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"Ambroise Croizat, une grande figure du Parti communiste français"

Avec ses lumières et ses ombres, l'histoire du Parti communiste français, né à Tours il y a juste un siècle, a au moins une dimension exemplaire, parmi d'autres. C'est le souci constant de promouvoir le bien commun par la conquête de la justice sociale. Dans le mot communisme il y a la racine « commun ». Est ou peut-être commun à toutes et à tous sans distinction ce qui est indispensable à une vie humaine accomplie. En deçà des caricatures polémiques, c'est bien l'intérêt général qui est ainsi valorisé. Et cela non comme une mise en cause de la singularité individuelle, mais comme la condition sociale de son épanouissement universel.

Le sens de l'idéal communiste

Pour Marx, être communiste ne veut pas dire être hostile à la liberté individuelle, mais vouloir qu'une telle liberté soit à la portée de tous. Lui qui était issu d'une famille plutôt aisée, comme Engels, jugeait le degré de civilisation d'une société au sort qu'elle réserve aux plus démunis. Ces derniers, pour leur part, ne disposent pas des moyens concrets d'exercer leur liberté. Assumer les intérêts du prolétariat exploité dans le regard porté sur le système capitaliste, c'est élever la lucidité à son exigence maximale, celle qui interdit tout égocentrisme et toute hypocrisie. En combattant l'exploitation, la classe ouvrière n'aspire pas à remplacer une domination par une autre, mais à émanciper toute l'humanité. C'est ce qui fait d'elle, selon Marx, une classe universelle… « L'Internationale sera le genre humain ». L'égale liberté est là, sans nivellement abstrait. On objectera que la défense des intérêts du prolétariat, boussole du Parti communiste, ne viserait que des intérêts particuliers. Faux. Car une telle défense peut faire du bien à toute la société. Le capitaliste pour l'instant prospère et en bonne santé n'est que le héros du moment. Ruiné et malade, il découvre la misère, sauf si la Sécurité Sociale vient à son secours.

"Dans chacune de ces conquêtes, le Parti communiste fut à la tâche"

Les conquêtes du Front populaire (1936), de la Libération (1945/1946) et du début du premier septennat de François Mitterrand (1981/1983) ont construit les solidarités en acte, à rebours d'un système économique qui n'en a cure. Qui peut prétendre que les congés payés, la limitation de la durée du travail, les services publics, la Sécurité sociale, et des revenus décents pour tous, n'ont pas de valeur universelle ? Le Code du travail qui brisa l'inhumanité de l'exploitation capitaliste, l'indemnisation du chômage, les allocations familiales, la fiscalité redistributive qui permet de financer les services publics, la pension de retraite conçue comme un salaire continué, entre autres, n'ont jamais spolié personne. Dans chacune de ces conquêtes, le Parti communiste fut à la tâche.

Ambroise Croizat: une vie de travail et de luttes

À titre d'exemple d'une telle implication, on invoquera ici la haute figure d'Ambroise Croizat. Né le 28 janvier 1901, il travaille comme ouvrier métallurgiste à treize ans. Il devient secrétaire général de la Fédération CGTU des Métaux en 1928. En 1936, il fait partie des 72 députés communistes élus dans le Front populaire, à l’origine des congés payés, de la semaine de 40 heures, d'augmentations sensible des salaires, et de la mise en place des conventions collectives. Déchu de son mandat de député et emprisonné à plusieurs reprises sous prétexte qu'il n'a pas condamné le pacte germano-soviétique, il entre dans la résistance contre les nazis, puis participe à l'élaboration du programme du Conseil national de la Résistance. Après la Libération, il devient ministre du Travail dans un gouvernement présidé par le Général de Gaulle. Il sera appelé fraternellement "ministre des travailleurs".

Ambroise Croizat, c'est l'homme qui avec le gaulliste Pierre Laroque s'est investi corps et âme dans la construction de la Sécurité Sociale, en application du programme du Conseil national de la Résistance intitulé « Les jours heureux ». Un « conquis » social, selon son expression, dont la France d'aujourd'hui peut encore s'enorgueillir, malgré les mutilations qu'un capitalisme revanchard lui a fait subir, conformément au vœu formulé en 2008 par  Denis Kessler de « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance. » Quel programme? Celui-ci: « La garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine ; un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ; une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours. »

« Vivre sans l'angoisse du lendemain, de la maladie ou de l'accident de travail, en cotisant selon ses moyens et en recevant selon ses besoins. » Telle fut la raison d'être si bien résumée par Ambroise Croizat, ministre communiste, pour expliquer le sens de l'énorme tâche qu'il allait accomplir dans le cadre des ordonnances du 4 et du 10 Octobre 1945 relatives à la création de la Sécurité sociale.

"Il faut mesurer l'extraordinaire conquête que cela représenta en termes de démocratie sociale"

Dans un discours en tant que ministre du Travail, il déclare à l’Assemblée: « Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie. » Comme le soulignent Bernard Friot et Christine Jakse dans un remarquable article du Monde diplomatique paru en Décembre 2015, le double mérite d'Ambroise Croizat est d'avoir mis en place « un régime général de couverture sociale qui non seulement mutualise une part importante de la valeur produite par le travail, mais qui en confie aussi la gestion aux travailleurs eux-mêmes. » Pour ce faire il a réuni dans une caisse unique, à finalité universelle, les modalités existantes d’assurance sociale, et il a créé une cotisation sociale interprofessionnelle, à taux unique. Les quatre branches de la Sécurité Sociale (les allocations familiales, l’assurance-maladie, les retraites et la couverture des accidents du travail) ont été assumées dans un régime général, géré d'abord par des représentants syndicaux.

Il faut mesurer l'extraordinaire conquête que cela représenta en termes de démocratie sociale, à distance de toute tutelle étatique et de tout paternalisme humiliant pour les travailleurs. D'où la hargne du patronat et de ses serviteurs politiques, qui prirent peur devant cette esquisse résolue de pouvoir ouvrier en plein système capitaliste. De novembre 1945 à mai 1947, Ambroise Croizat a fourni un travail épuisant pour mener à bien la réalisation patiente de son œuvre, notamment pour créer 123 caisses primaires de sécurité sociale et 113 caisses d’allocations familiales. Il commente ce travail ainsi : « J'entends demeurer fidèle à mon origine, à ma formation, à mes attaches ouvrières et mettre mon expérience de militant au service de la Nation. »

Une conquête menacée par l'égoïsme de classe

L'hostilité avouée ou cachée des employeurs devant cette avancée et la division syndicale, donnera des coups de boutoir à ce dispositif qui pourtant représentait une remarquable réappropriation collective du fruit du travail ouvrier, sorte de contre-pouvoir à l'empire du capitalisme. Tout a été fait depuis pour affaiblir la cotisation sociale et surtout en ôter le contrôle aux travailleurs. Le CNPF devenu le MEDEF, et leurs mercenaires au plus haut niveau de l'État, bientôt épaulés par l'Europe de Jean Monnet et sa « concurrence libre et non faussée », ont fait le travail de sape que l'on sait jusqu'à la fin des Trente Glorieuses. Le néolibéralisme de la fausse gauche et de la vraie droite, Monsieur Macron inclus, a poursuivi la démolition d'une des plus belles conquêtes ouvrières. Une conquête menée à bien par un ministre communiste autodidacte, amoureux d'une humanité solidaire, et attaché à faire naître dans la classe ouvrière la fierté de se découvrir capable de gérer un budget issu de son travail.

De ce magnifique moment d'émancipation et de progrès social tout n'a pas été anéanti. Grâce à la cotisation sociale, que le patronat affuble du nom péjoratif de "charge", il reste une nouvelle conception du salaire, articulée au bel idéal de solidarité redistributive. Au salaire direct s'ajoutent désormais les allocations familiales, sorte de reconnaissance du travail parental, et l'accès aux services publics. Ces deux modalités du salaire indirect tempèrent les inégalités. De même, pour les retraités, le régime général a conçu le revenu comme un salaire continué. Ce n'est pas seulement le niveau de vie que l'on conforta ainsi. C'est aussi la reconnaissance de ce qui est dû au travail des prolétaires, à la dignité de l'humanité qu'ils incarnent, à la justice d'une société qui ne fait plus des droits humains une coquille vide, mais un idéal d'accomplissement doté de moyens concrets. Quant à l’assurance-maladie elle veille au salaire pérenne des soignants et subventionne l’équipement hospitalier en le soustrayant à la loi du marché. Une leçon oubliée depuis que règne le credo sordide de la « réduction de la dépense publique ». Avec pour conséquence la tragédie que l'on sait quand les lits viennent à manquer dans les services de réanimation.

"Ne mériterait-il pas une place au Panthéon ?"

En juillet 1950, Ambroise Croizat a la douleur de perdre son fils, Victor-Roger Croizat, ouvrier électricien tué lors d'un accident de travail à Lyon. Le 11 février 1951, âgé de 50 ans, il meurt à l'hôpital Foch de Suresnes, épuisé,  terrassé par un cancer du poumon. Le 17 février, à Paris, une foule d’un million de personnes bouleversées suit son cortège funéraire pendant plusieurs heures, depuis l'immeuble de la CGT jusqu'au cimetière du Père-Lachaise. L’Humanité du 19 février rapporte le propos d'un militant communiste : « Il a fait plus en deux ans pour les travailleurs que les autres pendant cinquante ans. »

Telle fut la vie courte d'une grande figure du Parti communiste, ouvrier métallurgiste, autodidacte en ce sens qu'il sut apprendre de la vie et des duretés de l'exploitation capitaliste. Il sut aussi se cultiver comme il pouvait, combinant des lectures diverses et une réflexion aiguë sur la condition ouvrière. Homme de cœur et de conviction, il fut avec modestie ce que Gramsci appelait un intellectuel organique de la classe ouvrière, fidèle à un idéal d'émancipation qu'il avait décidé de promouvoir en assurant à chaque être humain les conditions d'une vie digne. Ne mériterait-il pas une place au Panthéon ?

 

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