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Hebdo #97: crise sanitaire, démocratie et «complotisme» – il y a déjà bien assez à faire avec le réel

Les «conspirationnismes» – sans amalgamer doutes légitimes et affabulations organisées – méritent mieux que des disqualifications moralisatrices. Ils doivent être étudiés à la racine des crises sanitaire et politique qu’ils révèlent, et c’est là le regard que posent nos contributeurs sur ces dévoiements dogmatiques de l’esprit critique, mais aussi sur le risque de dépolitisation massive qu’ils représentent. Capitalisme planétaire insatiable, mensonges d’État : nul besoin de grands complots pour avoir du pain sur la planche.

« L’adhésion à la vaccination ne peut être créée par des mesures coercitives comme ces passeports. Elle se créée grâce la transparence autour des vaccins. » Accès aux contrats passés avec les industriels, aux subventions publiques attribuées et aux protocoles des laboratoires, à l’évolution des recherches… Dans le billet sur les « passeports vaccination » de Pauline Londeix, spécialiste des enjeux d’accès aux médicaments, les lacunes de la politique vaccinale du gouvernement apparaissent comme dans un miroir inversé. Ce qu’il faudrait faire, c’est écrit là ; pour vacciner efficacement sans doute, mais surtout pour gagner durablement la confiance d’une partie de la population rétive aux choix gouvernementaux louvoyants.

Clarté plutôt que coercition, démocratie et transparence plutôt qu’infantilisation et condescendance face aux doutes : c’est sous cet angle que les contributions du Club, ces dernières semaines, abordent les tâtonnements justifiés de la population dans une période bardée d’imprévisible, mais aussi l’enjeu du complotisme. Attention : par « complotisme », il ne s’agit pas d’amalgamer les doutes légitimes sur un tout nouveau vaccin ou sur les lacunes bien réelles de la politique sanitaire, à la manière d’une étiquette disqualificatrice, et des théories du complot plus fantasmagoriques, voire franchement fascisantes, avec leur corpus de certitudes et de dogmes. Face à des récits qui fabriquent du faux avec des petits morceaux de vrai, qui prétendent avoir le fin mot de l’histoire, relevant souvent d’une confusion entre croire et savoir, les réflexions recensées ici évitent les écueils de la glose sermonnante et infériorisante autour du conspirationnisme. 

Dans le billet de Jérôme Latta : "Médecin essayant d'inoculer le virus de la science à une obscurantiste." © USCDCP Dans le billet de Jérôme Latta : "Médecin essayant d'inoculer le virus de la science à une obscurantiste." © USCDCP

Brutale leçon de modestie

La pandémie de Covid-19, écrit Jérôme Latta dans une passionnante analyse sur le partage inopérant entre « savants » et « ignorants », est pour toutes et tous « une brutale leçon de modestie ». L’ère pandémique, ondoyante et incertaine, force à l’humilité. Mais face au discrédit qui frappe les scientifiques et les médias, et à la cancrerie et aux falsifications successives de nos gouvernants, pour nos contributeurs le discours moralisateur et d’emblée disqualifiant autour des « conspirationnistes » n’apparait pas comme une solution valable. « Pour guérir du complotisme, il ne suffira pas de s’en moquer », écrivait le chercheur Nicolas Camillotto en septembre dernier.

Depuis mars 2020, les fourvoiements de médecins et d’experts ont été nombreux, rappelle Jérôme Latta ; les soubresauts de l’actualité scientifique rendaient un jour inconsistantes les certitudes de la veille ; mais accabler les croyances erronées de la population sans considérer les responsabilités de la classe politique, scientifique et médiatique revient à « souhaiter la disparition du problème sans rien faire pour y parvenir ». Le contributeur rejette par ailleurs l’idée qu’il faille exclure les « antivax » de toute consultation puisque « leur réticence ou leur opposition est précisément une donnée cruciale de la lutte contre l’épidémie »

C’est précisément le déni des scepticismes et des questionnements (arguments de la controverse vaccinale ici listés ici par Julie LH) qui alimente les paranoïas – surtout quand les autorités donnent un blanc-seing à une entreprise (Sanofi) qui casse son outil industriel depuis des années et se comporte en « psychopathe du profit », pour reprendre les termes de François Ruffin dans son premier billet de blog dans le Club de Mediapart.

L’implacable leçon d’humilité collective face au virus, Julien Wacquez, sociologue des sciences, en parlait très bien aussi dans un billet intitulé « Science: l'affaire de tou.te.s ?»« Il aura suffi que survienne un événement minuscule – le déplacement de quelques molécules sur la protéine d’un virus – pour déstabiliser l’ensemble des affaires humaines à l’échelle planétaire ». Seulement voilà : « en devenant tou.te.s les témoins de l’activité scientifique en train de se faire, ce qui émerge sous nos yeux ébahis, ce sont les doutes et les ratés dont la vie de laboratoire est parsemée, les pistes explorées menant, hélas, à des impasses, […] les divisions et les contradictions qui animent la communauté scientifique » qui se retrouvent sur la place publique. Or personne n’a de réponse clé en main à nous fournir – ni de médicament magique.

Remise en cause de l’autorité des pouvoirs

Dans un monde tristement dépourvu de magie, le conspirationnisme apparaît comme pourvoyeur de solutions toutes faites, d’explications détenant le fin mot de l’histoire, et témoigne de la place de l’imaginaire dans notre appréhension du réel. Mais surtout, « pour le chercheur en sciences sociales, [la théorie du] complot est la manifestation d’un conflit, qui porte justement sur la remise en cause de l’autorité des pouvoirs. Toute élaboration complotiste indique la perte de confiance dans la bienveillance de ceux qui dirigent le monde, et se traduit par la remise en question des récits établis », écrivait André Gunthert en mars dernier.

L’objet de l’étude de notre spécialiste des images, ce jour-là, était le professeur Raoult. Non pas la question de savoir si celui-ci avait raison ou tort ou de savoir ce qu’il fallait penser des raoultiens, mais de saisir comment « un personnage de savant excentrique et fort en gueule, un mage à la coiffure à rebours des modes et à la barbe évocatrice » est devenu le visage d’un nouveau récit social et « le signe d’une désillusion » : le symbole chevelu de l’inhabileté des autorités à répondre à la crise. 

La « populace » et la vérité

 

Pierre Lagrange, "La Rumeur de Roswell". Pierre Lagrange, "La Rumeur de Roswell".
« Pour les journalistes, les politiques et Gérald Bronner, complots et fake news sont des problèmes qui concernent la populace, et qui sont faciles à corriger, par l’administration de la Vérité par les autorités. » Ainsi résumait-il avec dérision toute l’infirmité des discours anti-complotistes de surplomb, qui ramènent les conspirationnistes à un irrécupérable obscurantisme qu’il s’agirait de condamner, en débusquant leurs « biais cognitifs ».

Le problème que pose aujourd’hui une bonne partie du débat sur les théories du complot, ajoutait récemment Pierre Lagrange, sociologue des sciences et spécialiste du complotisme et des ufologues (« Peut-on parler des théories du complot autrement ? »), c’est que le contre-récit qui croit s’attaquer au conspirationnisme use d’étiquettes éculées, de catégories comme celles d’« irrationnel » ou de « croyances populaires » qui ne sont pas sans évoquer les admonestations de l’Église médiévale contre les superstitions du peuple, mais aussi « les discours colonialistes contre la pensée prélogique des “primitifs” ». Pour un archéologue du conspirationnisme comme Pierre Lagrange, qui avait alors pris soin de documenter les discours autour de l’Affaire Roswell, connaître et comprendre ces théories est une étape indispensable avant de prétendre guerroyer contre elles.

C’est aussi la position de Julien Cueille, professeur de philosophie, auteur du Symptôme complotiste paru en 2020, et d’un billet paru avant-hier sur le paradigme scolaire et professoral par lequel on aborde le succès planétaire des fausses nouvelles, sur la manière dont le gouvernement tente de faire reposer la responsabilité sur les épaules des profs en passant à côté du problème. « Les coups de menton ne sont pas sans accompagner les coups de règle ; et derrière la rectification du vrai se profile une remise dans les rangs somme toute morale – sinon politique. » Mais pour aborder ce type de « contre-culture caricaturale », écrit J. Cueille dans son livre, une telle « stigmatisation a priori dudiscours complotiste pris comme expression d’une décadence ne saurait suffire à rendre compte de la complexité des phénomènes ».

C’est pourquoi le rôle des scientifiques dans la cité est double. Éviter les écueils d’une approche surplombante et pathologisante, et « sortir de leur pré carré », pour reprendre une formule de Jérôme Latta. Mais aussi se refuser à devenir « le bras armé du pouvoir », écrit Barbara Stiegler dans un article sur la conception délétère que nos autorités se font du rôle de la science, entre bâillonnement et privatisation (tout en détruisant et marchandisant la recherche avec la LPPR). Autorités pour lesquelles « il s’agit de gouverner avec les chercheurs contre l’irrationalité supposée de la société », agissant sur les supposés penchants populaires pour la post-vérité et les infox, en régentant une population qui serait par nature indisciplinée, et en fabriquant, enfin, main dans la main avec le pouvoir, « l’acceptabilité sociale » des mesures.

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« Nous sommes en guerre […]. Nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre nation. Mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse. » Formules emphatiques, jeu rhétorique inquiétant sur l’infiniment petit, fantasmagorie d’un être invisible qui tire les ficelles, attribution d’une intentionnalité à un être non humain – un virus en l’occurrence – : comment caractériser le discours d’Emmanuel Macron du 16 mars 2020, si ce n’est en théorie du complot socialement acceptable ? « Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un État de droit » : comment nommer une telle falsification du réel, si ce n’est un déni de réalité digne de la « post-vérité », bref, une fausse nouvelle ? 

Le judéo-bolchévisme nouveau est arrivé

Alain Bertho, anthropologue, décodait récemment, avec son art de la synthèse finement documentée, le « monopole du complotisme légitime »  – celui de l’État –, et notamment ce qu’il qualifie de « basculement islamophobe du complotisme » auréolé d’un récit paranoïaque. Son nouvel avatar ? Le « séparatisme » islamique et la notion d’ « islamo-gauchisme » (qui « fait des ravages à l’Université », si l’on écoute jean-Michel Blanquer). Calqué sur le « judéo-bolchévisme » d’une autre époque, ce discours de suspicion et de disqualification fonctionne « comme désignation contre-révolutionnaire de boucs émissaires à la vindicte populaire ».

 

@Fred Sochard @Fred Sochard

Il contient, en somme, tous les ingrédients du conspirationnisme, avec le pouvoir législatif en sus. Aussi la « radicalisation » est-elle conçue comme un virus dont on traque la progression grâce à des « signes cliniques ». Tout y est : la pathologisation (ici d’une religion et des individus qui s’y retrouvent), l’attribution de vues délictueuses, la mission de dénicher les traces imperceptibles préoccupantes à surveiller de près. Un tel récit « transforme la laïcité française en instrument de police », analyse Alain Bertho. « Le complotisme des dominants n’est jamais nommé comme tel », ajoutent les auteurs de Frustration Mag dans un article intitulé « On ne combat pas le conspirationnisme avec du “fact-checking” mais par la lutte des classes ».

Dans l’analyse éclairante de Bertho, qui ne nie aucunement les enjeux du complotisme « populaire », confluent de manière inattendue un produit culturel comme Hold-Up (« pot-pourri de vraies questions traitées de façon très partielle, de fake news aussi sensationnalistes que grossières », résume Bertho, une « parodie d’investigation », écrit Lucie Delaporte) et l’anatomie d’une stratégie politique bien plus nocive, toute prête à passer à l’Assemblée. Pour P. Lagrange aussi, il faut savoir « symétriser » les théories du complot populaires et celles qui servent à nous gouverner – et à dominer. « Qui a oublié la “nouvelle” ministérielle sur l’attaque de la Salpêtrière par les Gilets Jaunes ou la théorie présidentielle selon laquelle Christophe Dettinger était manipulé par l’ultragauche ? », rappelle-t-il. 

« Peu leur chaut qu’on dise que la terre est plate », ajoute Ivan Joumard dans un commentaire récent : « Ce n’est pas le complotisme qui les gêne, mais certaines formes seulement […]. En revanche, exprimer des opinions politiques remettant en cause le fonctionnement de la société peut les gêner. C'est pourquoi il leur faut le réprimer. » 

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Le réel suffit

Nul besoin de faire dans le spectaculaire, de vendre de la fable sensationnaliste à base de « Great Reset » génocidaire ou de nanoparticules dans les vaccins : le réel suffit. C’est l’objet de la réponse de Naomi Klein, journaliste et militante altermondialiste américaine, aux conspirationnistes. Dans un texte publié dans The Intercept puis traduit par Didier Fradin dans son blog, elle déplore la récupération de la notion de « stratégie du choc », concept forgé il y a déjà 15 ans pour décrire « les nombreuses façons dont les élites tentent de tirer parti des catastrophes profondes pour faire adopter des politiques qui enrichissent davantage les plus riches et restreignent les libertés démocratiques ».

Naomi Klein, "La Stratégie du choc". Naomi Klein, "La Stratégie du choc".

Si son analyse se vérifie avec les usages gouvernementaux du coronavirus comme sur la modalité d’une prophétie, elle refuse cependant ses recyclages inadéquats récents en une sorte de « cocktail de théories du complot » par certains, qui l’usurpent pour affubler la théorie du « Great Reset » des atours du sérieux. Une caution par laquelle cette « bâtardise » s’achète une crédibilité sur le dos d’un concept qui a prouvé son effectivité à l’épreuve du réel (voir la vidéo de « Partager c’est sympa » sur la « stratégie du choc » du point de vue de la gestion de la crise sanitaire en France). 

Le complotisme comme perte de temps

Or, dans cet intervalle, c’est le « capitalisme vorace », le vrai, qui tisse sa toile : « Pendant ce temps, écrit-elle, les manœuvres moins remarquables mais extrêmement réelles de la stratégie du choc en guerre actuellement contre l’école publique, les hôpitaux, les petits agriculteurs, contre la protection de l’environnement, les libertés civiles et les droits des travailleurs ne reçoivent plus qu’une fraction de l’attention qu’elles méritent. » Ce constat est également celui d’un billet de Jean-Luc Gasnier sobrement intitulé « Il n’y a pas de complot, mais c’est bien plus grave ! », paru en novembre dernier. 

Face au réel, le complotisme est une perte de temps. En reprenant la rhétorique des conspirationnistes, le contributeur écrit : « Nul besoin de complot, nul besoin de projet honteux concerté dans quelque alcôve à l’abri des regards. Non, le capitalisme est fier de lui et il réussit le tour de force de nous faire participer au complot. Nous sommes tous dans le complot ! » 

Pire encore, si dans un complot réel, les protagonistes complotants (mettons, Bill Gates et ses alliés visant à l’extinction de la population) courent toujours le risque de la dissension et donc de la dissolution – leur projet peut exploser du jour au lendemain –, avec la réalité, rien de tel, car c’est une vision du monde, partagée entre possédants et gouvernants, bien plus puissante qu’une simple transaction temporaire, qui fait tenir l’échafaudage du capitalisme financiarisé. Et qui survit non pas grâce à un accord tacite, mais grâce à la compétition effrénée.

La manne du complotisme de masse 

Ajoutons que les « fake news » représentent en elles-mêmes un marché et une industrie à part entière qui nourrit le capitalisme et la montée du fascisme (écouter le chercheur Romain Badouard en parler lors d’une table ronde sur les infox), qui permet aux GAFAM et aux annonceurs, via la récolte massive de données, de s’enrichir – mais aussi aux partis politiques. Trump, « passé maître dans la diffusion de mensonges et de contrevérités », n’a cessé de s’en repaître pour installer sa « marque », appuyée sur un engouement populaire monétisé, rappelait l’américaniste Marie-Cécile Naves, puisque celui-ci a réussi à façonner un conspirationnisme de masse, apte à corroder durablement la démocratie et à vandaliser le Congrès (sur l’activisme néonazi qui a envahi le capitole, lire le billet d’André Gunthert, qui déconstruit l’imagerie « folklorique » de l’événement et la lecture d’abord dépolitisée qui en fut faite). 

 

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Lorsque la parole politique « ne sert qu’à justifier l’ordre néolibéral », résume Pierre Khalfa, il est cohérent que des contre-récits, sur le mode d’un dévoiement dogmatique de l’esprit critique, apparaissent, et se muent en parole d’évangile. C’est pourquoi, selon le syndicaliste, le complotisme relève avant tout de la crise politique, crise qui façonne de la défiance.

Khalfa rappelle avec justesse que déceler l’inaperçu, mettre au jour les dérives des pouvoirs, c’est le travail des journalistes et des intellectuels, lorsqu’ils font bien leur travail. Outre que l’histoire regorge déjà de complots réels, il a fallu tout au long de la crise sanitaire débusquer les manquements de la parole officielle (documenter sa galaxie de mensonges d’État depuis le début de la crise sanitaire, le délaissement meurtrier de l’hôpital public, la déplorable gestion des masques, la « défaillance organisée au sommet de l’État » concernant les tests Covid ou encore le naufrage de la campagne de vaccination).

Bref, « on ne peut pas reprocher aux complotistes de faire de même ». Car ils révèlent avant tout que cette grande partition entre des « qualifiés » et des spectateurs, la dichotomie entre les dirigeants et une sorte de masse passive que serait la population, réceptacle de décisions venues d’en haut, c’est le signe d’un marasme démocratique, surtout dans la mesure où cette « parole des qualifiés » est fortement dévaluée.

Parole institutionnelle « auto-effondrée »

Aussi Frédéric Lordon avait-il raison de dire que « l’autorité des paroles institutionnelles n’a pas été effondrée du dehors par quelque choc exogène adverse : elle s’est auto-effondrée, sous le poids de tous ses manquements ». Lutter contre le conspirationnisme, ce serait donc remettre la politique au centre des vies – la politique au sens de Castoriadis, « l’activité collective réfléchie et lucide visant l’institution globale de la société comme telle », frappée aujourd’hui d’aphasie. Somnambulisme conforté par ce que le philosophe appelait « capitalisme bureaucratique », pourrait-on ajouter, modalité par laquelle un petit groupe d’individus aux commandes contrôle l’orientation de la vie de tous, dépossédant les citoyens de la politique.

 

"Mégablock" de Mediapart sur la gestion des masques du 2 avril 2020. "Mégablock" de Mediapart sur la gestion des masques du 2 avril 2020.

Après avoir confisqué aux participants de la Convention citoyenne pour le climat leur travail et leur énergie de plusieurs mois, c’est le tirage au sort 35 personnes afin de « se prononcer sur la stratégie vaccinale française contre le coronavirus » qui fait office de superfétatoire pis-aller de solution pour régler une grave crise de confiance politique, sanitaire et scientifique. D’où la colère de l’association Sciences citoyennes (et de son président d’honneur le biologiste Jacques Testart) dans le blog, pour qui cette contrefaçon grossière d’expérimentation démocratique (« démocratie de comptoir ») semble vouloir « ruiner définitivement l’idée de tirage au sort pour faire participer la population aux choix de société, idée déjà bien entamée avec le mépris témoigné aux propositions de la Convention citoyenne pour le climat ». Le dispositif, élaboré à la va-vite pour tenter de rassurer les Français, ne se révélera pour le biologiste qu’un « outil au service du pouvoir »

« Je pensais partager le même réel qu’eux »

Or, à la conception indigente que nos pouvoirs se font de la démocratie, répond celle, tout aussi inféconde, du complotisme. D’abord, il fissure le lien social. Lucie Delaporte relatait dans un article la difficulté, au sein des familles, des cercles d’amis, de maintenir le dialogue avec nos proches engoncés dans des certitudes conspirationnistes.

Dans une mélancolique « lettre à ses amis complotistes », c’est aussi l’expérience de cette déperdition que raconte Maxime Brousse : « Jusqu’à récemment, je pensais, précisément, partager le même “réel” qu’eux », et contrairement aux experts et aux élites médiatiques, jusque-là, le jeune homme ne pensait pas vivre dans des « mondes parallèles » ; ce sont des gens avec qui il coexiste au quotidien. Or, comme les chercheurs de nos colonnes, Maxime reconnaît que « taxer quelqu’un de complotisme, c’est le délégitimer, lui nier le droit de participer au débat public, l’invisibiliser ». De même, avec Noam Chomsky, il convient que le complotisme arrange le pouvoir puisqu’il détourne l’attention et donne quelque chose à mépriser et à réprimer. 

« Mais est-ce vraiment une raison pour ne pas le combattre ? » Non, parce qu’il démobilise et tétanise, plonge dans la torpeur et empêche toute action collective. Maxime Brousse propose, partout où cela est possible, d’« injecter de la démocratie ». Fonds de convictions, ensemble de récits figés, le conspirationnisme cherche certes à trouver du sens là où il fait défaut, mais les tenants de ces théories « n’appellent jamais à s’organiser collectivement, à se syndiquer, à faire grève ou à manifester », note l’association Visa à propos de l’« impasse » du complotisme. « Bien sûr qu’il y a des complots passés, présents et à venir », écrivent-ils ; mais où sont les complotistes lorsqu’il s’agit de dénoncer les cadeaux fiscaux faits aux grandes entreprises, le sort fait aux migrant·e·s, ou le grand complot qui perpétue l’inégalité entre les hommes et les femmes et le racisme ?

Si le complotisme sait infiltrer les milieux de gauche et les déçus de la politique, il est toutefois foncièrement démobilisateur (il est une « arme de dépolitisation massive », écrit A. Bertho). « La grille de lecture des propagateurs des théories complotistes n’est pas la nôtre et […] leur objectif n’est pas le nôtre ! », conclut le collectif. Seule « la lutte collective et émancipatrice » peut redonner espoir.

Pour conclure, faisons nôtre la salvatrice mauvaise humeur de Mačko Dràgàn« Il est grand temps d’arrêter les conneries. On peut, on doit, critiquer à la fois les mensonges gouvernementaux et les fadaises des démagos qui surfent sur le merdier ambiant […]. Retrouver le goût des luttes simples mais pas simplistes, pour la défense de nos droits, de nos libertés, des aides aux plus fragiles, et pour une société plus libre, plus solidaire, plus juste – des revendications précisément absentes des sphères complotistes, qui se contentent généralement d’inventer des histoires qui nous confortent dans notre impuissance. Personnellement, j’en ai marre de nous voir nous raconter des histoires. Les faits sont déjà suffisamment flippants comme ça. […] Y a du boulot ! »

Source: Médiapart,

 

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