, pour, ensemble, ‘faire Nation’, comme l’a rappelé le Président de la République lui-même.

Nous constatons d’ailleurs que cette même extrême droite n’est pas dérangée lorsque des médecins empêchent certaines femmes d’avorter au nom de leur conception de la religion, ou lorsque des fonctionnaires marquent ostensiblement une adhésion à une religion qui n’est pas l’islam. Un exemple qui n’emporte pas de drames, mais qui illustre bien cette volonté d’affirmer une identité française qui serait forcément catholique, et plus précisément, d’une certaine forme de catholicisme: lorsque quelques mairies du Grand-Ouest font bénir des emblèmes de la République par des prêtres…

Certains médias sont dans 'le culte du clash et de l’immédiateté' quand on a besoin de prendre le temps de l’analyse.

 

Que préconisez-vous pour sortir de ce climat de “crispation”?

Dans une société fragile et sous tensions, en particulier en pleine crise économique et sociale aggravée par la pandémie de Covid-19, pour éviter de tout confondre et d’essentialiser l’islam et ainsi conduire à des sentiments de rejets, on a notamment besoin de responsables politiques et de prescripteurs d’opinion qui prennent le temps de l’analyse. Malheureusement, ce n’est pas toujours ce à quoi l’on assiste. Des médias, de plus en plus nombreux, sont dans le “culte du clash et de l’immédiateté”.

Par exemple, on entend de plus en plus souvent que ce n’est pas l’islamisme qui mène aux attentats, mais simplement l’islam… Ou que le port du voile est toujours le signe de l’islam politique ou le signe de la soumission à l’homme, alors même que ce port est polysémique. Croyez-vous que Latifa Ibn Ziaten (mère du premier militaire tué par Mohamed Merah, NDLR), Malala (prix Nobel de la Paix NDLR), Halimah Yacob (Présidente de la République de Singapour, NDLR) ou Amina Mohammed (Vice-secrétaire générale de l’ONU, NDLR), soient dans cette situation? Bien sûr que non.

Il faut évidemment sanctionner lourdement toutes les fois où le port du voile est imposé, mais on ne peut nier qu’il y a des raisons très différentes de porter le voile. Bref, ces questions sont plus complexes qu’elles n’y paraissent et, pourtant, des chroniqueurs qui n’ont pas de connaissance en la matière donnent leurs avis comme s’il s’agissait de vérités, sans contestation en plateau.

En offrant l’argument de la discrimination aux voix les plus rigoristes, on alimente le séparatismeNicolas Cadène, rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité

Quel est le risque de ces polémiques à répétition?

Elles alimentent un sentiment de peur contre-productif. On entre dans un cercle vicieux où les personnes concernées qui ne contreviennent pourtant pas à la loi vont se sentir rejetées par la République. On les pousse alors vers le rigorisme religieux, alors qu’il pourrait y avoir, avec elles, un débat serein sur leur expression religieuse. Pendant que les autres, à qui l’on affirme que “l’islam politique est partout” peuvent avoir encore plus peur. On est tous opposés au repli communautaire et à la radicalisation, mais ces polémiques, qui excluent de l’espace public toute femme portant un voile, même un simple turban comme la chanteuse Mennel à l’époque, ne font que les alimenter.

Car en offrant l’argument de la discrimination aux voix les plus rigoristes, on alimente alors le séparatisme. À chaque fois qu’il y a une polémique sur le voile, alors même que la loi est respectée -elles ne portent pas de voile intégral, qui est interdit ; ni ne sont fonctionnaires, ce qui leur imposerait la neutralité-, nous constatons sur le terrain, dans la semaine qui suit, un regain du discours des endoctrineurs les plus radicaux qui disent : “Vous voyez, vous êtes rejetées par la République, ils ne veulent pas de vous, constatez que ce que l’on vous dit est la vérité, éloignez-vous du cadre républicain”. Ce que je dis là n’est pas nouveau: dans son rapport définitif, la Commission Stasi installée en 2003 par le Président Jacques Chirac disait déjà exactement la même chose…

 

Nous préconisons de ne pas toucher aux articles 1, 2 et 4 de la loi de 1905Nicolas Cadène, rapporteur général de l'Observatoire de la Laïcité

 

Un projet de loi sur “les séparatismes” est actuellement en cours d’élaboration. Qu’en attend l’Observatoire pour la laïcité?

L’Observatoire de la laïcité n’a pas encore eu à se prononcer sur ce projet de loi. Ce qu’il a en revanche déjà rappelé dans ses précédents avis, c’est l’importance de ne pas remettre en cause l’équilibre de la loi du 9 décembre 1905, et donc de ne pas toucher à ses articles 1, 2 et 4 en particulier.

Le Président de la République et le Gouvernement ont d’ailleurs rappelé cette nécessité. Cette loi, qui sépare les cultes et l’État, rappelle aussi que si la liberté d’exprimer des convictions ou croyances est garantie, nul ne peut les imposer à autrui ni troubler l’ordre public. Aller au-delà serait donc rentrer dans le champ de la subjectivité, du ressenti. Or, dans un État de droit, on n’interdit pas tout ce qui peut individuellement nous déplaire. 

Sur le fond de ce projet maintenant, l’Observatoire de la laïcité a déjà fait part de son souhait d’ajustements techniques, pour bien distinguer les associations “loi 1905” et celles “loi 1901″, afin d’éviter tout subventionnement public indu, mais aussi pour renforcer le contrôle sur les flux financiers et leur transparence, en prenant garde à toute ingérence idéologique étrangère.

Nous avons également fait part de notre souhait de renforcer l’applicabilité de l’article 31 de la loi de 1905 pour sanctionner plus aisément tous ceux qui contraindraient autrui à une pratique religieuse, quelle qu’elle soit. Plusieurs de nos préconisations qui aideront à la lutte contre les séparatismes ont déjà été suivies par l’exécutif comme l’obligation pour les imams détachés d’être formés à la laïcité, comme les aumôniers de tous les cultes, la mobilisation des procureurs pour poursuivre systématiquement sur le terrain toute atteinte à la laïcité ou aux exigences minimales de la vie en société, l’abrogation du délit de blasphème là où il subsistait, ou le renforcement des contrôles de l’enseignement à domicile, et, grâce à la loi proposée par Françoise Gatel, de l’enseignement hors contrat.

Si l'on interdisait le port du voile partout, nous ne serions plus dans un régime laïc.Nicolas Cadène, rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité

Vu que ces femmes n’ont plus de voix dans l’espace public, pourquoi ne pas aller au bout de la logique et interdire le voile, s’il est si dérangeant ?

Si l’on commence à vouloir neutraliser la société civile, voire ne le faire que pour certaines en interdisant partout le port du voile, nous ne serions plus dans un régime laïc. La laïcité française, de valeur constitutionnelle, n’impose la neutralité qu’à ceux qui exercent une mission de service public, car ils représentent les services publics neutres et impartiaux vis-à-vis des citoyens, qui, eux, sont libres d’exprimer des convictions dès lors qu’ils ne troublent pas l’ordre public et n’imposent rien à autrui.

La laïcité peut conduire à d’autres restrictions, mais uniquement si elles sont justifiées et proportionnées. Par exemple dans les écoles, collèges et lycées publics, on ne demande pas aux élèves la neutralité, mais on leur impose la discrétion. Parce qu’ils sont d’un jeune âge et dans une phase d’apprentissage des bases du savoir, on veut éviter toute pression entre eux pour porter tel ou tel signe ostensible (voile, kippa, turban, grande croix, kesa, etc.), que l’on interdit donc. Mais la commission Stasi avait bien rappelé qu’aucune restriction de ce type ne pouvait concerner le public adulte, libre de ses choix dès lors qu’il respecte le cadre commun. Rappelons par ailleurs, que ce droit à la libre expression dès lors qu’on ne trouble pas l’ordre public est aussi inscrit à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, également de valeur constitutionnelle.

Bref, dans ce débat, il faut faire la distinction entre, d’une part, ce qu’il est sain de discuter -on a ainsi le droit de débattre de telle ou telle expression religieuse- y compris avec les premiers ou premières concerné.e.s, et, d’autre part, le cadre légal. En République, on n’interdit pas tout ce qu’éventuellement on n’aime pas, et heureusement.

Certains font valoir que la loi de 2004 sur le port du voile à l’école voire celle sur la burqa ont pu radicaliser certaines pratiques religieuses. Est-ce votre avis ?

Non, je ne crois pas. Ces textes n’ont pas radicalisé les pratiques. En revanche, certains débats qu’il y a eu autour ont pu avoir ce résultat. La République doit toujours se traduire en actes. Là encore, la Commission Stasi (du nom de son président Bernard Stasi, ndlr) à l’origine de la loi de 2004 le rappelait. Car si ce n’est que de la théorie, il ne faut pas s’étonner que les gens s’éloignent des valeurs républicaines lorsqu’ils connaissent ségrégations, discriminations ou stigmatisations à répétition.

La répression est nécessaire. Mais sans prévention, ça ne règle aucunement les causes des replis. Je reviens là en particulier à l’absolue nécessité de développer la diversité des mémoires, pour que, d’où que l’on vienne, on se sente perçus comme Français.

Ce qui fait la force de la France, c’est justement le fait de pouvoir parfois parler au nom de l’universel, parce qu’elle est présente sur tous les continents et est emprunte de cultures du monde entier. N’en ayant pas peur, valorisons-le! Enfin, je reviens à l’absolue nécessité de plus de mixité sociale. Toutes les études européennes le prouvent: sans mixité, on favorise le communautarisme notamment religieux. Pour conclure, citons Jaurès, un des pères de notre laïcité: “La République est laïque et sociale. Elle ne restera laïque que si elle sait rester sociale”.

Source : Huffpost

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