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Retour sur Bernard Maris, critique de l’économie dominante

Né à Toulouse en 1946, Bernard Maris a été l’un des protagonistes de la vie intellectuelle française de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. Économiste reconnu, universitaire, écrivain, essayiste, journaliste, il a été assassiné à Paris le 7 janvier 2015 lors de l’attentat contre le magazine satirique Charlie Hebdo, dont il était un des rédacteurs et actionnaires. Retour sur une personnalité marquante et atypique de la pensée contemporaine, pourfendeur inlassable des impostures de l’économie dominante (mainstream).

Bien que sa notoriété internationale ait été compromise par l’inaccessibilité de ses écrits aux non-francophones, Bernard Maris ne reste pas moins l’un des intellectuels les plus originaux de la France contemporaine. Acteur et penseur de son temps, il s’est attaché, sans relâche, à participer à l’indispensable examen des idées, des institutions, des pratiques et des discours.

Sa production protéiforme se caractérise par le déploiement systématique d’un esprit critique fin, toujours accompagné de propositions fortes. Elle nous laisse en héritage une critique puissante du postulat de neutralité axiologique de l’économiste : la soi-disant « science dure » que l’économie standard dominante prétend être n’était, pour lui, qu’un discours rhétorique masquant des rapports de pouvoir bien réels.



Un universitaire engagé

Jusqu’à la fin des années 1980, Bernard Maris est membre du Centre d’Etudes Juridiques et Economiques sur l’Emploi (CEJEE, Université des Sciences Sociales de Toulouse, aujourd’hui UT1-Capitole), laboratoire où il avait soutenu sa thèse en 1975 (La distribution personnelle des revenus : une approche théorique dans le cadre de la croissance équilibrée) sous la direction de Jean Vincens. Avant de devenir Maître de conférences dans cet établissement en 1984, Il avait, à l’instigation de Jean-Jacques Laffont, enseigné la microéconomie à l’Université d’Iowa. Ce séjour lui inspirera plus tard son premier roman, Pertinentes questions morales et sexuelles dans le Dakota du Nord (1995), dans lequel il dresse le portrait critique de la société américaine. En 1990, il rejoint le Laboratoire d’Étude et de Recherche en Économie de la Production (LEREP, devenu en 1998 LEREPS – Laboratoire d’Étude et de Recherche sur l’Economie, les Politiques et les Systèmes sociaux). Il y restera huit ans. Il avait en fait trouvé le lieu d’inscription scientifique qu’il cherchait : un laboratoire en rupture avec les paradigmes de l’économie standard qui lui permette l’exercice véritable d’une pensée critique.

Nommé Professeur de sciences économiques à l’Institut d’Études Politiques de Toulouse en 1994, il dirige le LEREP pendant deux années, ainsi que le DEA (ancienne dénomination des master 2 recherche) rattaché aux activités du laboratoire. Le séminaire « Rhétorique » qu’il met en place accueille des chercheurs prestigieux en sciences sociales tels que Jean-Pierre Dupuy ou Robert Boyer.

Bernard Maris tenait beaucoup à son titre d’universitaire. Mais sa nomination comme Professeur fut mouvementée suite à une très longue et très vive délibération du Conseil National des Universités (CNU). Le conseil restreint de 12 professeurs n’ignorait pas le polémiste redoutable qu’il était déjà, notamment vis-à-vis de la pensée économique standard, pas plus que l’économiste compétent, grand spécialiste de la pensée keynésienne. Suite à un débat houleux, où il fallut rappeler qu’il était un véritable universitaire et poser la question de savoir s’il valait mieux l’avoir dans l’Université ou en dehors, il fut finalement nommé Professeur, à une voix près. L’instance supérieure de la profession avait sauvé son honneur de gardienne et de garante de la scientificité de la discipline ainsi que de son pluralisme.

C’est à cette époque qu’il obtient le prix de « Meilleur économiste » décerné par le magazine Le Nouvel Economiste (1995). C’est aussi de cette période que date la relation étroite entre son ami l’économiste canadien Gilles Dostaler et le LEREPS. Avec un sourire complice, Gilles aimait voir un signe entre John Maynard Keynes, né l’année de la mort de Karl Marx (1883), et Bernard et lui-même tous deux nés l’année de la mort de Keynes (1946). « Quel économiste de génie naîtra l’année de notre décès », ironisait-il.

En 1998, il s’installe à Paris en intégrant l’Université Paris 8 et l’Institut d’Etudes Européennes. Il se rapproche ainsi de Charlie Hebdo pour lequel il écrit régulièrement des chroniques depuis plusieurs années sous le pseudonyme « Oncle Bernard », ainsi que de Sylvie Genevoix, fille de l’académicien Maurice Genevoix qu’il épouse en secondes noces en 2007.

Tout en menant de front une carrière d’universitaire, de chroniqueur et de romancier, il poursuit seul le projet commencé avec son épouse (disparue en 2012), en publiant en 2013 L’Homme dans la guerre : Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, en hommage à l’académicien. Il est aussi nommé conseiller durant le tournage de Ceux de 14, série télévisée consacrée à l’homme de Lettres. Enfin, il fait partie du comité éditorial de l’association Je me souviens de Ceux de 14 qui rassemble autour de la figure de Maurice Genevoix les personnes souhaitant commémorer la Grande Guerre et réfléchir à sa signification actuelle.

 Un anti-libéral keynésien

La parabole intellectuelle de Bernard Maris est marquée par une nette rupture épistémologique au milieu des années 1980. Pendant ses études universitaires et jusqu’à l’obtention de son poste de Maître de conférences en 1984, il est immergé dans la pensée économique mainstream. Il maîtrise et pratique la microéconomie marginaliste : sa thèse (1975) est de très haut niveau mathématique, et dans ses nombreux travaux il se réfère à des auteurs de l’École de Chicago comme Gary Becker. C’est donc un économiste aguerri aux approches économiques ultra-orthodoxes qui va connaître, à partir du milieu des années 1980, une sorte de « crise mystique » qui le conduira à se nourrir des écrits d’auteurs divers comme Karl Marx, John Maynard Keynes, Sigmund Freud ou René Girard, pour déboucher plus tard sur les courants post-keynésien et conventionnaliste.

Dès lors, il vient résolument s’inscrire dans l’hétérodoxie économique. Il commence à partager avec John R. Commons et Thorstein Veblen l’importance des règles du jeu et des institutions ; avec Hyman Minsky son hypothèse d’instabilité financière ; avec Michal Kalecki, le problème de la répartition du revenu et de l’accumulation et avec Karl Marx sa modélisation du rapport salarial. Il reviendra tout particulièrement sur son rapport avec le philosophe de Trèves dans son ouvrage Marx ô Marx… (2010). Pour Bernard Maris, « Marx n’a commis aucune erreur sur le fonctionnement de la société capitaliste. Il reste le meilleur, le plus grand des économistes », et la crise de 2007 est une excellente illustration du schéma marxiste. Mais si Marx a décrit parfaitement la société capitaliste (extraction de la plus-value, baisse tendancielle du taux de profit, prolétarisation du monde, surproduction généralisée,  marchandisation et la destruction du monde), rien de ce qu’il a prédit ne s’est produit. Rien ne laisse entrevoir la société communiste comme synthèse et dépassement des conflits, comme humanisation de la société. En outre, Marx n’a pas estimé l’ampleur du problème écologique. Le socialisme est mort car il n’a pas su donner de raison de vivre et en particulier de vivre ensemble.

Encore plus que Marx, John Maynard Keynes est sans doute l’auteur qui prend le plus de place dans la pensée de Bernard Maris, notamment après sa rencontre avec Gilles Dostaler qui demeure, encore aujourd’hui, l’un des plus fins interprètes de Keynes. Le premier ouvrage qu’il publie sur l’économiste de Cambridge (Keynes ou l’économiste citoyen, 1999) est le fruit de la présentation que Gilles et Bernard avaient préparée deux ans plus tôt pour un colloque québécois. Dans les écrits de Keynes, il sera particulièrement marqué par le concept d’« incertitude radicale », non probabilisable, qui interdit toute prédiction de la part des économistes. D’autres concepts centraux de l’analyse de Keynes, comme l’illusion monétaire et l’impact de celle-ci sur la perception des niveaux de salaires, sur le comportement des salariés, des syndicats et des acteurs économiques en général, seront également retenus.

Un économiste humaniste

Avec Keynes, Bernard Maris partage aussi l’implication du chercheur, la responsabilité du discours scientifique, la performativité de l’économie. L’économie n’est pas une science amorale et apolitique qui se suffit à elle-même : la réflexion économique doit se nourrir de toutes les autres sciences (sociologie, histoire, anthropologie, psychologie…), mais aussi de l’art, de la littérature, bref de toutes les productions humaines. Il consacrera cette pluridisciplinarité en co-publiant avec une historienne, un anthropologue et une sociologue Gouverner par la peur (2007).

Il soutient par ailleurs que les questionnements de la psychologie et de l’économie se rejoignent : « l’accumulation inlassable du capital, le désir mortifère d’argent et la pulsion de mort sont intrinsèquement liés » (Capitalisme et pulsion de mort, 2009, avec Gilles Dostaler). Les êtres humains n’ont pas un rapport neutre à l’argent. Keynes avait mobilisé cet apport de Freud et Maris va le reprendre car l’économie parle de relations humaines. La monnaie peut être utile, c’est l’étalon de toute richesse, elle permet même de détourner le désir de pulsion de violence des individus sur elle. Mais lorsqu’elle est utilisée uniquement pour une accumulation personnelle, pour accumuler toujours plus, alors l’aliénation de l’être humain n’est pas loin. En fait, comme Keynes, il n’aime pas le capitalisme parce que ce système oublie les aspects humains de nos sociétés. L’économie doit être non pas une économie mathématique, mais une économie politique, une science des valeurs d’usage et non pas des valeurs d’échange.

Ses interrogations sur la rhétorique, notamment des économistes, sont récurrentes. Elles s’expriment ouvertement dans Petits principes de langue de bois économique (2008). Il questionne souvent la place que les économistes occupent dans la société, tout en dénonçant les discours des gourous de l’économie qui vont essayer de plier la réalité à leurs modèles. Son ouvrage Des économistes au-dessus de tout soupçon (1990) critique les économistes, leurs prédictions souvent fausses et leur rôle dans la justification de la nécessité des politiques libérales.

Il met régulièrement en évidence l’existence de rhétoriques énoncées sous forme de lois générales anhistoriques (loi du marché, concurrence, efficience économique…), qui conduisent inévitablement aux mêmes erreurs de politique économique et à l’aggravation de l’injustice sociale. Il est aussi un fervent défenseur des politiques sociales, de la réduction du temps de travail, de la décroissance et du revenu universel. Il refuse d’être enfermé dans une opinion définitive ; l’analyse, et les conclusions que l’on en tire, sont toujours situées et doivent évoluer avec les changements sociaux.

Comment remettre l’économie à sa juste place – c’est-à-dire, bien en-dessous des sciences et de l’art – est enfin, à l’instar de Keynes, une interrogation permanente. Comment faire de l’économie humaniste qui puisse réfléchir à un nouveau rapport de l’homme au travail ? Comment retrouver la poésie du travail (La Bourse ou la vie, 2000) ? Keynes prédisait pour ses petits-enfants une société de loisir, d’amitié et de culture où l’on travaillerait très peu. Quoique beaucoup plus pessimiste que Keynes, Maris aspire lui-aussi à cette société permettant de « réconcilier l’irréconciliable : le travail et le plaisir, l’érotisme et la vie sociale, la contemplation de la vie, l’absence de cruauté et la vie sociale, la présence d’autrui et l’absence de mimétisme. Nous serons alors dans le royaume de la paix et de la beauté, où la terre redevient un jardin, un royaume jusqu’alors accessible aux seuls artistes, mais désormais accessible à tous » (Capitalisme et pulsion de mort, 2009). 

Un économiste dans la Cité

Comme Keynes, Bernard Maris considère que l’économiste, à l’instar de tout citoyen, doit participer à la vie politique et sociale. Et il ne s’en pas prive pas. Ainsi, en 2011, il accepte d’intégrer le Conseil général de la Banque de France à la demande de Jean-Pierre Bel, Président du Sénat (dans les années 1980, il avait été enseignant à la Banque centrale du Pérou). Il est aussi membre du conseil scientifique de l’association altermondialiste Attac et candidat du parti écologiste Les Verts aux élections législatives de 2002.

Son intérêt pour les médias ne se dément pas. En 1992, il est un de ceux qui ont fait renaître Charlie Hebdo. Il en sera jusqu’en 2008 le Directeur adjoint, et un contributeur régulier jusqu’à sa mort. Il contribue par la suite à différents journaux nationaux : Marianne, Le Nouvel Observateur, Le Figaro Magazine, Le Monde, Alternatives Economiques (…). A la radio, il tient longtemps une chronique le samedi matin sur France Inter dans l’émission « On n’arrête pas l’éco » et il est, avec Dominique Seux, Directeur de la rédaction des Echos, un protagoniste du « Débat économique ».

Il intervient aussi sur I-Télé, jusqu’en 2009, dans « Y’a pas que le CAC » où il débat des questions économiques avec l’économiste libéral Philippe Chalmin et il est souvent invité à l’émission « C dans l’air » de France 5.

Tout dans sa vie fut prétexte à réflexion, à création et à transmission. Dès lors, on comprend mieux les hommages dont il a été l’objet après sa tragique disparition : nombreux articles et billets dans les médias, nécrologies dans des revues académiques, attribution de son nom à plusieurs locaux universitaires (amphithéâtres, salles du conseil…), à quelques établissements scolaires, à des rues… et enfin à une chaire.

En effet, l’Association ALLISS, la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (Paris) et Sciences Po Toulouse ont souhaité rendre hommage à sa figure à travers la création d’une Chaire Bernard Maris « Economie Sociétés ». Dotée par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture du prestigieux label de « Chaire UNESCO », elle a pour but de promouvoir une économie ancrée dans les sciences sociales et dans la cité. Depuis 2018, la Chaire organise des manifestations scientifiques et des débats citoyens autour des questions économiques et sociétales qui ont été au cœur de la réflexion de Bernard Maris. Une manière pour faire vivre, transmettre et nourrir l’héritage d’un économiste et intellectuel tout à fait hors du commun. 

Bibliographie sélective

Ouvrages d’économie

2013, Journal d’un économiste en crise, Paris : Les Échappés/Charlie Hebdo (auteur Oncle Bernard)

2012, Plaidoyer (impossible) pour les socialistes, Paris : Albin Michel.

2010, Das Kapital, suite et fin, Paris : Les Échappés.

2010, Marx, ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné ?, Paris : Les Échappés.

2009, Capitalisme et pulsion de mort (avec G. Dostaler), Paris : Albin Michel.

2008, Le Making of de l’économie (avec P. Chalmin et Benjamin Dard), Paris : Perrin.

2008, Petits principes de langue de bois économique, Paris : Bréal.

2007, Gouverner par la peur (avec L. Dakhli, R. Sue, G. Vigarello et la collaboration de C. Losson), Paris : Fayard.

2006, Antimanuel d’économie : Tome 2, Les cigales, Paris : Bréal.

2003, Antimanuel d’économie : Tome 1, Les fourmis, Paris : Bréal.

2002, Malheur aux vaincus. Ah, si les riches pouvaient rester entre riches (avec P. Labarde), Paris : Albin Michel.

2000, La Bourse ou la vie. La grande manipulation des petits actionnaires (avec P. Labarde), Paris : Albin Michel.

1999, Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, Paris : Le Seuil.

1999, Keynes ou l’économiste citoyen, Paris : Presses de Sciences Po.

1998, Ah Dieu ! Que la guerre économique est jolie ! (avec P. Labarde), Paris : Albin Michel.

1994, Parlant pognon mon petit – Leçons d’économie politique, Paris : Syros.

1993, Jacques Delors, artiste et martyr, Paris : Albin Michel.

1990, Des économistes au-dessus de tout soupçon ou la grande mascarade des prédictions, Paris : Albin Michel.

1985, Éléments de politique économique : l’expérience française de 1945 à 1984, Toulouse : Privat.

Articles de statuts divers (sélection)

2015, « La conversion de Michel », Charlie Hebdo, 7 janvier.

2014, « Je vire ma cuti », Alternatives Économiques, 18 avril.

2010, « Mieux vaut être banquier que Grec », Marianne, 25 mars.

2009, « Face à la crise, comment rebondir », Dur’Alpes Attitude, 20 février.

2003, « Économistes, experts et politiques », Innovations, n°17, janvier.

2002, « L’appétit vorace des multinationales » et « Quatre modèles de gestion », in Manière de voirLe Monde Diplomatique, n°65, septembre.

1996, « Les figures du marché dans l’économie des conventions », Cahiers d’Économie Politique, n°26 (Cahiers du LEREP, janvier 1993).

1992, « L’argent du riche et l’argent du pauvre », in Comment penser l’argent ?, Le Monde éditions.

Essais et romans

2014, Houellebecq économiste, Paris : Flammarion‎.

2007, Le Journal, Paris : Albin Michel (2005, Paris : LGF).

2003, L’Enfant qui voulait être muet, Paris : Albin Michel.

1995, Pertinentes questions morales et sexuelles dans le Dakota du Nord, Paris : Albin Michel.

1991, Les sept péchés capitaux des universitaires, Paris : Albin Michel.

Filmographie

2010, Film Socialisme de Jean-Luc Godard.

2008, L’Encerclement de Richard Brouillette.

Source: Hypothèses

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