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Nous vivons la plus grande période de transition depuis la Seconde Guerre mondiale et les angoisses qui vont avec

l est beaucoup question depuis quelques temps d’éco-anxiété ou de solastalgie, terme créé en 2005 par le philosophe australien Glenn Albrecht pour désigner une angoisse et une souffrance dues à un sentiment de perte liées à des changements environnementaux, en particulier le changement climatique. Mais il existe aussi ce que le prospectiviste Philippe Cahen appelle l’“angoisse culturelle” qu’il définit comme l’effondrement de nos “références culturelles”, “un doute profond sur nos certitudes des trente, quarante dernières années”.

On peut parler, en effet, d’une véritable anxiété culturelle qui apparaît comme le contrecoup de ce que certains qualifient de changement de civilisation que l’on perçoit de façon de plus en plus nette depuis quelques années et qui devrait être à coup sûr accéléré par la crise de la Covid-19. Cette grande mutation paraît être liée aux facteurs suivants:

1. Internet et les réseaux sociaux ont contribué à déréguler le marché de l’information et des idées. Aujourd’hui, n’importe qui peut s’exprimer sur n’importe quel sujet à n’importe quel moment. Cela tend à donner une prime aux opinions par rapport aux faits et aux opinions les plus radicales. Les idées, qui étaient jusqu’à présent totalement marginales (ex. platisme), sont non seulement visibles, mais le nombre d’occurrences sur le sujet sur internet ou dans les réseaux sociaux peut amener certains à penser qu’elles sont vraies. Cette dérégulation conduit aussi à relativiser la notion même de vérité et à nourrir la défiance envers les autorités et les savoirs traditionnels à partir du moment où, ainsi que l’affirme Martin Gurri, “les omissions et les fuites, les mensonges et les échecs des élites sont désormais visibles de tous”.

2. On est en train de vivre un grand renouvellement générationnel qui se caractérise en particulier par la fin de la domination de la génération des baby boomers (individus nés entre 1945 et 1965). Les générations Y (individus nés entre 1980 et 1995) et Z (nés entre 1996 et 2010) sont, en effet, sur le point de devenir les générations dominantes. D’ici quelques années, elles seront majoritaires dans l’économie –population active, consommation– et la politique –électorat. Ce sont leurs préférences qui vont prédominer tant pour les normes de consommation que pour l’orientation des politiques publiques. Or, les enquêtes d’opinion montrent bien que leurs valeurs sont loin d’être identiques à celles des générations précédentes.

3. Il est aussi évident que la thématique du changement climatique devient de plus en plus centrale au fur et à mesure que ses effets se font tangibles. Cela a plusieurs conséquences. Les nouvelles générations, notamment incarnées par Greta Thunberg, demandent des comptes aux générations précédentes. Cela conduit également une partie de la population, notamment les plus jeunes, à remettre en cause un mode de développement économique dépendant de la combustion des énergies fossiles au profit d’une transition écologique plus ou moins radicale.

4. Une grande partie des populations des pays développés s’offusque d’une montée notable des inégalités en estimant que l’évolution économique et technologique de ces dernières années a d’abord été favorable aux plus riches – les fameux “1%” -au point que se serait formée une véritable oligarchie. Pour elles, les riches ont gagné, les hommes politiques des principaux partis sont sous leur emprise et les politiques menées correspondent à leurs préférences. Cela contribue en grande partie à la défiance croissante vis-à-vis des élites politiques, économiques, administratives, voire intellectuelles, et à miner la légitimité des démocraties.

5. Ceci est sans doute aggravé par la fragmentation et la polarisation des sociétés développées liées en partie à l’éclatement des classes moyennes et à la remise en cause concomitante de ce que l’on peut appeler le “consensus moderniste” sur lequel ces sociétés reposaient jusqu’à une période récente. Ce consensus était basé notamment sur l’idée d’une amélioration constante des conditions de vie via une accumulation de biens matériels, d’un espoir de mobilité sociale (et donc d’appartenance à un immense groupe central), d’une accession aux bienfaits de la société de consommation, etc. Une partie de la population ne croit plus à ces valeurs modernistes et estime, au contraire, qu’il faut changer de modèle au nom d’un “moins, c’est mieux”.

6. On observe ces dernières années une multiplication des mouvements sociaux qui affirment défendre le sort des minorités, des victimes en tout genre et, plus largement, des “dominés”, que ce soient les femmes, les minorités ethniques, religieuses ou sexuelles ou encore les animaux, le plus souvent dans une logique d’intersectionnalité, donc de “convergence des luttes” des dominés contre les dominants. Ces mouvements s’appuient très souvent sur une forme de victimisation et, parallèlement, sur une culpabilisation, voire une ostracisation des catégories majoritaires et jugées dominantes. Cela tend à favoriser les divisions et les polarisations au sein des sociétés concernées, à donner à ces minorités une “part de voix” dans l’espace public sans commune mesure avec leur poids démographique réel et par conséquent une représentation largement faussée de ce que sont vraiment ces sociétés, et enfin à motiver les contre-mouvements dont les “Angry White Men” aux États-Unis et Donald Trump sont les meilleures illustrations.

7. La perception de la violence semble également avoir évolué depuis quelques années. La violence résiduelle semble être devenue de plus en plus insoutenable aux yeux des populations et surtout la violence ne se réduit pas à des faits objectifs (utilisation de la force et de la contrainte physique mettant en cause l’intégrité physique des personnes dont les blessures peuvent être constatées objectivement). Elle a désormais une dimension subjective. En effet, les individus mettent de plus en plus en avant le fait de se sentir “blessés”, “agressés” (ou victimes de “micro-agressions”) ou “offensés” au nom d’une violence psychologique, symbolique ou “structurelle” (Johan Galtung) pour justifier des procédures judiciaires contre les “agresseurs”, voire un recours à la force physique contre eux au nom d’une légitime défense.

8. Tout ceci tend à conduire à une remise en cause par certains mouvements sociaux et par une partie de la population, notamment une partie des jeunes et des catégories aisées, de ce qui était acquis ou bien largement admis jusqu’à présent: relations hommes-femmes, minorités-majorités, religion-laïcité, humains-nature, humains-vivant, humains-animaux, genre, écriture (écriture inclusive), vérité, démocratie, science, technique, croissance, etc. D’un point de vue économique, cela se traduit par une critique croissante d’un modèle de développement (souvent qualifié de “croissanciste”, de productiviste et de consumériste), de politiques économiques (perçues comme libérales ou néolibérales), et de la légitimité de certains secteurs et de certaines activités économiques (pétrole, chimie, agrochimie, nucléaire, plastique, industries extractives, transport aérien, automobile, etc.).

En définitive, une partie de la population des pays développés souhaite que l’on opère une grande transition, en particulier écologique, vers un “nouveau monde” et fait pression dans ce sens afin de conjurer une grande angoisse (éco-anxiété) et un grand ressentiment (“dominés”). Or, on voit bien que cette transition provoque une grande angoisse culturelle au sein d’une autre partie de ces populations qui ont peur de perdre leurs repères et le monde qu’elles connaissaient et appréciaient. Cette tension, qui a été renforcée par la crise pandémique, devrait être sans aucun doute l’une des principales caractéristiques des sociétés développées ces prochaines années.

 

Eddy Fougier Politologue, consultant

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