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Le mur des dettes… privées

Le débat sur la dette publique s’est enflammé avant Noël entre partisans et adversaires d’une annulation ou d’une monétisation systématique par la Banque Centrale. Même lorsque ces économistes étaient par ailleurs d’accord pour que l’État et la puissance publique investissent massivement et durablement dans une reconstruction écologique et sociale et pour ne pas réduire la dette tant que l’activité n’est pas fortement repartie. Le débat a repris en ce début d’année, par exemple ici, , ou encore ici. La parution prochaine d’un livre collectif d’Économistes atterrés sur la dette publique [1] sera l’occasion d’y revenir.

 

 

Ailleurs, le pilonnage sur le poids de la dette publique, ce « fardeau pour les générations futures » constitue toujours une préparation de terrain pour l’offensive à venir visant la mise en œuvre d’une nouvelle phase d’un capitalisme néolibéral aggravé. De ce point de vue, comme le souligne Mathieu Cocq, responsable du pôle économique de la CGT, l’année a commencé en fanfare avec en « tiercé gagnant », les ministres Dussopt, Borne, et Le Maire. Le premier dit que l’urgence c’est de poursuivre la baisse des impôts du capital et passe à l’acte sans attendre, avec 10 milliards de baisse non ciblée et sans contreparties des « impôts de production ». La seconde dit que l’urgence c’est de poursuivre la réforme destructrice de l’assurance chômage, et le troisième qui garde l’œil rivé sur la réforme des retraites, affirme « qu’il n’y a pas de nation forte avec des dépenses supérieure à 50% du PIB » car cela « décourage les travailleurs et les entrepreneurs » !

« La dette des entreprises devra être réduite »

Et en même temps, même en ce début d’année, c’est sur les dettes privées des entreprises que les alarmes et les fusées de détresse sont lancées. L’économie risque de s’y fracasser, et s’il n’est pas question d’annuler les dettes publiques, là par contre, il faudrait envisager d’urgence des restructurations, et même pourquoi pas des annulations… financées au moins pour partie, par une augmentation de la dette publique selon la règle « pertes publiques-profits privés » déjà bien expérimentée après 2008 pour le système financier.

En décembre 2020, le Groupe des Trente (G30), un forum international regroupant d’anciens Banquiers centraux, des dirigeants des grandes banques privées et des économistes très orthodoxes, a publié un rapport alertant sur la détresse des entreprises et réclamant la mise en place urgente de politiques visant à rétablir leur santé. Mario Draghi, ancien dirigeant de Goldmann Sachs puis de la BCE et co-auteur du rapport, lançait l’alerte en ces termes : « Les décideurs politiques doivent agir de toute urgence, car la crise de solvabilité qui se dessine érode déjà la force sous-jacente du secteur des entreprises dans de nombreux pays. Le problème est pire qu’il n’y paraît à première vue, car le soutien massif des liquidités et la confusion pure et simple causée par la nature sans précédent de cette crise masquent toute l’étendue du problème. Nous sommes au bord du gouffre des faillites, en particulier des petites et moyennes entreprises, dans de nombreux secteurs et juridictions, car les programmes de soutien s’épuisent et la valeur nette existante est engloutie par les pertes ».

En France, dans son rapport d’évaluation des risques financiers publié le 7 janvier, la Banque de France s’inquiète de la montée assez vertigineuse de l’endettement des entreprises depuis le premier confinement (+175 milliards d’euros entre mars et septembre 2020) et des risques que cela fait peser sur la stabilité du système bancaire et financier et sur sa capacité de faire crédit, compte tenu du rebond de la crise sanitaire et de ses conséquences économiques et sociales.

Et dans un rapport publié la veille sur les effets de la crise covid-19 sur la productivité et la compétitivité, le Conseil national de la productivité institué en 2018 et composé d’économistes peu suspects d’hétérodoxies, alerte, lui aussi, sur les risques liés à l’endettement des entreprises. « La dette des entreprises devra être réduite en 2021 », affirme le rapporteur Philippe Martin.

En réalité le problème était prévisible. L’économiste Atterré David Cayla [2] l’avait diagnostiqué et expliquait dès l’automne sur son compte Twitter :

« Après le confinement le pari du gouvernement était une reprise spontanée et rapide de l’économie une fois les contraintes sanitaires levées. Les ménages avaient épargné durant le confinement, ils allaient consommer en masse et relancer l’activité. Et en septembre, il annonce en complément de cette reprise quasi naturelle, un plan de relance en trompe-l’œil pour mettre la France sur les rails de la transformation économique du numérique et de l’écologie. 100 milliards en deux ans, largement consacrés non pas à augmenter l’activité productive par la commande publique, mais à améliorer la compétitivité des entreprises en baissant leurs impôts. […] Pendant deux mois le gouvernement est dans un double déni.

1/ Déni sanitaire alors que les chiffres s’affolent et que la croissance de l’activité Covid des hôpitaux croît de 30% par semaine. 2/ Déni économique en faisant le pari d’un rapide retour à la normale ».

À quoi l’on peut ajouter que le déni macronien continue. Le 31 décembre, le Président s’en est encore tenu à ce récit : « L’espoir est là, et l’espoir grandit chaque jour dans cette relance qui déjà frémit en France plus qu’ailleurs et qui va nous permettre, dès le printemps, d’inventer une économie plus forte, tout à la fois créatrice d’emplois, plus innovante, plus respectueuse du climat et de la biodiversité et plus solidaire ». Or, comme le dit David Cayla, « rien n’est normal dans la situation économique depuis mars dernier. Si depuis six mois, malgré un effondrement de l’activité économique, on ne voit pas le chômage exploser, ni les faillites se multiplier, cela a tenu pour l’essentiel à ce qu’avec le prêt garanti par l’État (PGE), le chômage partiel, le fonds de solidarité et les reports de charge, les entreprises n’ont plus du tout intérêt à faire faillite et peuvent facilement l’éviter ».

Autrement dit, le PGE a permis de maintenir de nombreuses entreprises en survie artificielle et donc leur a permis de distribuer des salaires via le chômage partiel.

Mais comme il n’y a pas de retour à la normale, dès que le chômage partiel et le PGE cesseront, on va se retrouver avec un mur de faillites et de destructions d’emplois. Il faudra restructurer tout le secteur productif et faire disparaître les centaines de milliers d’emplois « zombis ». Or les procédures de faillite sont longues et les effets en chaîne risquent de se multiplier sur les fournisseurs, sur les dettes de loyers, sur les dettes sociales et sur les banques. Certaines entreprises que l’on croyait solides vont se révéler être zombies. Et des actifs que l’on pensait posséder vont soudainement se retrouver sans valeur. « C’est l’effet domino, ou systémique de l’enchaînement des faillites », conclut David Cayla.

Que faire ?

« Dans une perspective schumpétérienne brutale de "destruction créatrice", explique la chef-économiste du Trésor Agnès Bénassy-Quéré, la crise du Covid-19 pourrait régénérer le tissu productif français en faisant disparaître les entreprises les moins productives, libérant du capital et du travail pour faire prospérer des entreprises plus innovantes et productives ».

Le Groupe des Trente adopte, sans surprise, cette stratégie. La clé de ce processus, explique-t-il, consistera à identifier et à soutenir les entreprises qui seront viables dans l’économie post-pandémique, tout en réaffectant les ressources de celles qui ne le seront pas. Leur rapport recommande donc de laisser « les forces du marché jouer au maximum leur rôle », de s’appuyer sur « la capacité du secteur privé à tirer parti des ressources publiques » et sur « l’expertise du secteur privé pour évaluer la viabilité des entreprises ». À condition, évidemment, que l’on veille à bien protéger le secteur bancaire et financier des conséquences de ce nettoyage par la crise. Comme le dit Mario Draghi, « nous devons nous concentrer sur la préservation de la capacité du système financier à maintenir les prêts et sur la compensation des conséquences involontaires pour le système financier et la stabilité des banques ». Élémentaire mon cher banquier !

Les économistes français du Conseil National de la Productivité sont plus prudents. Ils s’inquiètent davantage des effets négatifs en chaîne y compris sur des entreprises viables et potentiellement innovantes d’une supposée destruction créatrice. Pour la chef-économiste du Trésor également, « l’argument schumpétérien devra, encore pour plusieurs mois, passer au second plan par rapport à la nécessité de limiter les liquidations pour préserver le tissu productif et les compétences, car l’incertitude va demeurer quant à l’impact durable de la crise sur les modèles d’affaires. Les entreprises vont devoir se saisir des possibilités offertes de rééchelonner les PGE, d’ouvrir leur capital à de nouveaux investisseurs (en particulier via les fonds labellisés Relance) et de renforcer leurs bilans avec les futurs prêts participatifs ».

Cette apparente modération masque mal cependant la persistance du double problème sanitaire et économique.

Dans une situation économique qui va rester profondément et durablement dégradée, il n’y aura pas de retour à la normale même au deuxième semestre après un effet vaccin. À ce stade, les vaccins actuels ne garantissent pas contre un rebond épidémique du virus plus ou moins mutant. Sans parler du risque de nouvelles épidémies. Il sera certainement indispensable de prolonger et même de renforcer les soutiens sur fonds publics aux ménages et aux jeunes enfoncés dans la précarité et la pauvreté et aux entreprises en difficulté. D’importantes restructurations voire des réductions significatives de dettes financières et sociales des entreprises devront certainement être organisées.

Mais la stratégie de destruction créatrice pour une relance hypothétique d’une nouvelle vague de croissance capitaliste, même modérée dans sa mise en œuvre, fait problème. La crise économique est marquée par une grande diversité de situations. Les destructions favoriseront beaucoup plus les concentrations, les dominations et les prédations monopolistiques des géants du capitalisme numérique que des innovations techniques et sociales qui aideraient à répondre à l’urgence d’une transformation écologique et aux besoins de mieux vivre de la société.

Puisque le mur de la dette privée est en voie de constituer l’un des risques économiques majeurs de 2021 et sans doute également de 2022, il s’agira donc d’en faire un levier pour remettre sur la table avec force et acharnement les enjeux posés notamment par les syndicats et les associations réunis dans l’appel du printemps 2020 « Plus jamais cela ! ».

Trois enjeux au moins pourraient être associés au traitement nécessaire dur mur de la dette privée. D’abord le besoin d’apporter sans attendre plus de sécurité dans l’emploi et la formation. Ensuite la nécessité que le plan de soutien et de transformation de l’économie repose massivement sur l’investissement public et sur le renouveau des services publics de la santé de l’éducation et de la recherche, au lieu qu’ils passent encore plus à la trappe à la faveur des aides publiques supplémentaires abondant les restructurations et les annulations de dettes des entreprises. Enfin dès lors qu’il ne s’agit pas de très petites entreprises, les restructurations ou les annulations de dettes accordées, devraient être conditionnées par l’arrêt des plans sociaux, l’imposition de contreparties sociales et environnementales et par l’interdiction de verser des dividendes.

 

Bernard Marx

Source: Regards

 

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