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Le racialisme, stade suprême de la décomposition néolibérale – par Eric Juillot

Emmanuel Macron a récemment apporté sa contribution à la racialisation des rapports sociaux. Dans un entretien accordé en décembre dernier à l’Express[1], interrogé sur la notion de « privilège blanc », il a en effet déclaré :

« C’est un fait. On ne le choisit pas, je ne l’ai pas choisi. Mais je constate que, dans notre société, être un homme blanc crée des conditions objectives plus faciles pour accéder à la fonction qui est la mienne, pour avoir un logement, pour trouver un emploi, qu’être un homme asiatique, noir ou maghrébin, ou une femme asiatique, noire ou maghrébine. À cet égard, être un homme blanc peut être vécu comme un privilège même si, évidemment, quand on regarde les trajectoires individuelles, chacun a sa part de travail, de mérite ».

La formulation, assez nuancée, aurait pu faire consensus si son auteur n’avait pas choisi d’employer, pour exprimer le cœur de son propos, le mot « privilège ».

Issu de la mouvance « indigéniste », « décoloniale » ou « post-coloniale » — pour s’en tenir aux dénominations les plus courantes, l’idée d’un « privilège blanc » se diffuse aujourd’hui dans l’espace politico-médiatique. Ce n’est sans doute pas l’ambition d’une « pensée complexe » qui a incité le président français à s’exprimer ainsi. Il aura sans doute tenu, plus prosaïquement, à montrer qu’il est à la page dans le domaine des idées.

Quoi qu’il en soit, il concède donc, en reprenant ce substantif, une victoire symbolique à ceux qui en font l’alpha et l’oméga du fonctionnement de la société et des institutions dans notre pays, ce que même Jean-Luc Mélenchon avait refusé de faire[2]. Garant de la République, Emmanuel Macron donne ainsi des gages à ceux qui crachent à la figure de Marianne dans tous leurs discours, l’accusant de n’être qu’un simulacre dissimulant une entreprise de domination raciste insidieuse et perpétuelle.

Il faut pourtant se rappeler que les mots ont un sens, consacré par l’usage et, parfois, par l’Histoire, et que les utiliser à tort et à travers ajoute au confusionnisme et à la perte de sens qui caractérisent notre époque.

Petit rappel historique

La notion de « privilège » est en France indissociable de l’Ancien Régime. La société d’avant 1789 reposait — il est fâcheux d’avoir à le rappeler — sur une inégalité structurelle, à l’échelle des corps : selon le lieu de naissance et de résidence, l’appartenance professionnelle ou le milieu social, chaque sujet du roi disposait d’un nombre plus ou moins grand de « libertés » ou de « franchises » : libertés communales, provinciales, de jurandes (corporation), ou d’État.

Dans ce dernier cas, les deux premiers États (Clergé et Noblesse) jouissaient d’un certain nombre de privilèges (fiscaux et symboliques principalement), ancrés dans le droit coutumier, qui les distinguaient de la masse du Tiers-Etat.

Tout ceci a volé en éclats une certaine nuit du 4 août 1789, lorsque les députés de l’Assemblée Nationale Constituante, aiguillonnés par les troubles populaires qui agitaient le pays, décidèrent dans une atmosphère fiévreuse et solennelle d’en finir avec tous ces statuts inégalitaires. Les droits seigneuriaux, emblématiques des privilèges nobiliaires furent déclarés rachetables par les paysans, avant d’être tout à fait supprimés par la loi du 17 juillet 1793. Entre-temps, la noblesse avait été abolie par le décret du 23 juin 1790. Il était même interdit, depuis le 16 octobre 1791, de porter des titres nobiliaires[3].

Depuis cette époque, l’enracinement de la République a conforté sur le sol français le grand principe de l’égalité, proclamée le 26 août 1789 dans l’Article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».

Si l’idée formulée par la première phrase peut être considérée comme reflétant la réalité actuelle de notre pays, il n’en est pas de même pour la seconde, c’est entendu. Mais la résurrection du mot « privilège », sorti du carton des archives poussiéreuses d’un ordre politique et social révolu, n’en est pas moins ridicule de démesure langagière et d’outrance rhétorique.

Affirmer qu’aujourd’hui en France la couleur de la peau séparerait de manière hermétique et légale — ce que suppose le terme « privilège » — ceux qui en tirent profit et ceux qui en sont victimes dans le cadre d’un « racisme systémique » — formule consacrée du jargon décolonial —, c’est tout simplement faire fi à la fois de l’Histoire, de la loi et de la réalité présente, telle qu’elle s’offre à l’observation quotidienne.

Où se trouvent les dispositions juridiques qui président à cette inégalité ? L’accès à des soins et à une éducation de qualité n’est-il pas garanti à tous par le principe de la gratuité ? L’égalité civile, politique et des droits sociaux n’est-elle pas inscrite dans la loi et vécue chaque jour par tous les citoyens de la République ? La couleur de la peau est-elle vraiment le premier facteur explicatif de la condition sociale de chacun ? La République n’accepte-t-elle l’installation d’émigrés d’origine africaine sur son sol que pour les exploiter et les humilier ? Autant de questions a priori sans fondement, mais que l’emploi du mot « privilège » oblige à poser pour en mesurer la portée[4].

Washington-sur-Seine

Dans son dernier livre[5], Pierre-André Taguieff a renvoyé les tenants du décolonialisme à leur misère théorique et à l’indigence de leurs productions. Le décolonialisme n’a rien de scientifique ; il n’est pas non plus une idéologie. Tout au plus est-ce un discours, à l’intérieur duquel tournent en ronds quelques références et quelques certitudes jamais démontrées, mais systématiquement martelées, comme il convient de le faire pour la plus grossière des propagandes.

Au cœur de ce discours, la croyance inébranlable que le passé colonial de la France continue à structurer les imaginaires, les représentations et, donc, le sort réservé par la société aux descendants des ex-colonisés. À lire la prose décoloniale, on a souvent le sentiment d’une déconnexion complète d’avec la réalité. On y stigmatise une République qui serait d’autant plus discriminante qu’elle a officiellement cessé de l’être il y a plus de 60 ans. On y dénonce des comportements et des attitudes qui seraient le fait d’une population dont l’immense majorité n’a pourtant pas connu l’époque coloniale, et on y découvre que des millions de citoyens français ne le sont qu’en apparence pour mieux être écrasés, dans les faits, par une oppression sans nom. Comme il est difficile d’accréditer cette oppression globale, on insiste sur son caractère insidieux : elle serait d’autant plus implacable qu’elle n’est pas assumée.

Que le racisme ou la xénophobie soient des attitudes et des opinions honteuses et souvent dissimulées, cela ne fait aucun doute, d’autant qu’elles sont punies par la loi. Il ne s’ensuit pas, pourtant, que cette dissimulation est la preuve de leur omniprésence, ou démontre qu’elle constitue la norme plutôt que l’exception. Si tel était le cas, si tous les individus potentiellement concernés vivaient en permanence sous le joug d’une discrimination « raciale », la France serait légitimement en état d’insurrection permanente, et les responsables politiques devraient recourir à une répression de masse, à la sud-africaine, pour maintenir le statu quo.

Il ne semble pas que nous en soyons là. Les tenants du décolonialisme jouissent même, depuis quelques années, d’une surexposition médiatique que l’extrême faiblesse de leur apport aux sciences humaines ne saurait justifier : ce seul fait en dit long sur la nature et l’ampleur de l’oppression qu’ils dénoncent.

Cette surexposition est d’autant plus déroutante que leurs thèses outrancières sont grevées par de nombreuses contradictions fondamentales. Comment, par exemple, peut-on vouloir décoloniser les esprits en ressuscitant la notion de « race », dont l’époque coloniale a abusé de manière ignominieuse ? Comment liquider l’héritage colonial en s’appropriant sans frein la catégorie qui structurait la perception coloniale de l’humanité à la fin du XIXe siècle ?

Car la « race » est bel et bien au cœur du discours décolonial, jusqu’à l’obsession. Comme si le meilleur moyen de se débarrasser des discriminations « raciales » consistait à assigner chaque individu à la couleur de sa peau, pour ensuite interpréter la vie politique et sociale au travers du prisme racial ainsi créé. Le racialisme, arme fatale contre le racisme : Vraiment ?

Racisme, xénophobie et discrimination existent cependant en France, c’est un fait. Mais le meilleur moyen de les combattre consiste à s’appuyer sur les lois existantes et, plus encore, à faire vivre, en acte et au quotidien, l’idéal universaliste promu par la République, qui n’a pas si mal réussi que cela, à en juger par ce que l’on peut observer ailleurs dans le monde, notamment aux États-Unis, seconde patrie des esprits décoloniaux.

L’origine du discours décolonial est étrange : il emprunte toute sa substance à la culture politique américaine, qu’il tente d’acclimater en France[6]. D’où le paradoxe suivant : Les militants de cette mouvance ne se montrent aucunement réticents à la colonisation de leur imaginaire par des références américaines.

Existe-t-il, en fait, des esprits davantage colonisés, soumis à des modèles et des schémas explicatifs extérieurs, que ceux qui s’agitent dans ces milieux ? Ce choix est d’autant plus paradoxal qu’ils prennent pour référence le pire pays du monde démocratique en matière de lutte contre les discriminations « raciales ». La question noire, tragiquement réelle aux États-Unis depuis 1776, est en effet un problème politique majeur qui se révèle impossible à régler dans ce pays en dépit des progrès réalisés depuis les années 1960 et alors même que la « race » y est devenue une véritable obsession.

S’il convient d’en faire une référence, c’est, en fait, pour accréditer des thèses victimaires : les tenants du décolonialisme doivent à tout prix américaniser la France ; ils doivent, pour convaincre, persuader leur auditoire que la vie à Paris ou à Toulouse est en tout point comparable à ce que l’on observe à Washington ou à Chicago.

Un nouveau maoïsme à l’ère du vide néolibéral

Le néolibéralisme ne doit pas être réduit à sa seule dimension économique. Il ne se résume pas aux quelques croyances qui ont conduit à l’abaissement de l’État et au triomphe du capitalisme financier mondialisé. Ces croyances, à elles seules, n’auraient pas suffi à assurer un tel succès. C’est le cadre global dans lequel elles se sont inscrites qui les a rendues acceptables, sinon souhaitables : Le néolibéralisme n’est rien moins qu’un fait de civilisation, un bouleversement de la conception dominante de l’être-en-société, qui consacre le règne absolu de l’individu.

Cet individualisme radical se nourrit du fantasme d’une totale détermination de chacun par lui-même, conformément à sa liberté, indépendamment de tout processus de transmission ou d’incorporation d’un héritage façonné par la société. En ce sens, il est porteur de déliaison sociale et de désaffiliation historique.

Aucun lien, aucune contrainte ne devrait entraver le droit absolu du sujet contemporain à la libre détermination de ce qu’il est, dans sa singularité existentielle. Mais l’individu-roi, fier de sa liberté inédite, est nu. Il flotte dans le vide idéologique de la post-modernité. Autant dire qu’il saisira n’importe quel discours conférant sans effort et sans contrainte un sens supérieur à son existence et la certitude d’avoir compris, grâce à quelques idées, l’essentiel de la marche du monde.

Le décolonialisme appartient à ce type de discours, chargé de combler le vide de notre époque. Il en est un produit caractéristique : on l’embrasse d’autant plus volontiers qu’il délivre, par son simplisme explicatif, de la nécessité de s’instruire, qu’il dispense des efforts et du travail nécessaires à la recherche de la vérité. Avec lui, tout est simple en effet : par-delà son inégalité foncière, sa violence constitutive et ses crimes, le fait colonial[7], dans son extrême diversité, est écrasé, réduit à un schéma explicatif indigent, qui dénie aux dominés toute capacité historique et politique pour mettre en avant une vision anhistorique et manichéenne du passé.

Dans une recension critique d’un ouvrage de référence de la mouvance décoloniale[8], l’historienne Emmanuelle Saada affirme lucidement qu’il « s’ancre dans un refus de l’histoire[9] ». Un tel jugement peut-être appliqué à l’ensemble de la mouvance. Le passé importe peu, en fait ; il est inutile, il serait même dangereux, pour la Cause, de le scruter de près. Il convient juste de le déformer pour en faire l’assise d’une posture victimaire au présent, et pour se convaincre que la lutte actuelle contre les discriminations n’est rien d’autre que la poursuite de la lutte immémoriale du Bien contre le Mal[10].

En ce sens, le décolonialisme s’apparente au maoïsme des années 1970, qui séduisit un temps une petite fraction de la bourgeoisie étudiante en quête de pureté idéologique. Il est une des formes du prêt-à-penser radical autorisé par notre époque, au sein duquel les propos iconoclastes tournent en boucle pour dissimuler l’absence de fond et pour permettre à ceux qui les tiennent de se soûler de mots.

Si les maoïstes se pensaient comme l’avant-garde prolétarienne chargée de liquider le soviétisme encroûté du PCF, les hérauts du décolonialisme se font forts aujourd’hui de liquider la vielle garde antiraciste nées dans les années 1980, dont l’universalisme serait une concession scandaleuse à « l‘eurocentrisme ».

La quête de pureté a ceci de spectaculaire qu’elle aboutit à la résurrection de catégories archaïques — à commencer par celle de la « race » — devenues le fer de lance d’un nouveau discours émancipateur : il faut commencer par s’enfermer dans une conception déterministe de ce que l’on est — croire que la couleur de la peau puisse dire l’essentiel de chacun —, pour se libérer de la plus oppressante des dominations, qui serait de nature raciale.

L’exaltation idéologique dispense ainsi, dans ces milieux-là, de toute exigence en matière de cohérence argumentaire. Elle autorise même la formulation de thèses racistes, longuement analysées par Taguieff, dès lors que les catégories « blanc » et « noir » deviennent d’authentiques synonymes du Mal et du Bien[11].

Emmanuel Macron, en donnant des gages à cette manière de voir, a commis une faute. Pour ce champion du vide néolibéral, il pouvait difficilement en être autrement.

Notes

[1]https://www.lefigaro.fr/politique/complotisme-integration-petain-et-privilege-blanc-les-grands-sujets-de-l-interview-de-macron-a-l-express-20201222

[2] https://www.20minutes.fr/societe/2802255-20200618-melenchon-ceux-parlent-privilege-blanc-jamais-vu-blanc-pauvre

[3] Si le lobbying des colons antillais bloqua efficacement l’action de la Société des Amis des Noirs à l’Assemblée nationale entre 1789 et 1791, la Convention décréta, quant à elle, l’abolition de l’esclavage dans les colonies en 1794. La France était alors le premier pays au monde à adopter une telle mesure, avant que le consul Bonaparte ne rétablisse l’esclavage en 1802, dans des circonstances particulières :

https://www.lefigaro.fr/vox/histoire/deboulonnage-de-la-statue-de-josephine-le-cri-de-colere-de-l-historien-patrice-gueniffey-20200727

https://www.lefigaro.fr/livres/2006/05/11/03005-20060511ARTLIT90259-napoleon_blanchi.php

[4] On pourrait ajouter que les Italiens et les Polonais immigrés en France dans les années trente, originaires de pays qui n’étaient pas des colonies, n’ont sans doute pas franchement eu le sentiment de bénéficier d’un « privilège blanc », pour ne pas parler des Juifs français et étrangers entre 1940 et 1945.

[5] Pierre-André Taguieff, L’imposture décoloniale, Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Ed. de l’Observatoire, 2020.

[6]Ce à quoi il parvient en partie : Dès 2008, B. Obama a été présenté par les médias comme le premier président « noir » des États-Unis. C’est vrai du point de vue américain, mais faux du point de vue français, où il existe une catégorie intermédiaire, celle des métis, à laquelle Obama appartient précisément. L’heure étant au manichéisme, il n’est cependant plus possible d’être autre chose que « blanc » ou « noir ». Notons, de surcroît, que la conception américaine est d’origine authentiquement raciste : la moindre ascendance noire fait de la personne concernée un Noir, quelle que soit sa couleur de peau, selon la one-drop rule : Une goûte de sang suffit pour être considéré comme corrompu et relégué à ce titre au rang d’inférieur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A8gle_de_l%27unique_goutte_de_sang

[7] Le lien colonial est toujours ambivalent, et il varie grandement selon que l’on étudie telle métropole, telle colonie, tel groupe, tel individu, telle période ou tel domaine.

[8] Il s’agit du livre d’Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État Colonial, Paris, Fayard, 2005.

[9] Taguieff, op.cit, page 155.

[10] Taguieff rappelle dans son livre la critique déjà ancienne de J-F Bayart à propos des postcolonial studies, « très largement superflues », « faiblement heuristiques » et tendant à « réifier le legs colonial, à en faire une essence » (page 214).

[11] Ainsi, comme le note Taguieff, l’idée d’un racisme anti-blanc devient-elle une impossibilité conceptuelle.

Source: Les Crises

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