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Qui tue l'Education Nationale?

Selon notre 1er ministre Jean Castex, « L’éducation nationale, notre majorité l’a particulièrement choyée, et nous allons continuer de le faire ». En tant que professeur, je ne peux interpréter cette phrase qu’avec ironie et ce « nous allons continuer de le faire » tient mal le rôle de réconfortante promesse et sonne plutôt comme une menace terrorisante pour tout enseignant. Le drame terrible que nous avons connu avec l’assassinat de Samuel Paty ne doit pas faire passer les fossoyeurs de l’Education Nationale pour des sauveurs. Les enseignants ne laisseront pas passer la récupération politique. Retour sur plus de 3 ans de politique LREM, le gouvernement le plus agressif de ces dernières années à l’égard de l’Education Nationale, des professeurs et des élèves.

La politique de ce gouvernement a largement contribué au mal-être enseignant.

D’une part, ce gouvernement s’est attaché à diminuer le pouvoir d’achat des enseignants. D’abord un nouveau gel du point d’indice alors que le gouvernement précédent venait d’octroyer un dégel. Ainsi, les salaires n’étant pas indexés sur l’inflation, la chute du pouvoir d’achat des enseignants reprend son cours. Comme si 25 % de moins en 30 ans ne suffisait pas… Ajoutons à cela un retour de la journée de carence en cas de maladie, attaque qui prend triplement l’enseignant pour cible. Cible symbolique d’abord, puisque cette mesure pointe un doigt accusateur sur l’enseignant qui prendrait des arrêts abusifs, alors que toutes les statistiques démontrent que le nombre de jours d’arrêts maladie des enseignants est nettement inférieur à la moyenne malgré leur forte exposition. « L’école de la confiance », slogan du ministre Blanquer, ne concerne manifestement pas la confiance du ministère en ses enseignants. Cible économique ensuite, puisque l’enseignant qui se voit malade voit encore son salaire baisser, ce qui va rendre la fin du mois encore plus difficile à boucler. Cible sanitaire ensuite, puisque le professeur malade ayant des difficultés financières va avoir encore plus tendance à se rendre au travail malade et va contaminer les collègues en salle des professeurs et les élèves dans ses cours. Enfin, puisque chaque mesure prise par ce gouvernement n’est pas prise pour améliorer la situation mais simplement pour faire des économies, le ministère Blanquer profite de l’instauration du nouveau baccalauréat en contrôle continu pour ne plus rémunérer les corrections. Pour ma matière qu’est l’histoire-géographie, la réforme Blanquer substitue à une seule épreuve en fin de terminale dont la correction était rémunérée, trois épreuves entre la première et la terminale dont aucune correction n’est rémunérée. Travailler plus pour gagner moins, ce que même N. Sarkozy n’avait pas osé, E. Macron l’a fait.

D’autre part, c’est à une dégradation des conditions de travail que s’est attelé ce gouvernement. Augmentation de la part des contractuels dans le personnel enseignant d’abord. Rechignant à recruter des enseignants -et peinant à attirer des bac+5- mais confronté à une hausse des effectifs d’élèves, les gouvernements successifs ont recours à des contractuels qui n’ont pas le statut de fonctionnaire. L’institution ne leur reconnaît pas le niveau pour enseigner mais elle les place devant les classes pendant des années dans une situation précaire qui rend plus compliquée encore leur enseignement : ballottés d’établissement en établissement, ils n’ont pas les moyens de « faire leur place » et d’acquérir la confiance des élèves. C’est un manque de respect pour ces enseignants et pour les élèves de les placer face à face tout en ne reconnaissant pas la légitimité des uns à enseigner aux autres. Aussi, toujours pour limiter les recrutements, l’institution incite les professeurs du secondaire à accomplir des heures supplémentaires. Pour ce faire, N. Sarkozy avait défiscalisé ces heures supplémentaires, afin de les rendre plus attractives. Comme les enseignants connaissent déjà une surcharge de travail avec leur quotité horaire normale et que les heures sup même défiscalisées restent mal payées, E. Macron a choisi d’imposer plutôt que d’inciter : l’enseignant devra accepter de force 2 heures supplémentaires. C’est donc une augmentation du temps de travail qui ne dit pas son nom : il devient quasiment impossible de ne pas faire d’heures supplémentaires. Le métier d’enseignant demande-t-il moins d’énergie aujourd’hui pour que le temps de travail soit augmenté de la sorte ? Et cela sans aucun débat démocratique, sans aucune annonce ? Pour les mêmes raisons -accueillir des effectifs croissants sans augmenter le nombre d’enseignants-les classes sont surchargées. Au contraire, les nouvelles méthodes pédagogiques, pour s’adapter aux élèves actuels, nécessitent des petits effectifs : travaux en petits groupes, oraux d’élèves, tâches différenciées suivant les élèves et personnalisées pour les élèves à profil particulier (dyslexiques, dyspraxiques, EPI, etc.)… Dès lors, les modalités d’apprentissage préconisées sont des missions impossibles que l’enseignant est enjoint à mener quand même (à juste titre, mais il faudrait leur en donner les moyens). Lorsqu’on admet que les élèves d’une même classe n’ont pas tous le niveau pour y être car on ne fait plus redoubler, c’est au professeur de proposer des activités personnalisées pour chacun : si un élève est en échec scolaire, c’est donc la faute de l’enseignant. Cela fait porter sur ses épaules le poids des politiques éducatives désastreuses et entraîne une pression psychologique de la part de l’institution, des parents dont la revendication est légitimée et des enseignants eux-mêmes rongés par leur conscience professionnelle. Et ce gouvernement, qui a décidé pour son marketing électoral de dédoubler les classes de CP et CE1 en Rep (établissements « difficiles »), fait peser cette réforme sur toutes les autres classes qui voient leurs effectifs augmenter en conséquence. En effet, à moyens égaux et sans augmenter le nombre de professeurs, des jeux de vases communicants sont forcément mis en œuvre. Au-delà de ce détail qui montre que la seule réforme favorable à l’Education Nationale n’était qu’un coup marketing, la diminution du nombre de professeurs par rapport au nombre d’élèves pose un réel problème. C’est sans doute le problème principal de l’Education Nationale aujourd’hui.

Une fois le quotidien des enseignants ruiné, il ne manquait qu’à assombrir leur avenir, pour ne leur laisser aucun espoir. Ce gouvernement a tenté de le faire et est toujours en passe de le faire. La réforme des retraites, heureusement inachevée pour le moment, prend pour cible privilégiée les enseignants. Le montant de la retraite diminue du fait qu’elle n’est plus basée sur les 6 derniers mois de salaire de l’enseignant mais sur toute sa carrière. En effet, le système d’échelons progressifs entraîne un salaire nettement supérieur en fin de carrière : prendre une moyenne de toute la carrière comme base du calcul de la retraite pénalise considérablement les fonctionnaires. La prise en compte des primes, pour les autres métiers, compense quelque peu cette perte. Mais la prime d’un enseignant du secondaire excède très rarement les 1000euro par an lorsqu’ils en touchent une, et les enseignants du primaire n’en ont carrément jamais. Aucune « compensation pour les enseignants», pourtant promise par le ministre Blanquer, n’est venue alléger le poids de cette réforme. La nécessité de devenir propriétaire pour avoir une chance de survivre une fois à la retraite est devenue un sujet d’inquiétude, d’autant que l’accès à la propriété est devenu compliqué pour les enseignants en raison de leur faible pouvoir d’achat. La suite de la réforme, projet de retraite à points qui aurait obligé les enseignants à travailler jusqu’à 64 ans (ce qui est physiquement impossible tant le contact avec cette jeunesse demande une énergie de tous les instants), a plongé les salles des professeurs dans une ambiance de déprime extrêmement pesante. Une ambiance combative aussi, mais ce ne sont pas les centaines de milliers de personnes dans les rues qui ont arrêté le gouvernement en si mauvais chemin, c’est l’arrivée impromptue du coronavirus.

Ce qui tue les enseignants, c’est également le « pas de vagues », leitmotiv qui empêche de faire remonter les problèmes à la hiérarchie et qui laisse l’enseignant dans sa solitude pour régler les problèmes. Le gouvernement actuel s’illustre par un non-respect de la liberté d’expression, comme dans l’affaire des 3 enseignants de Melle suspendus 8 mois pour avoir manifesté contre la réforme Blanquer. Mais il s’inscrit dans un système déjà bien implanté avant son arrivée au pouvoir. Si le chef d’établissement ne fait pas de conseil de discipline, il touche une prime. Si l’enseignant fait un rapport sur un élève, ce rapport pourra être réutilisé contre lui et son manque d’autorité. Si un enseignant stagiaire signale des difficultés et demande de l’aide, il ne sera pas titularisé. Tout concourt à ne pas signaler les problèmes car l’enseignant n’aura pas d’aide de sa hiérarchie : il aura plus de probabilités de récolter des sanctions pour lui-même. Si jamais sa candeur le conduit malgré tout à signaler un problème à sa hiérarchie, le principal cherchera à minimiser auprès de l’inspecteur, l’inspecteur auprès du recteur, etc. La logique de notre hiérarchie est la suivante : si le problème ne leur est pas signalé, il n’y a pas de problème pour eux. Mais le problème reste réel pour l’enseignant, le seul qui y est directement confronté. Lorsque la hiérarchie cache les problèmes sous le tapis, elle y laisse aussi l’enseignant et c’est l’enseignant qu’elle piétine. Ainsi, lorsque Samuel Paty a eu affaire aux menaces d’islamistes radicaux, il s’est retrouvé seul. Un inspecteur en charge des questions de laïcité était même prévu, selon toute vraisemblance pour venir le recadrer. Il s’est même retrouvé à subir un interrogatoire policier au commissariat, accompagné tout de même par la principale à titre individuel. Deux semaines se sont écoulées entre le début des menaces et leur mise en œuvre sans que l’institution ne mette en œuvre une protection ou un soutien. La tendance à se coucher devant les parents qui se comportent en consommateurs est une tendance générale dans l’Education Nationale et elle fragilise les enseignants. Si c’est bien un homme et un seul qui a mis à mort Samuel Paty, c’est tout un système qui a planté les banderilles.

En outre, la politique gouvernementale pèse sur la qualité de l’enseignement et donc sur les élèves. La diminution du nombre d’heures octroyées pour des enseignements à l’initiative des professeurs, si elle n’a jamais été annoncée, a été clairement ressentie dans chaque établissement. Cela entraîne la suppression d’ateliers d’arts, de soutiens en français ou en mathématiques, la suppression de cours en demi-groupes, de classes européennes de renforcement en langues, d’ateliers techno de robotique… L’initiative et l’entrain des professeurs sont brisés par cette politique de restriction budgétaire, aux dépens des élèves qui sont friands de ce genre d’ateliers. Quel gâchis ! En parallèle à cela, le gouvernement honore ses effets d’annonce dans une véritable gabegie. Encore une fois dans une démarche marketing et sans aucune écoute pour les enseignants et les enjeux du terrain, la politique « devoirs faits » est très coûteuse et ne correspond pas aux besoins (avec des classes parfois de 2 élèves alors que des classes de plus en plus nombreuses se retrouvent à plus de 30 élèves). La politique « vacances apprenantes » a coûté 2 millions d’euros sans qu’aucun professeur n’en ait entendu parler sur le terrain. Où est passé cet argent ?

De nombreuses heures d’enseignements généraux ont été supprimées dans les programmes des établissements professionnels, contribuant encore plus à les dévaloriser et à creuser l’écart avec la section générale. Les « fondamentaux » si chers au ministre Blanquer ne le sont-ils pas pour tous ? Etait-il judicieux, en 2019 en classe de 1ère professionnelle, d'évacuer le chapitre "La République et le fait religieux depuis 1880" en histoire et un chapitre sur les philosophes des lumières en français? Si M. Blanquer aime maintenant surjouer le rôle de rempart pour la laïcité, il ne s'est pas gêné pour enfoncer la culture laïque au bélier. Les événements récents montrent pourtant l’importance de cette culture commune...  Les lycéens de la voie générale, de leur côté, ne sont pas en reste avec le système d’orientation parcoursup. Celui-ci les place en concurrence avec leurs camarades selon des critères opaques pour accéder à des études supérieures saturées. Les nombreux recalés iront soit enrichir les écoles privées, soit errer ou travailler pour les agences d’Interim en attendant le RSA, suivant le niveau de richesse de leurs parents. A défaut d’augmenter les capacités d’accueil dans le supérieur, le gouvernement a choisi de diminuer le nombre d’élus. A quoi sert le baccalauréat, autrefois sésame pour l’université ? Si même l’institution scolaire ne lui reconnaît aucune valeur, qu’en attendre auprès des entreprises ? Le saccage de l’Education Nationale par ce gouvernement ne peut être entièrement dépeint dans un seul article, voilà pour les grands traits. Il s’inscrit dans la politique libérale de destruction du service public au profit du privé. Comme si ce n’était pas assez clair, au moment où Emmanuel Macron détruit l’école publique, la fille de Brigitte Macron ouvre une école privée.

Oui, les élèves de 2020 sont plus difficiles à canaliser que ceux d’il y a ne serait-ce que 30 ans. Pourquoi alors la rémunération des enseignants est-elle diminuée et leur charge de travail augmentée ? Pourquoi, au contraire, ne donne-t-on pas aux enseignants les moyens de faire face à ces nouveaux enjeux en diminuant par exemple le nombre d’élèves par classe ? Oui, certains enseignants peuvent être confrontés ponctuellement à des formes d’islamisme- jusqu’au drame que nous avons connu vendredi et qui a touché violemment Samuel Paty. Mais, à regarder l’état actuel de nos écoles, nos collèges et lycées, la politique de ce gouvernement a fait plus de mal à l’Education Nationale que le terrorisme islamiste. Cette majorité n’a pas choyé les enseignants, elle les a fait ployer. Combien de suicides comme celui de Christine Renon, dus à la dégradation des conditions de travail et de vie des enseignants ? C’est également tout le service public d’éducation qu’on est en train d’assassiner, de manière moins visible qu’une attaque terroriste parce que les attaques sont progressives et non revendiquées. En effet, les annonces publiques sont contradictoires avec ce que seuls les enseignants peuvent pleinement percevoir sur le terrain. Mais les élèves comme les professeurs en subissent les conséquences, insidieusement, coups après coups...

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