Pour ceux que ça intéresse, la remarquable plaidoirie de Richard Malka au procès des attentats de janvier 2015 (8/10 mn de lecture).
« Le temps qui passe, les contretemps, les renvois d’audience, les déficiences et les indécences de certains, tout cela ne peut rien changer à la profondeur de notre
chagrin. Celui d’être privé de l’intelligence, du talent et de la bonté de ceux qui ne sont plus. Alors on cherche un sens. C’est le seul moyen de le supporter. Un sens à
ce qui est arrivé. Un sens à ce procès.
Il a été épique, tragique, tourmenté. Il a déclenché la fureur du monde. Il a été ponctué d’attentats. Il nous a livré la parole bouleversante des victimes et nous a
perdus dans les tentatives d’explication des accusés. Son sens c’est évidemment, et d’abord, de juger ces accusés. C’est de démontrer que le droit prime la force. Tout
cela est déjà énorme, et dans n’importe quel procès ce serait suffisant. Mais pas là. Pas au regard des crimes commis. Les attentats de l’Hyper Cacher et de Charlie ne
sont pas que des crimes. Ils ont une portée politique, philosophique, métaphysique. Ils convergent vers la même idée, ils ont le même but. Quand Coulibaly tue des juifs,
il ne tue pas que des juifs, il tue l’autre. Charlie Hebdo aussi, c’est l’autre. Le sens de ces crimes, c’est l’annihilation de l’autre, de la différence. Si l’on ne
répond pas à cela, on se sera arrêté en chemin.
Cette cour n’a pas pour objet de protéger la liberté et l’altérité. Mais de la même façon que vous avez organisé ce procès en deux temps, celui des victimes et celui des
accusés, il faut accepter qu’il y ait deux procès en un. Celui des accusés et celui des idées que l’on a voulu assassiner. Ces fameuses valeurs républicaines ébranlées.
Ces crimes ne sont pas des crimes comme les autres et ce procès ne peut pas être un procès comme un autre. Il doit tenir compte de sa dimension symbolique. Et mon rôle,
comme avocat de la personne morale Charlie Hebdo sera de m’attacher à ce second volet.
Je ne plaide pas pour l’histoire. Je n’en ai rien à faire, de l’histoire. Je veux plaider pour aujourd’hui, pas pour demain. Pour les hommes d’ici et maintenant, pas pour
les historiens du futur. Le futur, c’est comme le ciel, c’est virtuel. C’est à nous, et à nous seuls, qu’il revient de s’engager, de réfléchir, et parfois de prendre des
risques pour rester libres d’être ce que nous voulons. C’est à nous, et à personne d’autre, de trouver les mots, de les prononcer pour recouvrir le son des couteaux sous
nos gorges. A nous de rire, de dessiner, de jouir de nos libertés, face à des fanatiques qui voudront nous imposer leur monde de névroses et de frustrations. C’est à nous
de nous battre pour rester libres. C’est ça qui se joue aujourd’hui.
Rester libre, cela implique de pouvoir dire ce que l’on veut des croyances sans être menacé de mort, abattu par des kalachnikovs ou décapité. Or, ce n’est plus le cas
aujourd’hui dans notre pays. Pendant ce procès, un enseignant a été coupé en deux. Pendant ce procès, on a tué dans une basilique. On a atrocement blessé rue
Nicolas-Appert. On a menacé dans plusieurs communiqués, dont un d’Al-Qaida.
Le message de ces terroristes est clair. Ils nous disent : vos mots, vos indignations ne servent à rien. On continuera à vous tuer. Vos juges, vos procès, sont
indifférents. Vos lois sont des blagues, nous ne répondrons qu’à celles du Ciel. Ils nous disent de renoncer à la liberté parce qu’un couteau et un hachoir seront plus
forts que 67 millions de Français, une armée et une police. C’est l’arme de la peur pour nous faire abandonner un mode de vie construit au fil des siècles. Et évidemment,
ça ne s’arrêtera pas aux caricatures, ni même à la liberté d’expression. Ils détestent nos libertés. Ils ne s’arrêteront pas, parce que nous sommes un des rares peuples au
monde à être porteur d’un universalisme qui s’oppose au leur.
Qu’est-ce que cette nouvelle guerre qui oppose des dessinateurs avec leurs crayons, des enseignants avec leur tableau, à des fanatiques armés de kalachnikovs ou
d’ustensiles de boucherie ? Par quel enchevêtrement d’idées, de discours et d’errements en est-on arrivé à ce que, pour la première fois dans le monde occidental depuis la
fin de la guerre, un journal soit décimé, avant de devoir se retrancher dans un bunker à l’adresse secrète ? Qui a nourri le crocodile en espérant être le dernier à être
mangé ? Parce que c’est toujours la même chose : quand on est confronté à la peur, certains choisissent de pactiser.
L’histoire que je vais vous raconter est notre histoire à tous. C’est en partie, Messieurs, celle qui vous a amenés dans ces box, alors j’espère qu’elle va vous
intéresser.
Le compte à rebours s’est déclenché à Amsterdam le 2 novembre 2004. Theo Van Gogh était un journaliste et un réalisateur pas sympathique. En 2004, il réalise Submission
pour dénoncer la soumission des femmes dans l’islam. Le 2 novembre 2004, il est abattu dans une rue d’Amsterdam de huit balles dans le corps par un jeune islamiste de
tendance takfiriste [une sous-branche du salafisme]. Ensuite il est égorgé, et on lui plante deux poignards dans le torse. Sur l’un de ces poignards, un petit mot de
menaces de mort contre les juifs. C’est la matrice de 2015 et de ses deux obsessions : la liberté d’expression et l’antisémitisme.
A la suite de cet assassinat, un autre écrivain, danois cette fois, Kare Bluitgen, veut écrire un livre sur la vie de Mahomet dans un souci pédagogique à destination de la
jeunesse. Il cherche un illustrateur. Tout le monde refuse. La peur a déjà gagné. Alors, le 17 septembre 2005, il écrit dans un journal pour dénoncer l’autocensure dès
qu’il s’agit de l’islam. Flemming Rose, rédacteur en chef des pages culture du Jyllands-Posten, un journal de centre droit qui serait l’équivalent chez nous du Figaro, va
demander au syndicat des caricaturistes danois comment il représente Mahomet. Le 30 septembre 2005, ces caricatures sont publiées. Pendant deux mois, il ne se passe pas
grand-chose.
Cette affaire ne va prendre sa véritable ampleur qu’à raison d’une escroquerie à la religion. Elle a été commise par des imams danois de la mouvance des Frères musulmans,
essentiellement des salafistes. En décembre 2005, ces imams partent faire le tour des capitales arabes. pour mobiliser les Etats musulmans contre ces méchants danois
islamophobes. Et pour le prouver, ils constituent un dossier, comprenant les caricatures. Ce dossier, on l’a récupéré.
Le problème, c’est que dans ce dossier, ils ont ajouté trois dessins qui n’y figuraient pas. Deux d’entre eux viennent d’un site de fous furieux, des suprémacistes blancs
américains. Un autre vient de France, il n’a rien à voir avec l’islam, c’est un dessin sur la Fête du cochon à Tulle en Corrèze. Et les imams disent : « Voilà comment on
représente l’islam en Occident. » Et alors là évidemment, sur le fondement de cette supercherie, de cette mystification, le monde s’embrase. Et il y a des manifestations,
des morts, des drapeaux brûlés. Ils ont allumé le feu et ils nous traitent d’incendiaires ? Alors oui, c’est dur d’être aimé par des cons d’intégristes mais c’est encore
plus triste d’être instrumentalisé par des escrocs !
Puis vient le temps de la récupération politique. En janvier 2006, la très officielle Organisation de la conférence islamique, qui regroupe 57 pays, va saisir l’ONU et lui
demander d’obliger tous les pays du monde à interdire la critique des religions. Voilà comment une escroquerie va tenter d’obtenir une modification du droit mondial sur la
liberté d’expression !
Et c’est là que l’on va commencer à nourrir le crocodile. Le 3 février 2006, le cheikh Al-Qaradawi, guide spirituel des Frères musulmans, déclare un « Jour de la colère ».
Le même jour, Jacques Chirac, Bill Clinton et le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, déclarent que « les journaux ayant contribué à diffuser les caricatures ont fait
un usage abusif de la liberté de parole » et font appel à plus de respect envers les sentiments religieux
On en est arrivé là : le monde a cédé devant l’obscurantisme, la vérité a été recouverte par le mensonge. Et ceux qui détestent nos libertés ont senti le sang de nos
démocraties et ça leur a donné de l’appétit. L’opération d’Al-Qaradawi a parfaitement réussi.
Cette histoire des caricatures, il faut la connaître. Il faut la répéter, il faut l’enseigner. [Le premier ministre canadien] Justin Trudeau connaît-il cette histoire, lui
qui nous donne des leçons d’accommodements raisonnables pendant ce procès ? Le président [turc, Recep Tayyip] Erdogan, qui nous fait des leçons d’antiracisme, connaît-il
cette histoire ? Savent-ils que tout cela n’a pas été commis par nous ?
Mais la machine va se gripper. La machination politique ne va pas aller jusqu’au bout. France Soir va publier ces caricatures en France, son directeur [Jacques Lefranc]
sera immédiatement limogé et Charlie Hebdo va reprendre ces caricatures et les publier par solidarité. En 2007, nous sommes poursuivis par l’UOIF [Union des organisations
islamiques de France] et la mosquée de Paris, nous gagnons le procès. On croyait qu’on avait gagné. En fait, on n’avait rien gagné du tout.
Il faut encore savoir quelque chose. Le monde entier pense que le procès des caricatures a eu lieu en France. Le premier procès, il a eu lieu au Danemark, avec le même
résultat. Mais il n’a intéressé personne. Et pourquoi ? Parce que la France a une histoire particulière. Parce que c’est le premier pays au monde à avoir banni le
blasphème du code pénal. C’était en 1791. La même année que le décret sur l’égalité des juifs. Je ne sais pas pourquoi, mais ces deux questions sont toujours liées, pour
le pire et pour le meilleur.
Alors l’histoire du blasphème en France, je vais vous la raconter.
En 1789, la liberté d’expression est proclamée comme un des droits les plus précieux de l’homme. Deux ans plus tard, on sort le blasphème du code pénal. En 1881, on vote
la grande loi sur la liberté de la presse. Les débats font rage à l’Assemblée et c’est frappant de constater à quel point ils se focalisent sur ceux d’aujourd’hui : le
dessin et la religion. C’est comme si Charlie Hebdo existait déjà ! « Dieu se défendra bien lui-même, il n’a pas besoin pour cela de la Chambre des députés ! », répond
Clemenceau à l’évêque d’Angers qui invoque la blessure des catholiques outragés.
Alors vous voyez, on n’a pas le choix. Renoncer à la libre critique des religions, renoncer aux caricatures de Mahomet, ce serait renoncer à notre histoire, à
l’Encyclopédie, aux grandes lois de la République. Renoncer à enseigner que l’homme descend du singe et pas d’un songe. Renoncer à l’égalité pour les femmes, qui ne sont
pas la moitié des hommes, à l’égalité pour les homosexuels, alors que, bizarrement, dans 72 pays au monde, les mêmes ou à peu près que ceux qui ont encore une législation
contre le blasphème, l’homosexualité est encore une abomination.
Ce serait renoncer à l’indomptable liberté humaine pour vivre enchaîné. Ce serait renoncer à ce droit si merveilleux d’emmerder Dieu, monsieur le président. Charlie Hebdo
ne peut pas y renoncer, et nous n’y renoncerons jamais, jamais, jamais. C’est ça, Charlie Hebdo. C’est notre droit, il est reconnu par les tribunaux. Et au-delà de nos
tribunaux nationaux, par la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme], qui lie des centaines de millions de personnes et ne dit pas autre chose.
Mais alors comment on fait pour sortir l’islam de cela ? Il faudrait le sortir du pacte républicain ? Il faudrait dire, non, il n’y a qu’une religion qui devrait avoir un
traitement de faveur, qu’on ne pourrait pas caricaturer, et ce serait l’islam ? Ce n’est pas possible. Le combat de Charlie Hebdo, c’est aussi un combat pour la
banalisation de l’islam. C’est un combat pour qu’on regarde cette religion comme une autre. Qu’on la traite comme une autre. En faire une exception, c’est évidemment le
pire service qu’on pourrait lui rendre. On ne peut pas sortir une religion de l’égalité. Les religions doivent faire l’objet de la satire, et pour reprendre les mots de
Salman Rushdie, de « notre manque de respect intrépide ».
On nous reproche des caricatures des religions. Mais en réalité, nous n’en avons jamais fait. Ce n’est pas vrai. Toutes les caricatures dont nous avons parlé ici ne sont
pas des caricatures de la religion, ce sont des caricatures du fanatisme religieux, de l’irruption de la religion dans le monde politique.
Alors j’en viens à l’histoire de Charlie, la personne morale que je représente. En 1960, nous sommes dans la France corsetée du général de Gaulle, Cavanna rencontre
Choron, ils décident de créer un journal transgressif pour bousculer les mœurs, un journal essentiellement fait de dessins, c’est Hara-Kiri. Le slogan de ce journal au
départ, c’est : « Si tu ne peux pas l’acheter, vole-le. ». Cabu va les rejoindre, puis Gébé, Topor, Wolinski, Reiser. En 1970, c’est l’interdiction.
Le 1er novembre, y avait eu un incendie, 146 morts dans une discothèque. Le 9 novembre, le général de Gaulle meurt. Et le 16 novembre, Hara-Kiri titre « Bal tragique à
Colombey, un mort ». Ça n’a pas plus du tout au ministre de l’intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, qui ne doit d’ailleurs sa postérité qu’à cela. Interdiction
d’Hara-Kiri.
A l’époque, il existait un Charlie Mensuel, dirigé par Wolinski, il a été décidé de faire une déclinaison hebdomadaire. C’est-à-dire que le fondement de l’existence de
Charlie, c’est là censure de son ancêtre. Et son premier numéro va être consacré à la censure. C’est l’ADN de ce journal.
« “Charlie Hebdo”, un symbole ! »
Arrive 1981, la gauche est au pouvoir, ce n’est plus le temps de la transgression, les ventes du journal s’effondrent, Dix ans d’interruption. 1992, sous la houlette de
Philippe Val, l’équipe se reforme. Cabu, Wolinski, Gébé, Cavanna et Renaud, le chanteur, décident de relancer Charlie Hebdo, c’est la formule que vous connaissez
aujourd’hui. Et je me revois rédigeant les statuts de ce journal – probablement bien mal, j’avais 23 ans. Par une triste ironie de l’histoire, ses créateurs avaient décidé
d’appeler la société éditrice de ce journal, la « société Kalachnikov ».
Sous la houlette de Philippe Val, ce journal est devenu une pépinière de talents. Mélangeant les anciens et les modernes, Siné, Joann Sfar, Jul, Riad Sattouf, Catherine
Meurisse, Fourest, Corcuff, Polac, Cavanna, Gébé, tant d’autres ont passé par là. C’est devenu un journal d’une richesse incroyable. Des crises, des ruptures, des
psychodrames, il y en a eu tant que je ne peux pas m’en rappeler. Mais il y a un point sur lequel tout le monde était toujours d’accord : la liberté d’expression, la libre
critique des religions, pas des hommes à raison de leur religion, ça, c’est autre chose, ça, c’est du racisme ou de l’antisémitisme. Mais la libre critique des idées, des
opinions, des croyances.
Et puis, il y a eu l’attentat. Et ce journal continue à faire vivre ce rire, et ce journal continue à vivre. Il vit dans un bunker, mais il vit. Il vit entouré de
policiers, mais il vit. Il vit avec des collaborateurs qui ne peuvent plus se déplacer avec leurs époux et leurs enfants, mais il vit. Il vit sous les menaces, il vit avec
les disparus et les blessés, il vit avec les milliers de difficultés, il vit grâce à ses lecteurs, il vit grâce à cette merveilleuse banalité du bien, il vit grâce à
l’aide de tous ceux, anonymes, qui viennent à son secours tous les jours, il vit aussi grâce à ceux que vous avez vus à votre barre, et qui vivent plus intensément et plus
profondément que nous-mêmes.
Ils pourraient tous nous tuer, ça ne servirait plus à rien, parce que Charlie est devenu une idée. Et Charlie pourrait disparaître aujourd’hui, cette idée vivrait encore.
On ne peut pas tuer une idée, c’est pas la peine d’essayer. Charlie Hebdo, vous en avez fait un symbole ! Vous en avez fait une idée ! On ne la tuera plus.
Ce procès a été un formidable accélérateur de l’histoire. Pendant ce procès, il y a un islam républicain qui a grandi dans ce pays, avec de nouvelles voix, et je pense en
particulier au recteur de la [Grande] Mosquée de Paris [Chems-Eddine Hafiz], qui a été mon adversaire, puisqu’il était avocat en 2006 au moment du procès des caricatures
de Mahomet, et qui développe aujourd’hui un discours magnifique et courageux qui lui vaut d’ailleurs à son tour d’être menacé. Il nous dit qu’il faut accepter le droit aux
caricatures, et c’est important qu’il le dise.
Les discours politiques ne sont plus les mêmes non plus, ils ont évolué. Il y a beaucoup moins d’accusations d’islamophobie. Les choses bougent, il y a un éveil des
consciences. Ce procès y aura contribué, et à ce titre-là, il aura été historique.
Alors ces trois mois ont été tragiques, difficiles, autant que cela serve. Autant que ce soit pour que nous ne perdions pas nos rêves, pour que nous ne perdions pas nos
idéaux, pour que nous ne tournions pas le dos à notre histoire, pour que nous ne soyons pas la génération qui aurait abandonné l’histoire que je vous ai racontée, qui a
abandonné ses rêves, ses idéaux, son rêve de liberté et de liberté d’expression. »
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