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La politique de l’eau dans les mains d’un monopole privé

S’il fallait une illustration des menaces et des risques que fait peser la constitution d’un « géant mondial de l’eau » sur la politique de l’eau en France, Veolia l’a fournie sans attendre fin mai. Un premier aperçu de sa façon d’imposer sa loi, ses vues, ses méthodes, a été donné à l’occasion de la discussion sur le renouvellement du contrat des eaux de l’Île-de-France.

« Ce qui s’est passé au Sedif [syndicats des eaux d’Île de France – ndlr] est inimaginable. Cela donne la mesure du sentiment d’impunité chez Veolia. Ce groupe avait déjà une culture du rapport de force et de domination. Maintenant, il ne se sent plus tenu par rien, même pas de respecter les formes. Cela promet pour la suite… », commente un connaisseur du dossier.

Le contrat du Sedif est le plus important contrat de délégation d’un service d’eau en Europe : il porte sur la fourniture et la distribution d’eau pour plus de 12 millions de Franciliens, dans 134 communes de la région. C’est le contrat mythique du groupe en France, celui que Guy Dejouany (PDG de la Générale des eaux de 1976 à 1996) regardait quasiment tous les jours : à lui seul, il représente 400 millions d’euros de chiffre d’affaires par an.

Usine de traitement des eaux de Méry-sur-Oise, dépendante du Sedif. © Joël Saget / AFP Usine de traitement des eaux de Méry-sur-Oise, dépendante du Sedif. © Joël Saget / AFP
Délégataire unique de ce contrat depuis plus de quarante ans, Veolia vivait sous la menace d’en perdre une partie lors de la procédure de renouvellement en 2022. L’inoxydable André Santini, président du Sedif, avait annoncé à plusieurs reprises son intention de casser le modèle de contrat unique et de procéder à l’attribution du marché, soit par allotissement, en confiant notamment la gestion des trois grandes usines d’eau potable à plusieurs délégataires, soit en séparant le marché de la fourniture d’eau et celui de la distribution, afin de favoriser la concurrence.

Le dispositif annoncé de longue date semblait arrêté. Mais, le 27 mai, à la surprise générale, les élus du Sedif ont changé de pied. Confirmant à 90 % leur volonté de laisser la gestion à un délégataire privé, ils ont aussi décidé finalement, à 60 %, que le contrat resterait attribué à un délégataire unique. Ils ont même opté pour une accélération du dépôt des appels d’offres. Sans attendre la fin de l’année ou le début de l’année prochaine, comme prévu initialement, celui-ci se fera pendant l’été, au moment où Suez, en pleine opération de dépeçage, est quasiment neutralisé.

En un mot, avant même que la partie n’ait commencé, les jeux sont faits : Veolia est assuré d’obtenir le renouvellement de sa concession.

De nombreuses rumeurs circulent autour de ce revirement et de la mise en échec inattendue d’André Santini. Un homme est souvent désigné pour avoir joué un rôle clé dans une décision qui favorise ouvertement Veolia : le sénateur (LR) du Val-de-Marne et ancien vice-président du Sedif, Christian Cambon.

Les associations écologiques le connaissent de longue date. Bien que spécialiste de la défense, il lui arrive aussi de déposer des amendements opportuns visant à préserver les intérêts des géants privés de l’eau, comme le racontent Jean-Claude Oliva et Emmanuel Poilane dans leur dernier ouvrage, Coupures d’eau.

 « Je n’ai pas “pesé” dans cette décision, j’ai simplement fait part de mon expérience d’ancien vice-président du Sedif et de maire, ce qui a pu influencer les délégués du Sedif nouvellement élus. Je ne vote plus au bureau et ne participe pas à la commission chargée de l’appel d’offres », nous a-t-il écrit en réponse à nos questions.

Christian Cambon justifie ainsi sa préférence pour un délégataire unique. « J’ai toujours milité pour une vraie concurrence, dans sa stricte application du code des marchés, en contradiction avec l’allotissement qui consiste à “organiser la concurrence” (!), en confiant à deux ou plusieurs des parts de marché, et donc, évidemment, des ententes possibles entre eux. À qui fera-t-on croire que les groupes français bien connus (Veolia Suez, Saur) n’auraient pas la surface financière pour répondre à la totalité du contrat ? Que la concurrence joue à plein ! Qu’ils se battent pour le seul bénéfice des usagers sur le prix du m³, la qualité et la sécurité de l’eau potable distribuée. »

Une eau si pure qu’elle n’est pas potable

Le bénéfice des usagers du Sedif est censé se matérialiser par une eau plus pure, sans chlore, sans calcaire, selon la communication du syndicat des eaux. Veolia lui a vendu la technologie de l’osmose inversée à basse pression, utilisée notamment dans les usines de dessalement d’eau de mer. L’investissement représente au bas mot 1,5 milliard d’euros. « C’est un projet mensonger, dépassé, coûteux, contraire aux besoins des usagers et à la préservation de notre planète », dénoncent plusieurs associations écologiques et de consommateurs.

Ancien directeur général adjoint de la régie Eau de Paris, François Leblanc se fait encore plus critique : cette eau si pure n’est pas potable !, explique-t-il. « Ce projet impactera les services de l’eau de l’ensemble de la région parisienne. En effet, dans la mesure où l’eau pure n’est pas potable, il sera nécessaire de mélanger l’eau produite à une autre source avant d’être distribuée. Par ailleurs, cette eau très particulière pourra créer des problèmes au niveau des réseaux. Enfin, l’eau produite, dépourvue de chlore, pourra difficilement être offerte en secours à d’autres opérateurs en cas de difficulté », a-t-il déclaré devant la commission d’enquête de la commission parlementaire.

C’est une concession à perpétuité qu’est en train de décrocher Veolia. Car en s’engageant dans des choix technologiques lourds et onéreux, la région va se retrouver pieds et poings liés à son concessionnaire pour des décennies. Pour quel bénéfice pour les Franciliens ? Déjà, le Sedif a prévenu qu’il y aurait des augmentations de prix. « Quelques centimes par mètre cube », a-t-il dit. Un centime par mètre cube dans ce contrat francilien, c’est deux millions d’euros de plus pour Veolia, selon nos informations. Un jackpot assuré et accepté sans sourciller par les élus, en toute discrétion.

On avait un oligopole dans le secteur de l’eau. On se retrouve avec un monopole privé

Raymond Avrillier, ancien élu écologiste de la ville de Grenoble

Cela a été un des éléments les plus frappants de la bataille entre Suez et Veolia : le silence, le silence assourdissant des élus locaux. Au-delà de quelques communiqués de principe, ils ne se sont pas inquiétés publiquement des répercussions que cette opération pourrait avoir sur la politique de l’eau, les consommateurs, les services de leur ville. Pas une seule fois, l’association des maires de France n’a demandé des explications ou des engagements. Comme si tout cela ne les concernait pas. Pour bon nombre d’entre eux, il s’agit pourtant de groupes qui assurent le service le plus essentiel, le plus vital d’une collectivité : l’eau.

« On leur a fait passer le message que cela ne changerait rien pour eux, que leur contrat ne bougerait pas, dit un connaisseur du dossier. Et puis, vous connaissez les relations entre les élus et les groupes d’eau… »

En promettant de revendre Suez Eau France tout de suite après avoir pris le contrôle de son rival, Veolia dit avoir réglé tous les problèmes de concurrence. Dès octobre, le groupe assurait que l’examen devant les services européens de la concurrence ne serait qu’une formalité. Il espère d’ailleurs boucler toute l’opération au 1er décembre.

Il est vrai qu’il s’est adjoint des avocats et des conseillers qui connaissent tous les couloirs de Bruxelles. L’un d’entre eux notamment est réputé pour avoir ses entrées à la direction européenne de la concurrence et être capable d’obtenir des merveilles : Me Patrice Gassenbach. Contacté, celui-ci nous a répondu qu’« il ne discutait jamais des dossiers de ses clients ».

 Sur le papier, il existe une concurrence entre gestion publique et gestion privée et entre les différents groupes d’eau. 70 % des communes en France gèrent leur service d’eau directement en régie, et 30 % font appel à des groupes privés. Mais à regarder de plus près, ces statistiques cachent la déformation du territoire, de la situation. Au public, toutes les petites communes, les zones délaissées, celles qui ne rapportent rien. Au privé, toutes les grandes métropoles – à l’exception de Paris qui a remunicipalisé son eau –, les grandes communautés de communes ou agglomérations qui permettent de gagner de l’argent.

 Avec 30 % du marché de l’eau officiellement, les groupes privés assurent les services d’eau et d’assainissement de plus de 52 % de la population du pays. Veolia détenait jusqu’alors la part du lion, avec plus de 50 % du marché, Suez quelque 40 %, laissant à la Saur, le troisième acteur, quelques miettes.

« On avait un oligopole privé dans le secteur de l’eau. Maintenant, on se retrouve dans une situation de monopole privé dans l’eau, l’assainissement et les déchets. Au nom de la concurrence, on nous oblige à démanteler les monopoles de service public qui répondent à l’intérêt général. Mais cela ne leur pose aucun problème de soutenir la création d’un monopole privé, y compris dans un domaine aussi essentiel que l’eau », analyse Raymond Avrillier.

Ancien élu écologiste de Grenoble, il a été à l’origine du combat contre la Lyonnaise des eaux dans les années 1990 et contre toutes les dérives – corruption, financements occultes, explosion des prix de l’eau – qu’a entraînées la privatisation du secteur de l’eau en France à partir des années 1980. Il redoute aujourd’hui que les maigres acquis obtenus ces dernières années ne soient remis en cause à la suite du séisme provoqué par l’opération Suez-Veolia.

D’autant que tout le fragile édifice construit autour de la politique de l’eau est déjà en voie d’ébranlement. À commencer par la loi Sapin. Adoptée en 1993, elle a tenté de juguler la corruption et le financement politique liés aux concessions de services publics en encadrant leur attribution, leur durée, et en permettant le contrôle.

La mise en pièces de la politique publique de l’eau

« La loi Sapin, ce n’est pas la panacée qu’on veut bien dire. Elle n’a jamais prévu d’organiser un comparatif entre le public et le privé mais d’organiser la concurrence entre les groupes privés », relève Marc Laimé, conseiller spécialisé dans les politiques publiques de l’eau auprès des collectivités territoriales.

En dépit de tous les engagements, les groupes privés continuent d’avoir des pratiques hors du droit commun, pour leur plus grand profit. « Les services d’eau délégués au privé ne respectent pas le plan comptable général. Les groupes privés ont inventé leurs propres critères et rendent des comptes financiers qui ne correspondent en rien aux normes publiques. Ils continuent à avoir des technologies propriétaires, et garder les données. Ce qui empêche tout contrôle et surtout rend quasiment impossible tout changement, tout retour en régie publique. 84 % des contrats de concession sont reconduits avec le même délégataire lors des renouvellements », rappelle-t-il.

En dépit de toutes ces lacunes, la loi Sapin a permis pendant près de deux décennies d’encadrer les hausses de prix de l’eau, jusqu’alors exponentielles, et d’en finir avec certaines pratiques de corruption, notamment les droits d’entrée exorbitants exigés à chaque privatisation des services de l’eau, soulignent ses défenseurs. « On est revenu à des contrats industriels et non plus financiers », dit Raymond Avrillier, soulignant que cela a permis aux communes de réaliser de substantielles économies.

Cela explique pourquoi la loi Sapin reste un épouvantail pour les groupes privés. Ils tentent par tous les moyens de la contourner. Ainsi, une opportune directive européenne sur les concessions immédiatement transposée dans le droit français leur a donné un moyen de prolonger des concessions sans appel d’offres, sans contrôle, sans limite de temps, grâce aux avenants. Filon inépuisable qui peut être utilisé à chaque investissement, chaque opération de travaux, même si ceux-ci relèvent normalement de leurs obligations.

Mais ils ont désormais un autre argument décisif pour justifier un changement des règles et des cadres existants et reprendre la main : le changement climatique.

Crue de la Garonne à Marmande (Lot et Garonne) en février 2021. © Jerome Gilles / NurPhoto via AFP Crue de la Garonne à Marmande (Lot et Garonne) en février 2021. © Jerome Gilles / NurPhoto via AFP

Il n’y a pas que dans les pays du Sud ou en Californie que la question de l’eau est désormais un problème. En France, selon les spécialistes du secteur, la gestion de la ressource est appelée à devenir un enjeu essentiel. Déjà dans certains bassins, comme de l’Adour-Garonne, les alternances d’épisodes de sécheresse et d’inondations créent des stress intenses pour tout le domaine aquatique (rivières, nappes, lacs) et la biodiversité. Tous les équilibres aquatiques sont en risque.

« La question de la ressource en eau, de sa préservation, de sa qualité, de ses usages, des captages, du partage de l’eau va devenir centrale dans les années à venir », a prévenu Bertrand Camus, directeur général – sur le départ – de Suez, lors de son audition devant la commission d’enquête de l’Assemblée.

Lors des assises de l’eau en 2019, des chiffres très importants d’investissements nécessaires ont été avancés pour assurer la préservation de l’eau, la protection de sa qualité, son recyclage, la modification des usages. On parle de plusieurs centaines de milliards d’euros. La seule réparation des fuites dans tous les réseaux de canalisation, qui atteignent 20 % des volumes transportés (une situation dont les groupes privés se sont longtemps satisfaits), se chiffre à plusieurs dizaines de milliards d’euros. Parcimonieusement, le gouvernement a annoncé un plan de 300 millions d’euros pour rénover les réseaux.

Alors que l’urgence climatique impose des investissements considérables et immédiats, toute la politique publique de l’eau est placée sous le signe de l’économie. Là où il faudrait dépenser au moins 9 à 10 milliards d’euros par an pour réparer, moderniser, investir, préserver les domaines aquatiques, les réseaux, les équipements, les installations, les différents intervenants engagent péniblement 2 à 3 milliards.

« On a beaucoup perdu en matière de politique de l’eau ces dernières années », explique un ancien cadre de Suez. Tout ce qui avait été élaboré depuis les années 1960 pour assurer une politique publique de l’eau ambitieuse, permettant, à travers un maillage pointu du territoire, des services techniques compétents et une réglementation précise, d’assurer un suivi régulier, a été méthodiquement mis en pièces. Année après année, comme dans d’autres services publics, l’État s’est peu à peu dépouillé de ses compétences, au nom de la « bonne gestion ».

Mais le vrai coup de grâce cependant a été porté à partir de 2014. Comme avec le logement social, le gouvernement a fait le casse du siècle dans les six agences de l’eau, qui veillent par grands bassins hydrauliques sur les ressources en eau sur tout le territoire. Le ministère des finances a commencé à exiger chaque année un prélèvement sur toutes leurs réserves financières constituées par le biais de redevances payées sur les factures d’eau pour financer les opérations de protection, de dépollution de l’eau. Tous les ans, l’État a ainsi ponctionné entre 200 et 250 millions d’euros, soit plus de 10 % du budget de l’eau.

Avec le gouvernement d’Emmanuel Macron, la répression financière est allée encore plus loin. Estimant que les agences de l’eau ne sauraient avoir de richesses dormantes, une épargne de précaution, il a plafonné les montants financiers qu’elles peuvent conserver. Tout le reste doit aller au budget général. Toute l’architecture de la politique de l’eau bâtie sur le principe de « l’eau paie pour l’eau » est ainsi mise à bas. Tous les moyens publics sont ruinés.

La fuite en avant du tout technologique

En face, les groupes privés se sont empressés de combler le vide. Face à des collectivités locales désargentées et sans compétence, ils ont commencé à avancer leurs propositions. Étant désormais le seul à dominer toute la chaîne face à un Suez démembré, Veolia a bien l’intention d’imposer ses solutions. Elles sont univoques : la seule réponse à la question de la préservation de l’eau passe, selon lui, par les technologies, la numérisation, les équipements de plus en plus sophistiqués.

« Le risque est qu’on utilise la lutte pour le changement climatique, contre la pollution, comme un prétexte pour imposer des technologies, des équipements chers et inutiles, sans se poser toutes les questions nécessaires sur notre mode de vie, nos usages, nos méthodes de production. Cela commence avec les micro-particules dans l’eau pour imposer la technologie d’osmose inversée. Une technologie dont on n’a absolument pas besoin. Mais il se trouvera toujours quelque élu ou association pour en défendre le principe », relève Raymond Avrillier. Après des années de combat, l’ancien élu écologiste connaît sur le bout des doigts l’entrisme des groupes privés, leurs méthodes pour influencer les débats et les choix.

La fuite en avant du tout technologique porte en elle aussi la menace de piéger les collectivités locales, de les rendre totalement captives, et de rendre impossibles tout contrôle et tout retour vers des gestions publiques. Profitant de sa position de président de Bordeaux Metropole, le maire de Mérignac (PS) Alain Anziani a ainsi décidé de passer un avenant afin de reporter l’appel d’offres sur les services des eaux et d’assainissement gérés par l’intercommunalité. La raison invoquée était de mieux évaluer les besoins et les technologies. Cela a surtout été vu comme un moyen de couper l’herbe sous le pied de la nouvelle mairie écologiste de Bordeaux, qui a fait de la remunicipalisation des services d’eau de la ville un point clé de son programme électoral.

Ces choix vont fatalement se traduire dans le prix de l’eau. « Plus on modernise les réseaux, plus le prix de l’eau augmente, constate cet ancien cadre de Suez. Mais il y a des limites au-delà desquelles le tarif ne peut plus financer. En France, on n’est pas loin de cette limite. »

Très actif dans la défense de l’accès de l’eau aux plus précaires, Emmanuel Poilane, directeur de l’ONG Initiative Développement, mène depuis des années un combat contre les coupures d’eau imposées par les groupes privés en cas d’impayés. Cela l’a amené à traîner plusieurs fois Suez et Veolia devant les tribunaux et à l’emporter. « Veolia a été le pire des deux. Ils se sont battus bec et ongles pour obtenir gain de cause auprès de la justice. Il y a une violence hallucinante contre les usagers d’un service public indispensable. » Il redoute que sa position hégémonique n’avive encore la dureté de Veolia.

Mais du service public de l’eau, il n’en a pas été du tout question pendant toute la bataille Suez-Veolia, pas plus que de la politique de l’eau face au changement climatique, du rôle des pouvoirs publics et des collectivités locales, des moyens à mettre en œuvre, ou des changements à conduire. Il a juste été question de la naissance d’un « nouveau champion mondial de l’eau » et du « pognon de dingue » pour les actionnaires.

Source:Médiapart,

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