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Enseignant, rescapé du Bataclan, de gauche… et continuer à y croire?

Aujourd’hui paraît aux éditions Libertalia mon ouvrage Journal d’un rescapé du Bataclan. Être historien et victime d’attentat.

L’enseignant.e, cible seule face au jihadisme

            Je commence mon récit sur ma vie post-Bataclan en évoquant la revue de l’État islamique, qui prend pour cible explicitement l’école et les enseignants. Nous sommes le 5 décembre 2015 :

« Après avoir visé des lieux festifs et de « perversion », Daech voudrait à présent s’attaquer aux enseignants. Ce n’est pas une grande surprise. L’État islamique (EI) […] a donné ses instructions dans le dernier numéro de son magazine en ligne, Dar al-Islam. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils considèrent que l’école républicaine fait partie du grand complot judéo-maçonnique, thèse bien connue des milieux de l’extrême droite antisémite de nos contrées. Cette proximité entre l’islamisme radical (y compris non « jihadiste » et violent) et les idées de l’extrême droite antisémite européenne est connue des spécialistes, mais souvent minimisée par des politiques ou des journalistes (ou d’autres « spécialistes » autoproclamés…) […]. L’autre aspect intéressant de l’article de Dar al-Islam est son attaque de la laïcité (on pourrait aussi évoquer la mixité, la prétendue apologie de la fornication et de l’homosexualité…). Contrairement à ce qui a pu se passer à l’époque des débats sur le voile, ou même pendant les différentes affaires des caricatures, ici les « penseurs » de Daech s’en prennent la laïcité pour son idée même, pas parce qu’elle s’attaquerait uniquement à l’islam. Ils font d’ailleurs remonter l’origine du mal aux lois du « franc-maçon » [sic] Jules Ferry, et fustigent la séparation des religions et de l’État. Certains passages, si on supprime les références coraniques ou aux hadiths, auraient parfaitement pu être écrits par des catholiques du début du XXe siècle…

            On attend avec impatience les formations proposées par l’Éducation nationale pour réagir à une attaque en salle des profs par des individus armés de fusils d’assaut et de ceintures d’explosifs. » 

            Le danger était donc connu, et l’assassinat de Samuel Paty est venu le confirmer de façon atroce, même si son meurtrier ne semble pas avoir de lien direct avec l’État islamique. C’est bien l’acte d’un fanatique musulman, dont les motivations sont religieuses, assumées comme telles par l’auteur.

            Je regarde avec un mélange de mépris et de colère certain.e.s verser des larmes de crocodile sur ces pauvres profs en première ligne face au jihadisme. Alors que le reste de l’année, ces gens nous méprisent. Je pense notamment aux parents d’élèves, en premier lieu ceux qui ont contesté le cours de Samuel, allant même jusqu’à mentir sur son contenu, pour demander son « licenciement » de l’Éducation nationale, et lancer un harcèlement via les réseaux sociaux, obligeant l’enseignant à aller porter plainte. Les extraits de son interrogatoire parus dans la presse résonnent encore dans ma tête tant je me reconnais dans les arguments qu’il développe pour expliquer sa démarche pédagogique…ce qu’il ne devrait pas avoir à faire devant un policier. Car, pour moi, le meurtre de Samuel Paty n’est pas uniquement un attentat jihadiste, il dit beaucoup, aussi, sur la nature des relations entre les enseignants et une partie des parents d’élèves, qui se comportent avec l’école comme des consommateurs. Il faudra également tirer les leçons de ça…

            Il est insupportable de lire, même quand c’est sous-entendu, qu’une meilleure formation éviterait ce genre de drame. Pire, que Samuel aurait fait un « mauvais » cours, qu’il n’aurait pas dû montrer ces caricatures. Non, il n’a pas été assassiné parce qu’il avait fait un mauvais cours, ou avait un défaut de formation, mais parce qu’il a osé aborder la liberté d’expression et montrer des caricatures. Tué pour avoir fait son boulot, et pour ce qu’il représente également. Mieux former les enseignants sur la laïcité, même si cela peut être nécessaire, n’évitera pas d’autres crimes de ce genre, puisque c’est l’enseignement même de la laïcité, et plus largement l’enseignant comme symbole de la République, qui sont visés.

 

Des élèves jihadistes en herbe ?

            Comme tous les autres collègues (Samuel compris, sans doute), j’ai été en première ligne suite à l’attentat contre Charlie Hebdo. Voici ce que j’écris à ce sujet : 

            « En janvier [2015],[…] j’avais organisé des débats en classe avec mes 4e et 3e le vendredi suivant l’attentat du 7 janvier, le jour même de celui contre l’Hyper Cacher donc. Cela avait été animé, parfois tendu, mais toujours dans le respect et le dialogue. J’avais pu projeter certaines caricatures de Charlie […]. Deux réactions m’avaient marqué : une élève, en 4e, que je sais voilée de pied en cape à l’extérieur, et qui refusait catégoriquement qu’on critique, et plus encore qu’on moque une religion, quelle qu’elle soit. […] Mais c’était ma meilleure élève (et de loin) en histoire…

            L’autre réaction a été celle d’une jeune fille, à ma connaissance non voilée à l’extérieur, qui avait été choquée par une caricature, celle qui disait « le Coran, c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles ». Caricature dont elle avait seulement entendu parler. On l’a projetée et remise dans le contexte (la chute des Frères musulmans en Égypte), et apparemment ça lui a suffi. La veille, elle avait regardé un documentaire sur les caricatures, avec ses parents. Et cela l’avait beaucoup intéressée. Mais elle voulait surtout qu’on parle de tout ça en classe, car elle avait peur pour les musulmans et qu’elle-même s’était fait insulter dans la rue le lendemain des attentats…

            Quoi qu’il en soit, comme avec tous mes collègues avec lesquels j’ai discuté, il n’y a eu que très rarement de réactions gravissimes. Le débat calmait beaucoup les choses. On était loin de la horde de mini-jihadistes à laquelle les médias, et pas mal de politiques, ont laissé penser. »

            Les réactions de mes élèves suite aux attentats du 13 novembre 2015 ont confirmé leur rejet du fanatisme. Leur empathie a été impressionnante. Ils ont montré une envie de comprendre, ont eu besoin de s’exprimer, en particulier sur leur anxiété et leurs craintes.

            Avec mes élèves, j’ai traité des caricatures de Mahomet à trois reprises depuis cinq ans. Comme je le dis plus haut, suite à l’attentat de Charlie, mais également plus tard. Au moment d’aborder la liberté d’expression, en y ajoutant des caricatures d’autres religions, et d’autres sources que Charlie. L’année dernière, c’était dans le contexte des cinq ans de l’attentat. Cette année dans celui du procès. Je n’ai jamais eu de problème majeur, seulement des critiques et des remarques de quelques élèves, loin d’être tous et toutes musulman.es, qui estimaient qu’on ne doit pas critiquer ou moquer une religion, même dans son interprétation fondamentaliste. Évidemment, je ne suis pas d’accord avec ça, mais c’est l’un de mes rôles de leur expliquer pourquoi c’est nécessaire, sans leur répondre par un catéchisme aveugle et surtout sourd, qu’ils rejetteraient encore plus. Le plus important est que, jamais, ces élèves n’ont été agressifs envers moi, ni leurs parents d’ailleurs.

            Il en va de même quand j’aborde les débuts de l’Islam. C’est moins le cas aujourd’hui en raison des évolutions des programmes, mais il m’est arrivé par le passé de montrer aux élèves des représentations médiévales du Prophète. Certains s’offusquaient en disant qu’on n’a pas le droit de le représenter. Un peu d’histoire et de pédagogie, et tout se passait bien au final. 

            Pourquoi ce retour d’expérience ? Je ne cherche en rien à faire de l’assassinat de Samuel Paty un cas exceptionnel, qu’on ne pouvait prévoir, et qui sera sans lendemain. Malheureusement si, on pouvait le craindre, depuis longtemps, et rien n’a été fait. Il faudra, avec le recul, chercher les responsabilités, à toutes les échelles. Et, surtout, trouver collectivement des solutions. Tout le monde devra se remettre en question, les parents d’élèves compris…

            Je souhaite seulement qu’on cesse de montrer nos élèves, en particulier musulmans, comme tous des terroristes potentiels. La très grande majorité du temps, avec eux (et pas face à eux), le dialogue passe bien plus que le discours martial, l’injonction et l’assignation. Ce n’est pas pour autant une raison pour reculer sur nos principes et nos valeurs. Il faut les expliquer, tout en restant fermes face aux menaces réelles. L’équilibre est difficile…

Banalisation du discours d’extrême droite : la notion d’islamo-gauchisme

            Je ne suis malheureusement guère optimiste car, à chaque drame, que ce soit des actes terroristes fanatiques individuels ou collectifs, après l’émotion est venue la récupération. On a répondu aux attentats de 2015 par l’intégration de certaines mesures de l’état d’urgence au droit commun. On flatte les extrêmes en surfant sur chaque polémique islamophobe. Dans mon livre, j’évoque ces « entrepreneurs de l’islamophobie ». J’explique dans la postface ce que j’entends par cette formule :

            « Après chaque acte terroriste, le même processus s’enclenche. J’évoque, à un moment, l’idée de faire un « bingo attentat » tellement les réactions sont pavloviennes, de l’aveuglement à la malhonnêteté. J’appelle ces gens les « entrepreneurs de l’islamophobie ». Ils et elles cherchent à gagner du crédit politique et à faire prospérer leurs idéologies en instrumentalisant les attentats, vus sous le prisme de l’islamophobie, que ce soit celles ou ceux qui en profitent pour nourrir leur haine de l’islam, ou ceux qui prétendent la combattre. »

            Évidemment, l’assassinat de Samuel Paty, puis l’attentat contre la basilique Notre-Dame à Nice, ont fait ressortir du bois ces charognards. Cependant, la récupération semble être cette fois d’une autre nature, nous n’en sommes plus seulement au ping pong grotesque sur les réseaux sociaux ou les plateaux à clash des chaines infos.

            On le voit d’abord dans la banalisation du terme « islamo-gauchiste ». Un mot d’extrême droite, même s’il aurait été inventé à l’origine par Taguieff, aujourd’hui utilisé sans aucun complexe par une grande part de l’échiquier politique, de Cazeneuve à Le Pen, en passant par Darmanin ou Blanquer, et évidemment Valls. L’employer discrédite l’adversaire, cette gauche qui, en étant complaisante avec l’islam politique, serait devenue complice des attentats jihadistes. La banalisation d’un terme d’extrême droite n’est jamais anodine.

            Ce glissement en amène un autre. Sous prétexte de combattre le jihadisme, on vise plus large, encore plus loin que le milieux fondamentalistes salafistes. Par exemple, le gouvernement s’attaque au CCIF et à Baraka City. Je suis loin d’être partisan de ces deux groupes, qui font justement partie pour moi des entrepreneurs de l’islamophobie que je dénonce dans mon livre. Mais en faire des complices, ou des responsables des attentats jihadistes ? Le tout sans même une véritable enquête et procédure judiciaire…

            Ces arrangements avec le droit, et l’ostracisation malhonnête d’adversaires politiques, provoquent une ambiance malsaine et préoccupante. Un cran a encore été franchi depuis novembre 2019 dans l’islamophobie décomplexée. À l’époque, j’avais fait ce constat, que je raconte dans ma postface une nouvelle fois :

            « Pourtant, j’ai décidé d’y aller [à la marche contre l’islamophobie]. À cause de l’ambiance détestable, les polémiques s’enchaînant, les récupérations politiques incessantes de gens parlant au nom des victimes pour alimenter leur islamophobie. Un mois de pseudo-débats sur les chaînes d’info et les réseaux sociaux qui s’enflamment dans une orgie de propos racistes décomplexés, en toute impunité. Des journalistes qui peuvent déclarer « changer de bus » quand ils voient une femme voilée… Une banalisation de l’islamophobie, quelques semaines avant les commémorations. Cela a culminé avec l’attaque contre la mosquée de Bayonne, malheureusement prévisible conséquence à cette ambiance. »

            Aujourd’hui, c’est bien pire, et de la classe politique comme de certains intellectuels ou polémistes vient un appel à s’attaquer à l’islam en tant que tel, plus seulement à l’islam politique, au salafisme, ou au jihadisme. Cela existait avant, mais cela se banalise totalement. Et le lien avec la lutte contre l’immigration, légale ou pas, est encore plus assumé…

 

La responsabilité de la gauche

            C’était malheureusement prévisible, tant la pente est glissante depuis le début des années 2000, et ceux accusés aujourd’hui d’islamo-gauchisme ont une part non négligeable de responsabilité. Contrairement à certaines surinterprétations de mon récit lues dans la presse, je n’ai pas coupé les ponts avec ma famille politique et mes idées. Après la colère de ces dernières années, je suis juste déçu, et plus encore inquiet.

            Dans mon ouvrage, j’écris en effet en vouloir beaucoup à une partie de ma famille politique. D’avoir d’abord minimisé, parfois nié le danger jihadiste, en ne voulant voir que des « loups solitaires », des déséquilibrés et/ou des victimes de discriminations sociales, ethniques ou religieuses exprimer leur mal-être par l’assassinat d’innocents. Il ne fallait pas parler de « jihadisme », « d’islamisme », car le risque était de « stigmatiser » les musulmans, de provoquer un « amalgame ». Tout cela n’avait « rien à avoir avec l’islam », le danger jihadiste était exagéré voire inventé pour détourner les Français des vrais problèmes. Pourquoi prendre les gens pour des cons et refuser de faire de la pédagogie plutôt ?

            Un aveuglement conduisant trop souvent à l’alliance avec des groupes ou des personnalités pour le moins douteuses, dont Tariq Ramadan est l’exemple le plus spectaculaire. L’accent sur la lutte contre l’islamophobie, tout en niant la part « islamique » du jihadisme, a conduit trop souvent à une concurrence malsaine avec la lutte contre l’antisémitisme. Le CCIF ne s’est jamais vraiment caché, d’ailleurs, de vouloir être l’équivalent du CRIF pour les musulmans…Mais, quelques jours après des attentats jihadistes, faire tribunes, tweets ou articles pour affirmer que le vrai danger est l’islamophobie, que les terroristes sont avant tout des victimes du racisme d’État, ou accuser des journalistes victimes du jihadisme d’être « en guerre contre les musulmans » a été mortifère.

            À part sous le coup de la colère, notamment en réaction à l’attentat contre Charlie Hebdo, je n’ai jamais accusé cette partie de la gauche d’être complice ou responsable des attentats jihadistes. Je refuse tout autant que cette même gauche accuse Charlie Hebdo d’attiser la haine contre les musulmans, et donc d’être potentiellement responsables d’attentats islamophobes...

            En revanche, je pense que les aveuglements et les reniements ont en partie conduit à la situation actuelle. Ce qui se passe aujourd’hui est bien une conséquence de ces choix politiques, même si souvent ils étaient faits pour de bonnes raisons, comme lutter contre le racisme. Certes, on commence à entendre des voix s’élever pour tirer des enseignements de ces erreurs, et on ne s’interdit plus l’emploi de termes auparavant honnis, comme « islamisme radical » ou « attentat jihadiste ». Mais vu le contexte actuel, je crains qu’il ne soit trop tard. La demande d’un durcissement des réactions aux attentats ne semble plus émaner uniquement des franges les plus extrêmes des politiques et de la population. La crise sanitaire n’aide pas à apaiser les esprits. Pour que cela change, peut-être, il ne faudra plus se contenter de tribunes ou de tweets, mais faire de vrais choix politiques clairs. Et sans « oui, mais »…

En attendant, porter un discours nuancé et insister sur la complexité des choses est fondamental, même si on a le sentiment, de plus en plus, d'être inaudible.

Journal d'un rescapé du Bataclan. Être historien et victime d'attentat (Libertalia) : https://www.editionslibertalia.com/catalogue/poche/journal-d-un-rescape-du-bataclan 

 

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