Ces demandes démocratiques sont très hétérogènes et nécessitent donc une certaine forme d’articulation. Je pense que cette articulation pourrait être faite à partir d’un projet centré sur la notion de « transformation démocratique verte » qui envisage la transition écologique comme un processus de radicalisation de la démocratie. Dans nos sociétés, c’est la force affective de l’imaginaire démocratique qui a guidé les luttes pour l’égalité et pour la liberté. Appréhender cette transition écologique nécessaire sous la forme d’une « transformation démocratique verte » pourrait activer l’imaginaire démocratique, et générer des affects puissants parmi de nombreux groupes, en orientant fermement leur désir de protection dans une direction égalitaire.

L’objectif d’une « transformation démocratique verte » est de protéger la société et ses conditions matérielles d’existence en donnant le pouvoir au peuple. Cela permettrait d’éviter que le peuple s’enferme dans un nationalisme défensif ou dans une acceptation passive des solutions technologiques. C’est une protection pour le grand nombre, et non pour quelques-uns, qui assure la justice sociale et encourage la solidarité.

Aux États-Unis, le Green New Deal prôné par Alexandria Ocasio-Cortez et le Sunrise Movement est un bon exemple d’un tel projet car il lie la réduction des émissions de gaz à effet de serre à la résolution des problèmes sociaux, tels que l’inégalité ou l’injustice raciale. Il contient plusieurs propositions cruciales pour assurer l’adhésion des secteurs populaires, dont les emplois seront affectés, comme par exemple la garantie universelle d’un emploi rémunéré par l’État dans une économie verte. En Grande-Bretagne, la « Révolution industrielle verte » était une pièce maîtresse du programme du Parti travailliste sous Jeremy Corbyn. Elle affirmait que la justice économique et sociale ne pouvait être séparée de la justice environnementale. Elle a promu des mesures pour la décarbonation rapide de l’économie, et dans le même temps des investissements pour assurer des emplois durables, bien rémunérés et syndicalisés. Contrairement aux nombreuses autres propositions vertes, ces deux projets appellent un changement systémique radical et reconnaissent qu’une véritable transition écologique nécessite une rupture avec le capitalisme financier.

Lutte des classes et crise écologique

Les marxistes ont souvent accusé ceux qui défendent une stratégie populiste de gauche de nier l’existence de la lutte des classes, c’est pourtant faux. Une stratégie populiste de gauche reconnaît que la société est traversée par des antagonismes, dont certains de nature socio-économique. Ils peuvent être appelés des antagonismes de « classes » à condition que ce terme ne se limite pas à l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie. Cependant, en plus des antagonismes socio-économiques, il existe d’autres antagonismes qui sont construits à partir de relations sociales d’autre nature, et qui débouchent donc sur des luttes contre d’autres formes de domination. C’est pourquoi, en 1985, dans Hégémonie et stratégie socialiste, nous avons défendu la nécessité d’articuler les demandes de la classe ouvrière avec celles des mouvements sociaux en proposant de reformuler le projet socialiste dans de nouveaux termes : la « radicalisation de la démocratie », comprise comme l’extension des idéaux démocratiques à un plus large éventail de relations sociales.

Aujourd’hui, avec la crise écologique, un tel projet de radicalisation de la démocratie a acquis une nouvelle dimension. Au cours du 20ème siècle, la question de l’inégalité était au cœur du projet socialiste, et la lutte pour la justice sociale était comprise comme la répartition égale des fruits de la croissance. Les luttes des nouveaux mouvements sociaux ont ajouté de nouveaux angles à la question de la justice sociale. Cependant, à l’exception de quelques mouvements écologistes, ces nouveaux mouvements sociaux axaient leurs revendications sur l’autonomie et la liberté sans jamais questionner fondamentalement la nature de la croissance.

Au cours de ces deux dernières décennies, l’urgence climatique nous a fait entrer dans une nouvelle phase dans laquelle la lutte pour la justice sociale exige de remettre en question le modèle productiviste et extractiviste. La croissance a cessé d’être considérée comme une source de protection, elle est devenue un danger pour les conditions matérielles d’existence de la société. Il n’est désormais plus possible d’envisager un processus de radicalisation de la démocratie qui n’inclut pas la fin d’un modèle de croissance. Ce dernier met en danger l’existence de la société : ses effets destructeurs se font particulièrement ressentir par les groupes les plus vulnérables.

D’où l’importance de l’adoption d’une stratégie populiste de gauche qui chercherait à articuler les multiples demandes contre l’oppression et la domination autour d’une transformation démocratique verte en vue d’obtenir une rupture démocratique avec l’ordre néolibéral. C’est ainsi que la « lutte des classes » doit aujourd’hui être comprise.

Source : LVSL