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Femmes « gilets jaunes » en première ligne

Les observateurs du mouvement des « gilets jaunes » soulignent assez unanimement que les femmes y furent et y sont encore très présentes. « Il y avait presque autant de femmes que d’hommes, alors même que, d’habitude, dans les activités publiques, ce sont les hommes qui sont placés sur le devant de la scène, particulièrement en milieu rural », remarque Benoît Coquard, un sociologue qui a enquêté le 17 novembre 2018 sur des ronds-points ruraux de la région dijonnaise (1). Dans le département du Var, où se déroule notre propre enquête, ce même constat s’impose : aussi nombreuses que les hommes, du moins au départ, elles ont été à l’initiative de beaucoup de rassemblements. Ce sont des femmes « gilets jaunes » qui ont pris en charge la tenue de cahiers de doléances à Toulon, après que la mairie eut déclaré ne pas vouloir s’en charger ; ce sont encore elles qui ont monté et largement animé les ateliers constitutionnels à Hyères ou à Toulon. À l’origine de l’initiative de l’« opération Brégançon » de décembre 2018, lors de laquelle une quarantaine de « gilets jaunes » ont tenté de pénétrer dans la résidence d’été des présidents, on trouve également deux employées de la fonction publique territoriale.

Si on s’en tient à l’arithmétique, il n’est guère étonnant de voir les femmes, au sein du mouvement, réclamer en nombre une hausse du pouvoir d’achat. D’après les enquêtes, encore préliminaires, qui tentent de dresser le portrait des personnes mobilisées, le gros des troupes est formé d’ouvriers et d’employés (près de 60 % pour ces deux catégories sociales confondues) (2). Or, la moitié du salariat d’exécution français a le visage d’une femme. Bien que minoritaires, les petits chefs d’entreprise familiale « gilets jaunes » se comptent dans des proportions plus importantes, parmi les manifestants en chasuble, que dans le reste de la population. Mais ceux qu’on croise sur les lieux où sont menées les actions de protestation connaissent, ou ont connu, la peur du dépôt de bilan. Ayant rarement poursuivi leurs études au-delà du bac, la plupart des « gilets jaunes » vivent juste au-dessus du seuil de pauvreté.

Dans l’incapacité de reporter sur leur conjoint, ou d’autres femmes, le poids écrasant des tâches domestiques, elles acceptent des temps partiels

C’est bien cette difficulté « à joindre les deux bouts » qui constitue le dénominateur commun du mouvement, le sentiment partagé que leurs conditions de vie se sont détériorées, les plaçant dans une situation de vulnérabilité ressentie comme injuste. Là encore, les femmes sont placées aux premières loges de la précarité économique. À niveau de diplôme égal, l’écart des salaires moyens entre hommes et femmes varie de 30 à 45 % (3). Pour les plus pauvres d’entre elles, ce handicap peut confiner à l’exercice de survie. Dans l’incapacité de reporter sur leur conjoint, ou sur d’autres femmes, le poids écrasant des tâches domestiques, elles acceptent des temps partiels ou quittent leur travail après la naissance du premier enfant. Alors que la maternité n’a guère d’incidence sur la fiche de paie des 5 % des salariées les mieux rémunérées, la chute de revenus s’élève à 38 % pour les 5 % de leurs consœurs les moins fortunées (4).

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Aurore Valade ///// « La lutte, c’est la sollicitude » : Inma et Concepción. De la série « Digo yo », pour le programme Mirador Usera du centre Intermediæ à Madrid, 2019

Selon les données publiées par Eurostat, le pourcentage de travailleuses pauvres en France (c’est-à-dire dont les revenus sont inférieurs à 60 % du revenu médian) est passé de 5,6 % de la population en 2006 à 7,3 % en 2017. Les professions du nettoyage ou des services à la personne (5), par ailleurs dépourvues de tradition syndicale, sont particulièrement concernées par le phénomène (6). Logiquement, une place subalterne sur le marché du travail se reporte sur le niveau des pensions de retraite, en moyenne de 40 % plus élevées pour les hommes. Retraitées, aides à domicile, assistantes maternelles, assistantes de vie, aides-soignantes ont ainsi fourni une part significative des effectifs de « gilets jaunes ».

Un puissant combustible

Au-delà de ces chiffres, l’histoire montre que les femmes ont souvent été aux avant-postes du combat sans cesse renouvelé pour « finir les fins de mois ». Ce qui nous renvoie à tout un imaginaire symbolisé par la marche des femmes parisiennes sur Versailles le 5 octobre 1789 pour réclamer du pain au souverain et plus généralement à l’image d’Épinal de la femme du peuple prenant la tête des émeutes de subsistance, qu’elle revête les vêtements hideux de la pétroleuse de la Commune ou se drape des oripeaux de « la liberté guidant le peuple » en 1830. À cet égard, et moins éloignées dans le temps, les manifestations concernant la procréation et la manipulation du vivant, la santé et des pollutions mobilisent largement les femmes. Il s’agit, en effet, de préoccupations auxquelles elles sont culturellement assignées ou bien de domaines de l’existence dont elles revendiquent la maîtrise (le fameux « notre corps nous appartient » des féministes luttant pour le droit à l’avortement).

L’expérience directe et quotidienne de la précarité a été un puissant combustible. « Chacun a son histoire, toujours très compliquée », écrit Florence Aubenas au terme d’une enquête par immersion dans les premières semaines du mouvement, mais elles sont toutes fondamentalement similaires, un enchevêtrement de problèmes d’administration, de santé et de conditions de travail. En soi, chaque élément semble logique, voire acceptable, mais, mis bout à bout, ils finissent par créer une machine à écraser infernale (7). » Sur les ronds-points, nous avons retrouvé cette dimension épiphanique d’une parole qui se libère. Surgit dans l’espace public ce qui restait dans la sphère privée parce que vécu comme honteux : remplir le Caddie, acheter des vêtements aux enfants qui grandissent trop vite, prévoir des semaines à l’avance une sortie au cinéma. Une jeune mère raconte comment elle se débat seule pour tenter — sans succès car l’imagination a des limites — d’offrir à ses deux enfants de 6 et 11 ans « un vrai repas tous les soirs et pas toujours des raviolis en boîte ». La détermination froide qu’elle met à assurer la survie des siens tutoie un profond désespoir.

Aucun espoir de mobilité sociale ne console des privations, vécues désormais comme vaines puisque sans fin

Il ne s’agit plus de « se sacrifier pour ses enfants », comme longtemps ce fut le cas dans les classes populaires. Aucun espoir de mobilité sociale ne console des privations, vécues désormais comme vaines puisque sans fin. Les jeunes mères interrogées égrènent les humiliations subies à l’école, les rappels à l’ordre et la relégation dont leurs enfants pâtissent dès le primaire. Parmi celles dont les enfants sont en situation de trouver un emploi, sans qualifications ou très peu qualifiés, beaucoup se scandalisent qu’ils soient condamnés au statut de travailleur pauvre et précaire s’ils parviennent à sortir du chômage. Au regard de ce désespoir, on comprend mieux pourquoi les femmes, nous semble-t-il, plus que les hommes, ont une conscience tragique de leur situation, qui les amène à répéter à l’envie : « On n’a rien à perdre », et, partant, à s’engager corps et âme dans un soulèvement qui a ouvert un temps une brèche dans leur destin.

On le sait pourtant : il n’existe aucun lien mécanique entre la détresse économique et l’entrée dans la lutte. Au contraire, les bonnes raisons de se révolter constituent souvent des obstacles au militantisme, notamment pour les femmes : le poids des tâches domestiques, encore, les éloigne des salles de réunion, les salariées d’exécution à temps partiel croisent rarement des délégués du personnel. Celles qui s’engagent, souvent nombreuses en dépit de ces barrières, se trouvent plutôt cantonnées au rôle de « petites mains », alors que leurs homologues masculins accèdent plus facilement aux responsabilités (les lois ordinaires du sexisme ne s’arrêtant pas aux portes des organisations (8).

Les porteuses de chasuble ne se contentent pas de photocopier et distribuer des tracts, elles les rédigent

Or le mouvement des « gilets jaunes » semble défier quelques pronostics sociologiques. D’après nos observations sur le terrain varois, les porteuses de chasuble prennent la parole et animent les discussions ; elles ne se contentent pas de photocopier et distribuer les tracts, elles les rédigent. Même si on n’échappe pas à quelques grands classiques : nettoyer les cabanes, préparer les repas (hormis bien entendu le barbecue, domaine traditionnellement réservé aux hommes), surveiller les enfants — nombreux —, aux débuts du mouvement, à accompagner leurs mères sur les occupations et en manifestation demeure l’apanage du sexe féminin. L’équivalent de la « double journée » se voit ainsi transposé dans le domaine de la lutte collective.

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Aurore Valade ///// « Qui paie les pots cassés ? » : Gema. De la série « Digo yo », pour le programme Mirador Usera du centre Intermediæ Matadero à Madrid, 2019

On peut avancer deux hypothèses pour expliquer que le rôle moteur des femmes dans ce mouvement : d’une part, la lutte des « gilets jaunes » se situant hors de l’univers du travail et à distance des syndicats, les micros et les caméras se sont tournés davantage vers les participants de base, et donc les participantes. D’autre part, prendre la parole et l’initiative s’avère certainement plus facile aux femmes « gilets jaunes » qu’à d’autres militantes, dans la mesure où leurs camarades masculins sont aussi éloignés de la politique qu’elles le sont elles-mêmes (pensons, à l’inverse, aux grands lecteurs de la presse quotidienne nationale, souvent des hommes diplômés de l’enseignement supérieur, qui expriment spontanément leur opinion sur la « marche du monde », quand leur compagne préfère parfois la garder pour elle).

Marches de femmes

À mesure que la répression se durcit, les femmes désertent les manifestations. La peur du Flash-Ball ne fait qu’accélérer la mise en retrait du mouvement des personnes en emploi ou de celles ayant des proches à charge. Certaines « gilets jaunes » cependant, moins nombreuses, se radicalisent et intensifient leur participation. Plus encore, et à compter du 6 janvier 2019, le désir de retourner l’image d’un mouvement de casseurs véhiculée par les médias débouche sur la tenue de manifestations non mixtes. Ces marches se déroulent généralement le dimanche, comme à Toulon à partir du 3 février 2019. Tout en dénonçant les violences policières, les slogans conjuguent l’injustice sociale au féminin : inégalités de rémunération, calcul des droits à la retraite (qui pénalise celles qui ont interrompu leur carrière pour élever les enfants), absence de prise en charge des violences faites aux femmes par l’État au-delà des effets d’annonce.

En septembre 2019, le gouvernement promet la mise en place d’un dispositif protégeant les parents isolés du risque d’impayé des pensions alimentaires : près d’un an après le début du mouvement, le gouvernement semble prendre conscience que la moitié des « gilets jaunes » étaient des femmes, et que, s’il désirait ne pas les revoir dans la rue, il conviendrait d’accéder à leurs revendications. Pas sûr qu’après avoir participé à un tel mouvement, ces dernières n’y aient pas pris goût.

Olivier Fillieule

Professeur de sociologie politique à l’université de Lausanne.

Source: Le Monde Diplo

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