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Au Royaume-Uni, l'ampleur de la pandémie terrasse la parole politique

Plus de 100 000 morts... Le Royaume-Uni a enregistré un triste record cette semaine : il a été le premier pays européen à franchir ce sinistre seuil. Un chiffre qui en outre est sans doute sous estimé, tout comme dans les autres pays, dès lors qu'il ne prend en compte que les décès directement attribuables au Covid-19. 

Une statistique froide que le Premier ministre britannique Boris Johnson a dû annoncer lors de sa traditionnelle conférence de presse consacrée à la pandémie. Nous sommes le 26 janvier 2021. 

Il est difficile d'exprimer le chagrin que contient cette sombre statistique.

"Les années de vie perdues, les réunions de famille manquées et, pour beaucoup, les occasions manquées de dire au revoir à un proche", a-t-il regretté. Un discours de vérité qu'il ne pouvait éluder tant le désastre est patent outre-Manche où le NHS, le système de santé, apparaît débordé par l'ampleur de l'épidémie. 

Prière ou pénitence ?

Et c'est un Boris Johnson assez inhabituel que nous présente cette photo de Justin Tallis, photographe de l'Agence France Presse au Royaume-Uni. Lui que l'on a connu flamboyant, cheveux en bataille et regard narquois, tout au long des négociations pour le Brexit par exemple, le voilà abattu, comme écrasé par la honte ou l'échec. Le voilà qui s'incline face aux Britanniques, face à une situation qui s'impose, comme recueilli face à la douleur de ceux qui ont perdu un proche, en posture de prière voire de pénitence. 

Un cadre serré, un visage caché mais le Premier ministre britannique est pourtant reconnaissable sans hésitation et le sens de sa posture se décrypte aussi en un regard. Un cliché sobre mais puissamment efficace. Cruel aussi sans doute.  

"Il n'y a rien de plus ennuyeux pour un journaliste d'actualité que de couvrir une conférence de presse, explique Dimitri Beck, directeur de la photographie au magazine Polka. Il faut attraper l'instant qui va symboliser métaphoriquement le discours et le moment. Et cette photo est particulièrement intéressante car non seulement elle remplit ces critères mais elle a aussi _une portée qui dépasse l'événement_." 

Elle contient en effet à la fois le discours, le message principal – l'heure est grave – mais dit autre chose aussi de la posture politique – le politique apparaît démuni. Il est évident que le Premier ministre britannique annonce une catastrophe à ses concitoyens, qu'elle concerne la pandémie et que cette nouvelle l'écrase. "Il semble abattu, dépité, presque résigné et dépassé par les événements. Il incarne l'échec de son gouvernement." Boris Johnson a d'ailleurs endossé la responsabilité de ce triste bilan. "Je suis profondément désolé pour chaque vie perdue, a-t-il notamment déclaré, et bien sûr, en tant que Premier ministre, j'assume l'entière responsabilité de tout ce que le gouvernement a fait."

L'impuissance du politique face au virus

"Il aurait pu adopter une posture churchillienne, du sang et des larmes dans la bataille", commente Dimitri Beck. Et pourtant...

Il apparaît comme tout l'inverse de Churchill, penaud, comme pris en faute, comme s'il regardait ses godasses.

Au-delà du moment, le photographe capte aussien effet l'impuissance plus large du politique face à la pandémie. 

"Le choix du cadre ajoute à la force de l'instant saisi", précise le directeur de la photo de Polka. "Cadre serré sur un Premier ministre avachi, appuyé lourdement sur un pupitre, comme pour incarner – et c'est la force de la métaphore – le poids, la lourdeur de cette annonce. Une coiffure toujours en bataille, et cette bataille c'est celle contre le Covid, ajoute-t-il dans un sourire. Les deux drapeaux, l'Union Jack, à l'arrière-plan ont été floutés. Mais ils cadrent pourtant l'image et apparaissent suffisamment pour que l'on sache où l'on est. Le choix du photographe permet de concentrer l'attention sur le personnage principal, de le détacher, de créer un relief. C'est  son attitude qui nous importe. Des drapeaux plus nets n'apporteraient pas davantage d'information."  

La flamboyance du Royaume-Uni, sa grandeur exaltée lors des échanges sur le Brexit, semble aussi s'effacer devant le drame, une puissance plus floue elle aussi. On sait à quel point la mise en scène des drapeaux pour affirmer la force de leur nation compte lors des allocutions des dirigeants, quels qu'ils soient. Le Hongrois Viktor Orban les ressort régulièrement en un mur lors d'allocutions importantes.

Le Premier ministre hongrois Viktor Orban lors d'une conférence de presse consacrée aux migrants en février 2016 avant un referendum sur les quotas de migrants
Le Premier ministre hongrois Viktor Orban lors d'une conférence de presse consacrée aux migrants en février 2016 avant un referendum sur les quotas de migrants Crédits : Attila Kisbenedek - AFP

L'urgence

Et puis nous avons, en cadrage horizontal, ce liseré, ce bandeau rayé jaune et rouge qui borde le pupitre, "comme ceux que l'on retrouve sur les véhicules du NHS, note Dimitri Beck. C'est une urgence médicale catastrophique." 

Des ambulances du NHS sur le parking du centre d'exposition dans l'est de Londres qui allait être transformé en hôpital de campagne en mars 2020 lors de la 1ère vague de la pandémie de coronavirus
Des ambulances du NHS sur le parking du centre d'exposition dans l'est de Londres qui allait être transformé en hôpital de campagne en mars 2020 lors de la 1ère vague de la pandémie de coronavirus Crédits : Glyn Kirk - AFP

On pourrait aussi imaginer ces rubans qui délimitent une scène de crime et qu'il ne faut pas franchir... Avec la pandémie, les limites ont depuis longtemps été franchies, sans que nul ne sache jusqu'où elles seront repoussées. Au printemps dernier, le gouvernement britannique estimait que s'il pouvait contenir le nombre de morts à 20 000 – ce qu'il espérait alors comme raisonnable – il ne s'en serait pas trop mal tiré. Le voilà en proie à des chiffres cinq fois supérieurs. 

Dans la série prise par Justin Tallis, le même instant est cadré plus large. Si l'on dézoome, le lieu apparaît. Les boiseries de Downing Street, les messages, ce trio de messages déclinés et répétés par les autorités gouvernementales et sanitaires britanniques. "Stay home" (restez chez vous), "Protect the NHS" (protégez notre système de santé), "Save lives" (sauvez des vies). 

Boris Johnson, le Premier ministre britannique, lors d'une conférence de presse virtuelle au 10 Downing Street, alors que le nombre de morts dus au coronavirus a dépassé les 100 000 en Grande Bretagne
Boris Johnson, le Premier ministre britannique, lors d'une conférence de presse virtuelle au 10 Downing Street, alors que le nombre de morts dus au coronavirus a dépassé les 100 000 en Grande Bretagne Crédits : Justin Tallis - AFP

Et au-dessus de ces messages, de ces slogans, un dirigeant comme suppliant, délivrant une supplique muette. Un Boris Johnson que l'on connaît brillant orateur, sans voix au-dessus de ces injonctions, comme si la pandémie obligeait à l'humilité de se taire, comme si les mots, apanage du politique en conférence de presse, étaient désormais impuissants. Remplacés par des slogans. Que dire en effet sauf à admettre en silence son impuissance? "Sa culpabilité aussi", ajoute Dimitri Beck, qui se souvient que le retard pris par le gouvernement britannique à confiner au printemps dernier puis à reconfiner cette année est pointé comme l'une des raisons d'une telle hécatombe. 

"Ce n'est sans doute pas intentionnel de la part de Boris Johnson, que d'arborer une posture d'échec, ajoute Dimitri Beck, mais c'est la réussite d'une telle photo que de capter ce message subliminal et inconscient, et de nous le donner à voir."  Dans l'image dézoomée, la porte ouverte entre aussi dans le cadre. Pour désigner la sortie, alors que l'opposition n'a pas manqué d'appeler à la démission du gouvernement ? 

De Nosferatu et de poissons

"On pourrait presque entrer dans une dimension fantastique, nous dit Dimitri Beck. Imaginer, fantasmer que ce personnage est aspiré dans une autre dimension, avec les âmes damnées... Une porte ouverte vers le purgatoire. D'ailleurs les drapeaux dessinent deux ailes dans son dos. Parfait pour la route vers le purgatoire !" Une dimension nosferatienne qui n'a pas échappé à certains caricaturistes, dont Peter Brookes, du Times.

C'est une pierre tombale sur laquelle se penche le Premier ministre britannique. 100 000 morts dont le dessin le rend responsable. On remarquera que sa caricature, comme l'original, ne porte pas de masque.   

Un petit détail saute aussi aux yeux de Dimitri Beck : la cravate, un peu incongrue avec ses motifs de petits poissons. Il préfère en sourire. "Vraiment décalée... Nous avons un Premier ministre sous l'eau face à la pandémie." Cette cravate, le Premier ministre aime à l'arborer depuis la conclusion de l'accord de Brexit. Il semble en avoir une série de plusieurs couleurs. la première fois qu'elle a vraiment été remarquée, ce fut le 24 décembre 2020, lors de l'annonce du deal, pour montrer que la Grande-Bretagne retrouvait l'accès à ses eaux territoriales et sa souveraineté.

Mais le contexte a changé... Et l'heure n'est plus à se glorifier. Changement brutal même. En moins d'un mois, le décor de cette conférence de presse – qui permet de faire un point régulier sur la pandémie – comme la posture sont devenus plus dramatiques, se sont chargés de gravité.  

Nous sommes le 30 décembre lors d'une autre conférence de presse consacrée à la pandémie. Le pupitre est moins anxiogène, la posture plus résolue
Nous sommes le 30 décembre lors d'une autre conférence de presse consacrée à la pandémie. Le pupitre est moins anxiogène, la posture plus résolue Crédits : Heathcliff O'Malley - AFP

Nous sommes là le 30 décembre 2020, le pupitre arbore des messages plus "soft" et déclinés de manière presque ludique : se laver les mains, porter un masque, respecter une distance physique... Les pictogrammes d'un bleu peu agressif donnent aussi moins de poids et d'urgence aux messages. Longtemps, trop longtemps disent ses détracteurs, Boris Johnson a en effet rechigné à contraindre ses concitoyens, à les confiner, à fermer les lieux publics et les frontières.

L'arme secrète

La photo du 26 janvier, d'un Premier ministre en piteuse posture en rappelle, par contraste, d'autres à Dimitri Beck. "Je me souviens de celle où il tenait une fiole de vaccin entre ses deux doigts. Un liquide plus précieux que l'or. ll portait une blouse blanche, avait de la malice dans le regard et un léger sourire..." Cette photo, prise lors d'une visite d'un site de production du vaccin Oxford/AstraZeneca fin novembre dans le nord du Pays de Galles, le compte du Premier ministre l'a d'ailleurs mise récemment à l'honneur. 

Il était là comme un héros en possession d'une arme secrète. D'ailleurs, les Britanniques ont gagné la bataille médiatique de la vaccination.

Avant de reconnaître la validité de ce vaccin "britannique", "ils avaient en effet été les premiers à lancer leur campagne de vaccination, dès le 8 décembre, avec celui de Pfizer BioNTech devant les caméras du monde entier". "Boris Johnson, conclut Dimitri Beck, pouvait alors apparaître comme un héros, churchillien dans sa réussite. Mais un mois et demi plus tard, il semble au pied du mur, apparaît abattu face à son peuple, replié sur lui-même." Au-delà, peut-être porte-t-il aussi toute la honte et les limites des dirigeants de la planète face à un virus qui se joue de tous les pronostics et échappe aux stratégies politiques les plus élaborées. Quant à la guerre, elle se poursuit, à celle contre le virus, s'ajoute désormais la bataille entre Etats pour l'accès aux précieuses fioles de vaccins. Et il semble bien que là, le Premier ministre britannique ait une longueur d'avance sur ses pairs.

Source: France Culture

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