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"Jean-Michel Blanquer finit d'achever le lycée"

 

 

Harold Bernat et Mathias Roux, professeurs agrégés de philosophie et auteurs de plusieurs essais, s'opposent à la dernière réforme du lycée dont ils estiment qu'elle mène au tri sélectif au détriment des élèves et du savoir.

 

Des milliers d’enseignants en France doivent désormais être entendus comme des lanceurs d’alerte face à la dramatique situation dans laquelle la majorité actuelle et le ministre plongent l’école de la République. Avec sa réforme du lycée et de l’orientation, Jean-Michel Blanquer a fini de relier entre eux les engrenages patiemment mis en place par les réformes successives de l’école afin de mettre en marche sa délétère mécanique, une machine à produire la dévalorisation de la connaissance, l’angoisse des élèves et des étudiants soumis à évaluation permanente et une sélectivité arbitraire.

De la maternelle à la licence, de la destruction annoncée de l’éducation prioritaire à l’institutionnalisation de la pénurie universitaire par la Loi de programmation de la recherche (LPR), il y aurait tant d’entrées possibles pour exposer le désastre qu’une seule suffira : la réforme du lycée couplée à la mise en œuvre de la sélection pour l’accès à l’enseignement supérieur via la plateforme Parcoursup.

Destruction du lycée

Rappel de l’affichage des principes du projet initial : en finir avec la césure fondatrice entre, d’un côté, l’enseignement secondaire (où des élèves acquièrent les connaissances de la culture commune, à l’abri des urgences du monde des adultes) et, de l’autre, l’enseignement supérieur (où des étudiants se spécialisent dans une perspective professionnelle). Désormais, dès la Seconde, l’élève est invité à se penser comme un futur étudiant, destiné à s’insérer à terme sur un marché du travail. Il doit s’inscrire dans une perspective Bac -3/Bac +3 et individualiser son parcours à l’entrée de première en choisissant 3 spécialités parmi les douze possibles. Adieu les séries classiques, bonjour le lycée à la carte autorisant enfin chacun à trouver ce qu’il espère bon pour lui.

Ce choix personnel est censé faciliter ensuite la procédure d’orientation dans le supérieur à la fin du second trimestre de terminale : il sera en effet d’autant plus aisé d’obtenir de Parcoursup la satisfaction de ses vœux qu’ayant opté pour certaines spécialités, on aura démontré sa motivation et ses aptitudes à la poursuite des études escomptées. Bref, du gagnant-gagnant : plus le « projet » de l’élève est déterminé à l’avance (« construit », dit-on, au ministère), plus il a de chances d’être pris pour les études de son choix, moins le taux d’échec en licence sera important, au bénéfice des établissements du supérieur. Oui… mais non. Il y a les principes et il y a les faits. L’idéologie à l’œuvre derrière les principes et les conséquences sociales et politiques de sa traduction pratique.

Nier le droit d'être des élèves

Les faits. Des adolescents à qui on dénie le droit d’être des élèves, c’est-à-dire des êtres en devenir que la société dispense des contraintes de la vie courante pour leur donner le loisir d’apprendre. Des jeunes angoissés à l’extrême par le fait de choisir, puis inquiets d’avoir fait le mauvais choix, obnubilés par les notes et les moyennes déterminant la qualité de leur dossier scolaire soumis à la procédure de sélection Parcoursup. Des enfants dont le rapport à la connaissance est désormais purement instrumental : les spécialités sont davantage considérées comme des moyens stratégiques de maximiser les chances de réussite que comme des domaines disciplinaires à découvrir. Résultat absurde : les enseignements deviennent prétextes à une évaluation permanente, perçue par les élèves et leurs familles comme l’occasion de maximiser les chances de réussite. Ce qui signifie in fine : être sélectionné. Un lycée casino en somme. En résumé, « l’individualisation des parcours », c’est en réalité la culpabilisation anticipée de l’élève devenant seul responsable de son échec.

Autre fait indispensable à la compréhension de la perversion du nouveau lycée : la disparition du caractère national du baccalauréat, donc de la garantie de sa valeur et d’une certaine équité. Sans entrer dans les détails des nouvelles modalités des épreuves, il s’avère que les notes obtenues au cours de la Première et des deux premiers trimestres de Terminale comptent à la fois pour l’obtention du diplôme et comme critères de sélection de Parcoursup. Or, ces notes ne sont pas le résultat d’épreuves passées sur les mêmes sujets et dans des conditions identiques puisqu’ayant lieu en cours d’année, elles sont organisées au niveau local par les établissements, donc par les professeurs des candidats. Dans ce contexte, le bac, qui ne valait déjà plus grand-chose, ne vaut plus rien dans la mesure où ce qui importe désormais n’est pas son obtention finale mais les notes intermédiaires qui alimenteront le dossier pour… Parcoursup. L’effet « établissement » va alors jouer à plein : le 10 en spécialité n’aura pas la même valeur selon le lycée où il aura été obtenu…

Trahison de l'école républicaine

Comment accepter un dispositif qui transforme des adolescents en entrepreneurs de leur "parcours individualisé", allant chercher, pour accompagner leur “fiche avenir", des notes bonus comme on accumule des points de vie dans un jeu vidéo ? L’arbitraire règne en maître et fera oublier jusqu’à la notion même de mérite.  Des notes qui ne signifient d’ailleurs plus rien (il n'est pas rare de trouver des moyennes de classe de 14 alors qu'elles étaient de 10 il y a peu), comme cet  enseignement de  spécialité d’un an abandonné en fin de première, opportunément choisi pour cocher le bon parcours… Les élèves n’auront au fond réellement  appris qu’à naviguer, trier, exclure,  louvoyer. Parmi eux, les plus malins, les mieux dotés, les plus adaptés à l’esprit du temps auront accès au sur-mesure, quand les autres se contenteront d’un mauvais prêt-à-porter.

Alors oui, il s'agit bien d'une trahison de la raison d'être de l'école républicaine. On pourra nous rétorquer que cette école est un mythe, que l'appareil idéologique d'État a toujours été au service du tri social, que seule la méthode change. Plus souple, plus individualisée pour un même résultat au final : la reproduction de classe. Personne ne contestera que l'école de la République sélectionne et que dans cette sélection le capital culturel joue à plein. Voilà l'école attaquée aussi sur sa gauche. Mais pour mettre quoi à la place ? Cette réforme qui fait du darwinisme social et ne s'en cache plus ? Le marché des plus malins ? Les lettres de motivations de Papa Maman ? Les bons stages faits au bon moment ?

Triste farce

Le diplôme du baccalauréat garantissait au moins une chose : une épreuve nationale dans des conditions égales pour tous. Mais, plus que cela, un temps libéré pour l'apprentissage, la formation, la progression, la découverte d'une discipline, pas une pseudo-spécialisation minute qui ne sert qu'à partir avant les autres sur le bon aiguillage.

"Le parcours individualisé est à ce prix"

Les professeurs qui ont décidé d'enseigner une discipline à laquelle ils sont attachés et qui refusent de faire n'importe quoi pour un salaire, de classer n'importe comment sans rien transmettre, protestent encore dans un silence médiatique assourdissant et finissent avec des blâmes et des sanctions délivrés en catimini par des rectorats transformés en bunkers. Ces professeurs sont la mauvaise conscience d'une institution qui trahit sa dimension sociale, au sens le plus noble du terme, celui de faire société par l'instruction, pour ne gérer plus que des flux humains et en trier les particules.

Dans le même temps, ses responsables se gargarisent avec « Les Valeurs de la République ». Triste farce. De République il n'en est plus question quand l'égalité des principes n'est plus. Cette égalité n'est pas une garantie de la justice sociale mais il est certain que sans elle, il n'y a plus rien à attendre de l'école. N'est-ce pas, dans cet effondrement ironique, la meilleure façon de réconcilier la gauche libérale antirépublicaine et la droite nostalgique des valeurs antisociales ? « Le président philosophe » de pacotille l'a fait : n'attendez plus rien de l'école ni de l'université. Mais n'oubliez pas votre chéquier. Le parcours individualisé est à ce prix.

Source : Marianne

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